On n’est pas des bœufs/Comme le prince

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COMME LE PRINCE
OU
UN MONSIEUR CHIC


Quand le duc Honneau de la Lunerie eut achevé la lecture de ses gazettes, il sonna son valet de chambre :

— Monsieur le duc ?

— Ah ! vous voilà, Jean !… Faites immédiatement prévenir le jardinier que j’ai à l’entretenir.

— Bien, monsieur le duc.

Quelques minutes se passèrent, utilisées par le duc Honneau à se lever et à passer son caleçon ; puis le jardinier se présenta :

— Monsieur le duc ?

— Ah ! vous voilà, Dominