Comme il vous plaira/Traduction Guizot, 1863/Acte III

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Comme il vous plaira
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 4 (p. 255-278).
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ACTE TROISIÈME


Scène I

Appartement du palais.

Entrent FRÉDÉRIC, OLIVIER, SEIGNEURS et suite.

FRÉDÉRIC.—Quoi ! ne l’avoir point vu depuis ? Monsieur, monsieur, cela ne peut pas être ; et si la clémence ne dominait pas en moi, toi, présent, je n’irais pas chercher un objet absent pour ma vengeance : mais songes-y bien ; trouve ton frère, en quelque endroit qu’il soit ; cherche-le aux flambeaux ; je te donne un an pour me l’amener mort ou vif ; sinon ne reparais plus pour vivre sur notre territoire. Jusqu’à ce que tu puisses te justifier, par la bouche de ton frère, des soupçons que nous avons contre toi, nous saisissons dans nos mains les terres et tout ce que tu peux avoir de propriétés qui vaille la peine d’être saisi.

OLIVIER.—Oh ! si Votre Altesse pouvait lire dans mon cœur ! Jamais je n’aimai mon frère de ma vie.

FRÉDÉRIC.—Tu n’en es qu’un plus grand scélérat.—Allons, qu’on le mette à la porte, et que mes officiers chargés de ces affaires procèdent à l’estimation de sa maison et de ses terres : qu’on le fasse sans délai, et qu’il tourne les talons.

(Ils sortent.)


Scène II

La forêt.

ORLANDO entre avec un panier à la main.

ORLANDO.—Restez-là suspendus, mes vers, pour attester mon amour, et toi, reine de la nuit, à la triple couronne, du haut de ta pâle sphère, abaisse tes chastes regards sur le nom de ta belle chasseresse, qui règne sur ma vie. O Rosalinde ! ces arbres seront mes tablettes, et je veux graver mes pensées sur leur écorce, afin que tous les yeux qui jetteront leurs regards sur cette forêt, rencontrent partout les témoignages de ta vertu. Cours, Orlando, grave sur chaque arbre : La belle, la chaste, l’inexprimable Rosalinde !

(Il sort.)

(Entrent Corin et le bouffon Touchstone.)

CORIN.—Et comment trouvez-vous cette vie de berger, monsieur Touchstone ?

TOUCHSTONE.—Franchement, berger, par elle-même, c’est une bonne vie ; mais en ce que c’est une vie de berger, c’est une pauvre vie. En ce qu’elle est solitaire, je l’aime beaucoup ; mais en ce qu’elle est retirée, c’est une misérable vie : ensuite, par rapport à ce qu’on la passe dans les champs, elle me plaît assez ; mais en ce qu’on ne la passe pas à la cour, elle est ennuyeuse. Comme vie frugale, voyez-vous, elle convient beaucoup à mon humeur ; mais en ce qu’il n’y a pas plus d’abondance, elle contrarie beaucoup mon estomac ; y a-t-il en toi un peu de philosophie, berger ?

CORIN.—Ce que j’en ai se borne à savoir que plus on est malade plus on est mal à son aise ; et que celui qui n’a ni argent, ni moyens, ni contentement, manque de trois bons amis ; que la propriété de la pluie est de mouiller, et celle du feu de brûler ; que les bons pâturages engraissent les brebis ; et qu’une des grandes causes de la nuit, c’est l’absence du soleil ; que celui qui n’a rien reçu de l’esprit, ni de la nature, ni de l’art, peut se plaindre d’avoir reçu une mauvaise éducation, ou vient d’une famille très-sotte.

TOUCHSTONE.—Un homme qui raisonne comme toi est un philosophe naturel. As-tu jamais vécu à la cour, berger ?

CORIN.—Non, vraiment.

TOUCHSTONE.—Alors, tu es damné.

CORIN.—Non pas, j’espère.

TOUCHSTONE.—Oh ! tu seras sûrement damné, comme un œuf qui n’est cuit que d’un côté[1].

CORIN.—Pour n’avoir pas été à la cour ? Dites-moi donc votre raison.

TOUCHSTONE.—Eh bien ! si tu n’as jamais été à la cour, tu n’as jamais vu les bonnes manières ; si tu n’as jamais vu les bonnes manières, alors tes manières sont nécessairement mauvaises ; et ce qui est mauvais est péché, et le péché mène à la damnation : tu es dans une situation dangereuse, berger.

CORIN.—Pas du tout, Touchstone : les belles manières de la cour sont aussi ridicules à la campagne que les usages de la campagne sont risibles à la cour. Vous m’avez dit qu’on ne se saluait pas à la cour, mais qu’on se baisait les mains. Cette courtoisie ne serait pas propre, si les courtisans étaient des bergers.

TOUCHSTONE.—Une preuve ; vite, allons, une preuve.

CORIN.—Eh bien ! nous touchons nos brebis à tout instant, et leur toison, vous le savez, est grasse.

TOUCHSTONE.—Eh bien ! les mains de nos courtisans ne suent-elles pas ? et la graisse de mouton n’est-elle pas aussi saine que la sueur de l’homme ? Mauvaise raison, mauvaise raison : une meilleure, allons.

CORIN.—En outre nos mains sont rudes.

TOUCHSTONE.—Eh bien ! vos lèvres ne les sentiront que plus tôt. Encore une mauvaise raison : allons, une autre plus solide.

CORIN.—Et elles sont souvent goudronnées avec les drogues de nos brebis ; et voudriez-vous que nous baisassions du goudron ? Les mains des courtisans sont parfumées de civette.

TOUCHSTONE.—Pauvre esprit ; tu n’es qu’une chair à vers, comparée à un bon morceau de viande. Allons, apprends du sage, et réfléchis ; la civette est d’une plus basse extraction que le goudron : la civette n’est que l’impure excrétion d’un chat. Trouve une meilleure preuve, berger.

CORIN.—Vous avez l’esprit trop raffiné pour moi : je veux me reposer.

TOUCHSTONE.—Tu veux te reposer, étant damné ? Dieu veuille t’éclairer, homme borné, car tu es bien ignorant ! Dieu veuille te faire une incision[2] ! Tu es bien novice.

CORIN.—Monsieur, je ne suis qu’un simple journalier ; je gagne ce que je mange, j’achète ce que je porte ; je ne dois de haine à personne, je n’envie le bonheur de personne ; je suis bien aise de la bonne fortune des autres, patient dans ma peine, et mon plus grand orgueil est de voir mes brebis paître, et mes agneaux téter.

TOUCHSTONE.—Voilà encore un autre péché d’imbécile dont vous vous rendez coupable, en élevant ensemble les brebis et les béliers, en vous offrant à gagner votre vie par l’accouplement du bétail, en servant d’entremetteur aux désirs du bélier qui a la sonnette au cou, et en prostituant la brebis d’un an à un vieux débauché de bélier aux cornes crochues, qui n’est point du tout raisonnablement son fait. Si tu n’es pas damné pour cela, c’est que le diable lui-même ne veut pas de bergers ; autrement, je ne vois pas comment tu pourrais échapper.

CORIN.—Voilà le jeune monsieur Ganymède, le frère de ma nouvelle maîtresse.


Scène III

ROSALINDE, TOUCHSTONE

ROSALINDE paraît, lisant un papier.

Depuis l’Orient jusqu’aux Indes-Occidentales,
Nul joyau n’égale Rosalinde,
Tous les vents portent sur leur ailes
Le mérite de Rosalinde dans tout l’univers.

Les portraits les plus parfaits
Sont noirs à côté de Rosalinde :
Ne pensons à d’autre beauté
Qu’à celle de Rosalinde.

TOUCHSTONE.—Je vous rimerai comme cela, pendant huit ans entiers, en exceptant cependant les heures du dîner, du souper et du sommeil : c’est précisément ainsi que riment les marchandes de beurre en allant au marché[3].

ROSALINDE.—Retire-toi, sot.

TOUCHSTONE.—Pour essayer.

Si un cerf a besoin d’une biche,
Qu’il cherche Rosalinde ;
Si la chatte court après le chat,
Ainsi fera Rosalinde.
Les vêtements d’hiver doivent être doublés,
Et de même la mince Rosalinde :
Ceux qui moissonnent doivent lier et mettre en gerbe
Et puis dans la charrette avec Rosalinde.
La plus douce noix a une écorce amère,
Cette noix, c’est Rosalinde.
Celui qui veut trouver une douce rose,
Trouve l’épine d’amour et Rosalinde.

C’est là la fausse allure des vers. Pourquoi vous empoisonner de pareille poésie ?

ROSALINDE.—Tais-toi, sot de fou, je les ai trouvés sur un arbre.

TOUCHSTONE.—Eh bien ! c’est un arbre qui produit de mauvais fruits.

ROSALINDE.—Je veux t’enter sur lui, et ce sera le greffer avec un néflier[4]. Ce sera le fruit le plus précoce du pays, car tu seras pourri avant d’être à demi mûr, et c’est la vertu du néflier.

TOUCHSTONE.—Vous avez prononcé ; mais si vous avez bien ou mal jugé, que la forêt en décide.

(Entre Célie, lisant un écrit.)

ROSALINDE.—Paix, voilà ma sœur qui vient, elle lit ; tiens-toi à l’écart.

CÉLIE, lisant un écrit en vers.

Pourquoi ce désert serait-il silencieux ?
Serait-ce par ce qu’il n’est pas habité ? Non ;
Je suspendrai à chaque arbre des langues
Qui parleront le langage des cités.
Les unes diront combien la courte vie de l’homme
Finit rapidement les erreurs de son pèlerinage,
Que l’espace d’une palme
Embrasse la somme de sa durée :
D’autres montreront les serments violés
Entre les cœurs de deux amis ;
Mais sur les plus beaux rameaux,
Ou à la fin de chaque sentence,
J’écrirai le nom de Rosalinde,
Et j’enseignerai à tous ceux qui me liront,
Que le ciel a voulu montrer en miniature
La quintessence de tous les esprits.
Le ciel ordonna donc à la nature
De rassembler toutes les grâces dans un seul corps :
Aussitôt la nature forma les joues de roses d’Hélène,
Mais sans son cœur ;
La majesté de Cléopâtre,
Ce qu’Atalante avait de plus précieux,
Et la modestie de la triste Lucrèce.
C’est ainsi que le conseil céleste décida
Que Rosalinde serait formée de plusieurs belles ;
Et que de plusieurs visages, de plusieurs yeux,
Et de plusieurs cœurs,
Elle ne posséderait que les traits les plus prisés.
Le ciel a voulu qu’elle ait tous ces dons,
Et que moi, je vive et meure son esclave.

ROSALINDE.—O bon Jupiter ! —Comment avez-vous pu fatiguer vos paroissiens d’une si ennuyeuse homélie d’amour, sans jamais crier : Prenez patience, bonnes gens !

CÉLIE.—Eh ! vous êtes là, espions ? Berger, retirez-vous un peu : et vous, drôle, suivez-le.

TOUCHSTONE.—Allons, berger, faisons une retraite honorable : si nous n’emportons sac et bagage, nous en avons du moins quelque chose[5].

(Corin et Touchstone sortent.)

CÉLIE.—As-tu entendu ces vers ?

ROSALINDE.—Oh ! oui, je les ai entendus, et plus encore : car quelques-uns d’eux avaient plus de pieds que les vers n’en doivent porter.

CÉLIE.—Peu importe ; les pieds pouvaient porter les vers.

ROSALINDE.—Oui ; mais les pieds étaient boiteux et ne pouvaient se supporter eux-mêmes sans les vers. Voilà pourquoi ils boitaient dans les vers.

CÉLIE.—Mais les as-tu entendus sans te demander comment ton nom se trouvait gravé sur ces arbres, et d’où y venaient ces vers ?

ROSALINDE.—J’avais déjà passé sept jours de surprise sur neuf avant que tu fusses venue ; car vois ce que j’ai trouvé sur un palmier[6] : on n’a jamais tant rimé sur mon compte depuis le temps de Pythagore, alors que j’étais un rat d’Irlande[7] ; ce dont je me souviens à peine.

CÉLIE.—Devineriez-vous qui a fait cela ?

ROSALINDE.—Est-ce un homme ?

CÉLIE.—Un homme ayant au cou une chaîne que vous avez portée jadis. Vous changez de couleur ?

ROSALINDE.—Qui, je t’en prie ?

CÉLIE.—O seigneur ! seigneur ! il est bien difficile que des amis se rencontrent ; mais les montagnes peuvent être déplacées par des tremblements de terre, et se retrouver.

ROSALINDE.—Mais, de grâce, qui est-ce ?

CÉLIE.—Est-il possible ?

ROSALINDE.—Oh ! je t’en prie maintenant avec la plus grande instance, dis-moi qui c’est.

CÉLIE.—O merveilleux, merveilleux, et très-merveilleusement merveilleux, et encore merveilleux au delà de toute espérance !

ROSALINDE.—O ma rougeur ! penses-tu, quoique je sois caparaçonnée comme un homme, que j’aie le pourpoint et le haut-de-chausses dans mon caractère ? Une minute de délai de plus est un voyage dans la mer du Sud. Je t’en prie, dis-moi qui c’est ? Promptement, et parle vite : je voudrais que tu fusses bègue, afin que le nom de cet homme caché pût échapper de ta bouche malgré toi, comme le vin sort d’une bouteille dont le col est étroit : trop à la fois ou rien du tout. Ote le liége qui te ferme la bouche, que je puisse boire ces nouvelles.

CÉLIE.—Tu pourrais donc mettre un homme dans ton ventre ?

ROSALINDE.—Est-il formé de la main de Dieu ? quelle sorte d’homme est-ce ? sa tête est-elle digne d’un chapeau, son menton d’une barbe ?

CÉLIE.—Ah ! il a la barbe très-courte.

ROSALINDE.—Eh bien ! Dieu lui en enverra une plus longue, s’il est reconnaissant. J’attendrai patiemment sa croissance, pourvu que tu ne diffères pas de me faire connaître le menton qui la porte.

CÉLIE.—C’est le jeune Orlando, qui, au même instant, vainquit le lutteur et votre cœur.

ROSALINDE.—Allons, au diable tes plaisanteries ! parle d’un ton sérieux et en fille modeste.

CÉLIE.—De bonne foi, cousine, c’est lui-même.

ROSALINDE.—Orlando ?

CÉLIE.—Orlando.

ROSALINDE.—Hélas ! que ferai-je de mon pourpoint et de mon haut-de-chausses ? —Que faisait-il, lorsque tu l’as vu ? qu’a-t-il dit ? quel air avait-il ? où est-il allé ? qu’est-il venu faire ici ? m’a-t-il demandée ? où demeure-t-il ? comment t’a-t-il quittée, et quand le reverras-tu ? Réponds-moi en un seul mot.

CÉLIE.—Il faut d’abord que vous empruntiez pour moi la bouche de Gargantua[8] ; ce mot que vous me demandez est trop gros pour aucune bouche de ce temps-ci : répondre à la fois oui et non à toutes ces questions, est une tâche plus difficile que de répondre au catéchisme.

ROSALINDE.—Mais sait-il que je suis dans cette forêt, et a-t-il aussi bonne mine que le jour où il a lutté ?

CÉLIE.—Il est aussi aisé d’énumérer les atomes que de résoudre les questions d’une amante : mais prends une idée de la manière dont je l’ai rencontré, et savoures-en bien tout le plaisir. Je l’ai trouvé sous un arbre, comme un gland tombé.

ROSALINDE.—On peut bien appeler ce chêne l’arbre de Jupiter, s’il en tombe de pareils fruits.

CÉLIE.—Donnez-moi audience, ma bonne dame.

ROSALINDE.—Continue.

CÉLIE.—Il était étendu là comme un chevalier blessé !

ROSALINDE.—Quoique ce soit une pitié de voir un pareil spectacle, dans cette attitude il devait être charmant.

CÉLIE.—Crie holà à ta langue, je t’en prie ; elle fait des courbettes qui sont bien hors de saison. Il était armé en chasseur.

ROSALINDE.—O mauvais présage ! Il vient pour percer mon cœur.

CÉLIE.—Je voudrais chanter ma chanson sans refrain, tu me fais toujours sortir du ton.

ROSALINDE.—Ne sais-tu pas que je suis femme ? Quand je pense, il faut que je parle : poursuis, ma chère.

CÉLIE.—Vous me faites perdre le fil de mon récit. Doucement, n’est-ce pas lui qui vient ici ?

(Entrent Orlando et Jacques.)

ROSALINDE.—C’est lui-même ; sauvons-nous, et remarquons-le bien.

(Célie et Rosalinde se retirent.)

JACQUES.—Je vous remercie de votre compagnie ; mais en vérité j’aurais autant aimé être seul.

ORLANDO.—Et moi aussi ; mais cependant, pour la forme, je vous remercie aussi de votre compagnie.

JACQUES.—Que Dieu soit avec vous ! Ne nous rencontrons que le plus rarement que nous pourrons.

ORLANDO.—Je souhaite que nous devenions, l’un pour l’autre, encore plus étrangers que nous ne sommes.

JACQUES.—Ne gâtez plus les arbres, je vous prie, en écrivant des chansons d’amour sur leurs écorces.

ORLANDO.—Ne gâtez plus mes vers, je vous en prie, en les lisant d’aussi mauvaise grâce.

JACQUES.—Rosalinde est le nom de votre maîtresse ?

ORLANDO.—Oui, précisément.

JACQUES.—Je n’aime pas son nom.

ORLANDO.—On ne songeait guère à vous plaire, lorsqu’elle fut baptisée.

JACQUES.—De quelle taille est-elle ?

ORLANDO.—Toute juste aussi haute que mon cœur.

JACQUES.—Vous êtes plein de jolies réponses. N’auriez-vous pas connu les femmes de quelques orfèvres, et ne leur auriez-vous pas escamoté leurs bagues ?

ORLANDO.—Pas du tout.—Mais je vous réponds en vrai style de toile peinte[9] ; c’est là que vous avez étudié les questions que vous me faites.

JACQUES.—Vous avez un esprit bien agile, je crois qu’il est fait des talons d’Atalante. Voulez-vous vous asseoir avec moi et nous déclamerons tous deux contre nos maîtresses, contre le monde et notre mauvaise fortune ?

ORLANDO.—Je ne veux censurer aucun être vivant dans le monde, que moi seul à qui je connais le plus de défauts.

JACQUES.—Le plus grand défaut que vous ayez est d’être amoureux.

ORLANDO.—C’est un défaut que je ne changerais pas contre votre plus belle vertu. Je suis las de vous.

JACQUES.—Par ma foi, je cherchais un fou quand je vous ai trouvé.

ORLANDO.—Il est noyé dans le ruisseau : tenez, regardez dans l’eau, et vous l’y verrez[10].

JACQUES.—J’y verrai ma propre figure.

ORLANDO.—Que je prends pour celle d’un fou, ou d’un zéro en chiffre.

JACQUES.—Je ne reste pas plus longtemps avec vous, bon signor l’Amour.

ORLANDO.—Je suis charmé de votre départ : adieu, bon monsieur la Mélancolie.

(Célie et Rosalinde s’avancent.)

ROSALINDE.—Je veux lui parler du ton d’un valet impertinent, et sous cet habit jouer avec lui le rôle d’un vaurien. (A Orlando.) Holà, garde-chasse, m’entendez-vous ?

ORLANDO.—Très-bien : que voulez-vous ?

ROSALINDE.—Que dit l’horloge, je vous prie ?

ORLANDO.—Vous devriez plutôt me demander à quelle heure du jour nous sommes, il n’y a pas d’horloge dans la forêt.

ROSALINDE.—Il n’y a alors pas de vrais amants dans la forêt ; autrement, les soupirs qu’ils pousseraient à chaque minute, les gémissements qu’on entendrait à chaque heure marqueraient les pas paresseux du temps aussi bien qu’une horloge.

ORLANDO.—Et pourquoi ne dites-vous pas les pas légers du temps ? Cette expression n’aurait-elle pas été aussi convenable ?

ROSALINDE.—Point du tout, monsieur : le temps chemine d’un pas différent, selon la différence des personnes : je vous dirai, moi, avec qui le temps va l’amble, avec qui il trotte, avec qui il galope et avec qui il s’arrête.

ORLANDO.—Voyons : dites-moi, je vous prie, avec qui il trotte ?

ROSALINDE.—Vraiment, il va le grand trot avec la jeune fille, depuis le jour de son contrat de mariage, jusqu’au jour qu’il est célébré : quand l’intervalle ne serait que de sept jours, le pas du temps est si pénible, qu’il semble durer sept ans.

ORLANDO.—Avec qui le temps va-t-il l’amble ?

ROSALINDE.—Avec un prêtre qui ne sait pas le latin, et avec un homme riche qui n’a pas la goutte : le premier dort tranquillement, parce qu’il n’étudie pas ; et le second mène une vie joyeuse, parce qu’il ne sent aucune peine : l’un est exempt du fardeau d’une stérile science, et l’autre ne connaît pas le fardeau d’une ennuyeuse et accablante indigence. Voilà les gens pour qui le temps va l’amble.

ORLANDO.—Avec qui va-t-il au galop ?

ROSALINDE.—Avec un voleur que l’on conduit au gibet : quoiqu’il aille aussi doucement que ses pieds puissent se poser, il croit arriver toujours trop tôt.

ORLANDO.—Et avec qui le temps s’arrête-t-il ?

ROSALINDE.—Avec les avocats en vacations, car ils dorment d’un terme à l’autre, et alors ils ne s’aperçoivent pas comme le temps chemine.

ORLANDO.—Où demeurez-vous, beau jeune homme ?

ROSALINDE.—Avec cette bergère, ma sœur, ici sur les bords de cette forêt, comme une frange sur un jupon.

ORLANDO.—Êtes-vous native de cet endroit ?

ROSALINDE.—Comme le lapin que vous voyez habiter le terrier où sa mère l’enfanta.

ORLANDO.—Il y a dans votre accent quelque chose de plus fin, que vous n’auriez pu l’acquérir dans un séjour si retiré.

ROSALINDE.—Plusieurs personnes me l’ont déjà répété ; mais à dire vrai, j’ai appris à parler d’un vieil oncle religieux, qui dans sa jeunesse vécut dans le monde, et qui connut trop bien la galanterie, car il devint amoureux. Je lui ai entendu faire bien des sermons contre l’amour, et je remercie Dieu de n’être pas née femme, pour n’être pas exposée à toutes les folies et aux étourderies dont il accusait tout le sexe en général.

ORLANDO.—Vous rappelleriez-vous quelques-uns des principaux défauts qu’il imputait aux femmes ?

ROSALINDE.—Il n’y en avait point de principaux ; ils se ressemblaient tous comme des pièces de deux liards ; chaque défaut lui paraissait monstrueux, jusqu’à ce qu’un autre défaut vînt faire le pendant.

ORLANDO.—Nommez-moi, je vous prie, quelques-uns de ces défauts.

ROSALINDE.—Non ; je ne veux faire usage de mon remède que sur ceux qui sont malades. Il y a un homme qui parcourt la forêt et qui gâte nos jeunes arbres, en gravant Rosalinde sur leur écorce ; il suspend des odes sur l’aubépine, et des élégies sur les ronces ; et toutes déifient le nom de Rosalinde. Si je pouvais rencontrer ce fou, je lui donnerais quelques bons conseils ; car il paraît avoir la fièvre quotidienne d’amour.

ORLANDO.—Je suis cet homme, si tourmenté par l’amour ; enseignez-moi, de grâce, votre remède.

ROSALINDE.—Il n’y a en vous aucun des symptômes décrits par mon oncle ; il m’a appris à reconnaître un homme amoureux, et je suis sûr que vous n’êtes point un oiseau pris à ce trébuchet.

ORLANDO.—Quels étaient ces symptômes ?

ROSALINDE.—Une joue maigre, que vous n’avez pas ; un œil cerné et enfoncé, que vous n’avez pas ; un esprit taciturne, que vous n’avez pas ; une barbe négligée, que vous n’avez pas ; mais cela, je vous le pardonne ; car ce que vous avez de barbe n’est que le revenu d’un frère cadet : ensuite vos bas devraient être sans jarretières, votre chapeau sans cordons, vos manches déboutonnées, vos souliers détachés ; en un mot tout sur vous devrait annoncer l’insouciance et le désespoir. Mais vous n’êtes pas un pareil homme ; au contraire, vous êtes plutôt tiré à quatre épingles dans vos ajustements ; ce qui prouve que vous vous aimez vous-même, beaucoup plus que vous ne paraissez amoureux d’une autre personne.

ORLANDO.—Beau jeune homme, je voudrais pouvoir te faire croire que j’aime.

ROSALINDE.—Moi, le croire ? Il vous est aussi aisé de le persuader à celle que vous aimez, ce dont, j’en réponds, elle conviendra bien plus aisément qu’elle n’avouera qu’elle vous aime : c’est un de ces points sur lesquels les femmes mentent toujours à leur conscience. Mais, dites-moi, de bonne foi, est-ce vous qui suspendez aux arbres ces vers qui font un si grand éloge de Rosalinde ?

ORLANDO.—Je te jure, jeune homme, par la blanche main de Rosalinde, que c’est moi-même : je suis cet infortuné.

ROSALINDE.—Mais êtes-vous aussi amoureux que le disent vos rimes ?

ORLANDO.—Ni rime ni raison ne sauraient exprimer tout mon amour.

ROSALINDE.—L’amour n’est qu’une pure folie, et je vous dis qu’il mérite, autant que les fous, l’hôpital et le fouet ; ce qui fait qu’on ne corrige pas et qu’on ne guérit pas ainsi les amoureux, c’est que cette frénésie est si commune que les correcteurs même s’avisent aussi d’aimer : cependant je fais état de guérir l’amour par des conseils.

ORLANDO.—Avez-vous jamais guéri quelque amant de cette façon-là ?

ROSALINDE.—Oui, j’en ai guéri un, et voici comment : Son régime était de s’imaginer que j’étais sa bien-aimée, sa maîtresse, et tous les jours je le mettais à me faire sa cour. Alors, prenant le caractère d’une jeune fille capricieuse, je jouais la femme chagrine, langoureuse, inconstante, remplie d’envie et de fantaisies, fière, fantasque, minaudière, sotte, volage, riant et pleurant tour à tour, affectant toutes les passions sans en sentir aucune, comme font les garçons et les filles, qui pour la plupart sont assez des animaux de cette couleur. Tantôt je l’aimais, tantôt je le détestais ; tantôt je lui faisais accueil, tantôt je le rebutais ; quelquefois je pleurais de tendresse pour lui, ensuite je lui crachais au visage ; je fis tant, enfin, que je fis passer mon amoureux d’un violent accès d’amour à un violent accès de folie, qui consistait à détester l’univers entier, et qui l’envoya vivre dans un réduit vraiment monastique : c’est ainsi que je l’ai guéri, et par le même régime je me fais fort de laver votre foie aussi net que le cœur d’un mouton bien sain, de façon qu’il n’y restera pas la plus petite tache d’amour.

ORLANDO.—Je ne me soucie pas d’être guéri, jeune homme.

ROSALINDE.—Je vous guérirais si vous vouliez seulement consentir à m’appeler Rosalinde, à venir tous les jours à ma chaumière me faire la cour.

ORLANDO.—Oh ! pour cela, je te le jure sur mon amour que j’y consens : dis-moi où tu demeures.

ROSALINDE.—Venez avec moi, et je vous le montrerai ; et, chemin faisant, vous me direz dans quel endroit de la forêt vous habitez : voulez-vous venir ?

ORLANDO.—De tout mon cœur, bon jeune homme.

ROSALINDE.—Non, non, il faut que vous m’appeliez Rosalinde. (A Célie.) Allons, ma sœur, voulez-vous venir ?

(Ils sortent.)


Scène IV

Entrent TOUCHSTONE, AUDREY et JACQUES, qui les observe et se tient à l’écart.

TOUCHSTONE.—Allons vite, chère Audrey ; je vais chercher vos chèvres, Audrey : Eh bien, Audrey, suis-je toujours votre homme ? Mes traits simples vous contentent-ils ?

AUDREY.—Vos traits, Dieu nous garde ! Quels traits ?

TOUCHSTONE.—Je suis ici avec toi et tes chèvres, comme jadis le bon Ovide, le plus capricieux des poëtes, était parmi les Goths[11].

JACQUES, à part.—O science plus déplacée que Jupiter ne le serait sous un toit de chaume !

TOUCHSTONE.—Quand les vers d’un homme ne sont pas compris, et que l’esprit d’un homme n’est pas secondé par l’intelligence, enfant précoce, c’est un coup plus mortel que de voir arriver le long mémoire d’un maigre écot dans un petit cabaret : vraiment, je voudrais que les dieux t’eussent fait poétique.

AUDREY.—Je ne sais ce que c’est que poétique : cela est-il honnête dans le mot et dans la chose ? cela a-t-il quelque vérité ?

TOUCHSTONE.—Non vraiment ; car la vraie poésie est la plus remplie de fictions, et les amoureux sont adonnés à la poésie ; tout ce qu’ils jurent en poésie, on peut dire qu’ils le feignent comme amants.

AUDREY.—Comment pouvez-vous donc souhaiter que les dieux m’eussent fait poétique ?

TOUCHSTONE.—Oui vraiment, je le souhaiterais ; car tu me jures que tu es honnête. Eh bien, si tu étais poëte, je pourrais avoir quelque espoir que tu feins.

AUDREY.—Est-ce que vous voudriez que je ne fusse pas honnête ?

TOUCHSTONE.—Non vraiment, à moins que tu ne fusses laide ; car l’honnêteté accouplée avec la beauté, c’est une sauce au miel pour du sucre.

JACQUES, à part.—Quel fou encombré de science !

AUDREY.—Eh bien ! je ne suis pas jolie ; ainsi je prie les dieux de me rendre honnête.

TOUCHSTONE.—Mais vraiment, donner de l’honnêteté à une vilaine laideron, c’est mettre un bon mets dans un plat sale.

AUDREY.—Je ne suis point vilaine, quoique je remercie les dieux d’être laide.

TOUCHSTONE—Très-bien, que les dieux soient loués de ta laideur ! viendra ensuite le tour au reste. Qu’il en soit ce qu’on voudra, je veux t’épouser ; et pour cela, j’ai vu sir Olivier Mar-Text[12], vicaire du village voisin, lequel m’a promis de se trouver dans cet endroit de la forêt, et de nous unir.

JACQUES, à part.—Je serais bien charmé de voir cette rencontre.

AUDREY.—Eh bien ! que les dieux nous donnent la joie !

TOUCHSTONE.—Ainsi soit-il ! Je fais là une entreprise capable de faire reculer un homme qui aurait le cœur timide ; car nous n’avons ici d’autre temple que le bois, d’autre assemblée que celle des bêtes à cornes. Mais qu’est-ce que cela fait ? Courage ; si les cornes sont odieuses, elles sont nécessaires. On dit que bien des hommes ne connaissent pas l’avantage de ce qu’ils possèdent, c’est vrai.—Bien des maris en ont de bonnes et belles, et n’en connaissent pas la propriété. Eh bien ! c’est le douaire de leurs femmes ; ce n’est pas un bien qui soit des acquêts du mari.—Des cornes ! Oui, des cornes.—N’y a-t-il que les pauvres gens qui en aient ? Non, non. Le plus noble cerf les porte aussi grandes que le misérable.—L’homme qui vit seul est-il donc heureux ? Non. Comme une ville entourée de murailles vaut mieux qu’un village, de même le front d’un homme marié est bien plus honorable que la tête nue d’un garçon. Et si l’escrime vaut mieux que la maladresse, il vaut donc mieux porter corne que de n’en pas avoir. (Sir Olivier Mar-Text entre.) Voilà sir[13] Olivier.—Sir Olivier Mar-Text, vous êtes le bienvenu. Voulez-vous nous expédier ici sous cet arbre, ou irons-nous avec vous à votre chapelle ?

SIR OLIVIER.—N’y a-t-il ici personne pour donner la femme ?

TOUCHSTONE.—Je ne veux la recevoir en don de personne.

SIR OLIVIER.—Vraiment, il faut bien que quelqu’un la donne, autrement le mariage serait irrégulier.

JACQUES se découvre et s’avance.—Continuez, continuez ! Je la donnerai.

TOUCHSTONE.—Bonsoir, mon bon monsieur… comme il vous plaira. Comment vous portez-vous, monsieur ? Je suis charmé de vous avoir rencontré ; Dieu vous récompense de nous avoir procuré votre nouvelle compagnie ; je suis vraiment enchanté de vous voir. J’ai là un petit amusement en train, monsieur. Allons, couvrez-vous, je vous prie.

JACQUES.—Voulez-vous être marié, fou ?

TOUCHSTONE.—De même, monsieur, qu’un bœuf a son joug, un cheval son frein, et le faucon ses grelots, de même un homme a ses envies ; et de même que les pigeons se becquètent, de même un couple voudrait s’embrasser.

JACQUES.—Quoi ! un homme de votre sorte voudrait se marier sous un buisson, comme un mendiant ? Allez à l’église, et prenez un bon prêtre, qui puisse vous dire ce que c’est que le mariage. Cet homme-ci ne vous joindra ensemble qu’à peu près comme on joint une boiserie ; bientôt l’un de vous deux se trouvera être un panneau retiré et se déjettera comme du bois vert.

TOUCHSTONE, à part.—J’ai dans l’idée qu’il me vaudrait mieux être marié par lui plutôt que par un autre ; car il ne me paraît pas en état de me bien marier ; et n’étant pas bien marié, ce sera une bonne excuse pour moi dans la suite pour laisser là ma femme.

JACQUES.—Viens avec moi, et laisse-toi gouverner par mes conseils.

TOUCHSTONE.—Allons, chère Audrey, il faut nous marier, ou il nous faut vivre dans le libertinage. Adieu, bon monsieur Olivier ; non.—O doux Olivier ! ô brave Olivier ! ne me laisse pas derrière toi ; mais pars, va-t’en, te dis-je, je ne veux pas aller aux épousailles avec toi.

SIR OLIVIER.—Cela est égal ; mais jamais aucun de tous ces coquins fantasques ne me fera oublier mon ministère par ses moqueries.

(Ils sortent.)


Scène V

On voit une cabane dans le bois.

Entrent ROSALINDE et CÉLIE.

ROSALINDE.—Non, ne me parle point ; je veux pleurer.

CÉLIE.—Contente-toi, je t’en prie… Mais cependant fais-moi la grâce de considérer que les pleurs ne siéent pas à un homme.

ROSALINDE.—Mais n’ai-je pas sujet de pleurer ?

CÉLIE.—Autant de sujet qu’on puisse le désirer ; ainsi pleure.

ROSALINDE.—Ses cheveux même sont d’une couleur fausse.

CÉLIE.—Ils sont un peu plus foncés que les cheveux de Judas[14] ; vraiment ses baisers sont les enfants de Judas.

ROSALINDE.—Dans le vrai, ses cheveux sont d’une bonne couleur.

CÉLIE.—Une charmante couleur ! Le châtain est toujours la seule couleur.

ROSALINDE.—Et ses baisers sont aussi saints, aussi chastes que le toucher d’une barbe d’ermite[15].

CÉLIE.—Il s’est procuré une paire de lèvres moulées sur celles de Diane : une froide nonne, consacrée à l’hiver, ne donne pas des baisers plus innocents ; ils ont toute la glace de la chasteté même.

ROSALINDE.—Mais pourquoi a-t-il juré qu’il viendrait ce matin, et ne vient-il pas ?

CÉLIE.—Non certainement, il n’y a en lui aucune fidélité.

ROSALINDE.—Le crois-tu ?

CÉLIE.—Oui : je ne crois pas qu’il soit un filou ou un voleur de chevaux ; mais quant à sa sincérité en amour, je pense qu’il est aussi creux qu’un gobelet couvert ou qu’une noix vermoulue.

ROSALINDE.—Il n’est pas sincère en amour ?

CÉLIE.—Il peut l’être lorsqu’il est amoureux ; mais je crois qu’il ne l’est pas.

ROSALINDE.—Tu l’as entendu jurer sans hésiter qu’il l’était.

CÉLIE.—Il était n’est pas Il est : d’ailleurs, le serment d’un amoureux ne vaut pas mieux que la parole d’un garçon de cabaret ; l’un et l’autre affirment de faux comptes.—Il est ici dans la forêt, à la suite du duc votre père.

ROSALINDE.—J’ai rencontré hier le duc, et j’ai causé longtemps avec lui : il m’a demandé quelle était ma famille ; je lui ai répondu qu’elle était aussi bonne que la sienne : il s’est mis à rire et m’a laissé aller. Mais pourquoi parlons-nous de pères lorsqu’il y a dans le monde un homme comme Orlando ?

CÉLIE.—Oh ! c’est un beau galant à la mode ; il fait de beaux vers, il dit de belles paroles, il fait de beaux serments et les rompt de même. Il frappe tout de travers, il ne fait jamais qu’effleurer le cœur de sa maîtresse, comme un faible jouteur qui ne pique son cheval que d’un côté et brise sa lance de travers comme un noble oison : mais tout ce que la jeunesse monte et ce que la folie guide est toujours beau.—Qui vient ici ?

(Entre Corin).

CORIN.—Maîtresse et maître, vous avez souvent fait des questions sur ce berger qui se plaignait de l’amour, ce berger que vous avez vu assis auprès de moi sur le gazon, vantant la fière et dédaigneuse bergère qui était sa maîtresse.

CÉLIE.—Eh bien ! qu’as-tu à nous dire de lui ?

CORIN.—Si vous voulez voir jouer une vraie comédie entre la pâle couleur d’un amant sincère et la rougeur ardente du mépris et de l’orgueil dédaigneux, suivez-moi un peu, et je vous conduirai si vous voulez voir cela.

ROSALINDE.—Oh ! venez ; partons sur-le-champ ; la vue des amoureux nourrit ceux qui le sont. Conduis-nous à ce spectacle ; vous verrez que je jouerai un rôle actif dans leur comédie.

(Ils sortent.)


Scène VI

Une autre partie de la forêt.

Entrent SYLVIUS et PHÉBÉ.

SYLVIUS.—Charmante Phébé, ne me méprisez pas : non, ne me dédaignez pas, Phébé, dites que vous ne m’aimez pas ; mais ne le dites pas avec aigreur : le bourreau même dont le cœur est endurci par la vue familière de la mort, ne laisse jamais tomber sa hache sur le cou incliné devant lui sans demander d’abord pardon au patient : voudriez-vous être plus dure que l’homme qui fait métier de répandre le sang ?

(Entrent Rosalinde, Célie et Corin.)

PHÉBÉ.—Je ne voudrais pas être ton bourreau : je te quitte : car je ne voudrais pas t’offenser. Tu me dis que le meurtre est dans mes yeux ; cela est joli à coup sûr et fort probable que les yeux, qui sont la chose la plus fragile et la plus douce, à qui le moindre atome fait fermer leurs portes timides, soient appelés des tyrans, des bouchers, des meurtriers. C’est maintenant que je fronce les sourcils de tout mon cœur en te regardant ; et si mes yeux peuvent blesser, eh bien, puissent-ils te tuer dans ce moment ! Maintenant fais semblant de t’évanouir ; allons, tombe.—Si tu ne peux pas, oh ! fi, fi, ne mens donc pas, en disant que mes yeux sont des meurtriers. Montre la blessure que mes yeux t’ont faite. Égratigne-toi seulement avec une épingle, et il en restera quelques cicatrices ; appuie-toi seulement sur un jonc, et tu verras que ta main en gardera un moment la marque et l’empreinte : mais mes yeux, que je viens de lancer sur toi, ne te blessent pas ; et, j’en suis bien sûre, il n’y a pas dans les yeux de force qui puisse faire du mal.

SYLVIUS.—O ma chère Phébé ! si jamais (et ce jamais peut être très-prochain), si jamais, dis-je, vous éprouvez de la part de quelques joues vermeilles le pouvoir de l’Amour, vous connaîtrez alors les blessures invisibles que font les flèches aiguës de l’Amour.

PHÉBÉ.—Mais jusqu’à ce que ce moment arrive, ne m’approche pas ; et quand il viendra, accable-moi de tes railleries ; n’aie aucune pitié de moi, jusqu’à ce moment, je n’aurai aucune pitié de toi.

ROSALINDE s’avance.—Et pourquoi, je vous prie ? Qui pouvait être votre mère pour que vous insultiez et que vous tyrannisiez ainsi tout à la fois les malheureux ? Parce que vous avez quelque beauté, quoique je n’en voie cependant en vous pas plus qu’il n’en faut pour aller se coucher sans lumière, faut-il pour cela que vous soyez si fière et si barbare ? —Quoi ? que veut dire ceci ? pourquoi me regardez-vous ? Je ne vois rien de plus en vous, qu’un de ces ouvrages ordinaires de la nature faits à la douzaine. Eh ! mais vraiment, la petite créature ; je pense qu’elle a aussi envie de m’éblouir. Non, sur ma foi, ma fière demoiselle, ne vous flattez pas de cet espoir : ce ne sont point vos sourcils couleur d’encre, vos cheveux de soie noire, vos prunelles de bœuf ni vos joues de crème, qui peuvent soumettre mon cœur pour vous adorer. Et vous, sot berger, pourquoi la suivez-vous toujours, comme le midi nébuleux qui souffle le vent et la pluie ? Vous êtes mille fois plus bel homme qu’elle n’est belle femme. Ce sont des imbéciles comme vous qui remplissent le monde de vilains enfants : ce n’est point son miroir, c’est vous-même qui la flattez, et c’est par vous qu’elle se voit plus belle qu’aucun de ses traits ne pourrait la représenter. Mais, mademoiselle, apprenez à vous connaître vous-même ; mettez-vous à genoux, et remerciez le ciel, à jeun, de vous avoir donné l’amour d’un honnête homme ; il faut que je vous le dise amicalement à l’oreille, vendez-vous quand vous pourrez, car vous n’êtes pas bonne pour les marchés. Demandez pardon à ce pauvre garçon, aimez-le, acceptez ses offres ; la laideur s’enlaidit encore quand elle veut humilier les autres : ainsi, berger, prends-la pour ta femme ; portez-vous bien.

PHÉBÉ.—Charmant jeune homme, grondez-moi pendant un an entier, je vous prie ; j’aime mieux vous entendre gronder que celui-ci me faire la cour.

ROSALINDE.—Il est devenu amoureux des défauts de cette bergère, elle va devenir amoureuse de ma colère.—Si cela est ainsi, toutes les fois qu’elle te répondra par des regards menaçants, je la régalerai de paroles piquantes. (A Phébé.) Pourquoi me regardez-vous ainsi ?

PHÉBÉ.—Ce n’est pas que je vous veuille aucun mal.

ROSALINDE.—Ne devenez pas amoureuse de moi, je vous prie ; car je suis plus faux que les serments que l’on fait dans le vin ; d’ailleurs, je ne vous aime pas. Si vous voulez savoir ma demeure, c’est à la touffe d’oliviers, ici proche. (A Célie.) Voulez-vous venir, ma sœur ? —Berger, serre-la de près.—Allons, ma sœur.—Bergère, regardez-le d’un œil plus favorable, et ne soyez pas si fière ; quoique tout le monde puisse vous voir, personne n’a cependant la vue aussi trouble que lui pour vous. Allons rejoindre notre troupeau.

(Rosalinde, Célie et Corin sortent.)

PHÉBÉ.—En vérité, berger, je trouve maintenant que ton refrain est bien vrai. « Qui a aimé sans avoir aimé à la première vue[16]. »

SYLVIUS.—Charmante Phébé !

PHÉBÉ.—Ah ! que dis-tu, Sylvius ?

SYLVIUS.—Plains-moi, chère Phébé.

PHÉBÉ.—Mais je suis vraiment fâché pour toi, gentil Sylvius.

SYLVIUS.—Partout où est le chagrin, la consolation devrait se trouver ; si vous êtes chagrine de ma douleur en amour, donnez-moi votre amour, et alors vous n’aurez plus de chagrin, et moi, je n’aurai plus de douleur.

PHÉBÉ.—Tu as mon amour. N’est-ce pas là un trait de bon voisin ?

SYLVIUS.—Je voudrais vous posséder.

PHÉBÉ.—Ah ! cela, c’est de l’avidité. Il fut un temps, Sylvius, où je te haïssais : ce n’est pas cependant que je t’aime maintenant ; mais puisque tu peux si bien discourir sur l’amour, je veux bien endurer ta compagnie, qui m’était autrefois à charge ; et aussi je saurai t’employer, mais ne demande pas d’autre récompense que le plaisir d’être employé par moi.

SYLVIUS.—Mon amour est si pur, si parfait, et moi si déshérité de toute faveur, que je croirai faire la plus abondante moisson en ramassant seulement les épis après ceux qui auront fait la récolte : ne me refusez pas de temps en temps un sourire errant, et je vivrai de cela.

PHÉBÉ.—Connais-tu le jeune homme qui m’a parlé, il y a un instant ?

SYLVIUS.—Pas trop, mais je l’ai rencontré très-souvent ; c’est lui qui a acheté la cabane et les pâturages qui appartenaient au vieux Carlot.

PHÉBÉ.—Ne va pas t’imaginer que je l’aime, quoique je te fasse des questions sur lui : ce n’est qu’un jeune impertinent. Cependant il parle très-bien ; mais qu’est-ce que me font les paroles ? Cependant les paroles font bien, surtout quand celui qui les dit plaît à ceux qui les entendent : c’ est un joli jeune homme ; pas très-joli ; mais à vrai dire il est bien fier, et cependant sa fierté lui sied à merveille ; il fera un bel homme ; ce qu’il y a de mieux chez lui, c’est son teint ; et si sa langue blesse, ses yeux guérissent aussitôt : il n’est pas grand, cependant il est grand pour son âge ; sa jambe est comme ça, et pourtant pas mal. Il y avait un joli vermillon sur ses lèvres ! un rouge un peu plus mûr et plus foncé que celui qui colorait ses joues ; c’était précisément la nuance qu’il y a entre une étoffe toute rouge et le damas mélangé. Il y a des femmes, Sylvius, si elles l’avaient regardé en détail, qui eussent comme j’ai fait, été bien près de devenir amoureuse de lui : pour moi, je ne l’aime ni ne le hais ; et cependant j’ai plus de sujet de le haïr que de l’aimer : car qu’avait-il à faire de me gronder ? Il a dit que mes yeux étaient noirs, que mes cheveux étaient noirs ; et, maintenant que je m’en souviens, il me témoigne du dédain. Je suis étonnée de ce que je ne lui ai pas répondu sur le même ton ; mais c’est tout un ; erreur n’est pas compte. Je veux lui écrire une lettre bien piquante, et tu la porteras : veux-tu, Sylvius ?

SYLVIUS.—De tout mon cœur, Phébé.

PHÉBÉ.—Je veux l’écrire tout de suite ; le sujet est dans ma tête et dans mon cœur ; ma lettre sera très-courte, mais bien mordante : viens avec moi, Sylvius.

(Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.


  1. Johnson dit ne pas comprendre cette réponse.

    Steevens cite un proverbe qui dit qu’un fou est celui qui fait le mieux cuire un œuf parce qu’il le tourne toujours ; et Touchstone semble vouloir faire entendre qu’un homme qui n’a pas vécu à la cour n’a qu’une demi-éducation.

  2. « Expression proverbiale pour dire : faire comprendre. » (WARBURTON.)
  3. Ce sont les vers cités par Horace dont on sait deux sens, stans pede in uno.
  4. Équivoque sur medlar et medler, néflier et entremetteur.
  5. Though not with bag and baggage, yet with scrip and scrippage.
  6. Tout à l’heure nous trouverons une lionne dans cette même forêt des Ardennes, Shakespeare se souciait fort peu de la vérité historique.
  7. On croyait tuer les rats en Irlande avec un charme en vers.
  8. On se rappelle que Gargantua avala un jour cinq pèlerins, bourdons et tout, dans une salade.
  9. Tapisseries à personnages de la bouche desquels sortaient des sentences imprimées.
  10. Y a-t-il longtemps que tu n’as vu la figure d’un sot ? Puisque mes yeux te servent si bien de miroir. (Mariage de Figaro.)
  11. Barbarus his ego quia non intelligo illis !
  12. Mar-Text, gâte-texte.
  13. « Celui qui a pris son premier degré à l’université est en style d’école appelé dominus, et en langue vulgaire sir. » (JOHNSON.)
  14. Judas avait la barbe et les cheveux roux dans les anciennes tapisseries.
  15. Allusion aux baisers de charité que donnaient les ermites.
  16. Citation d’Hérode et Léandre, par Marlowe.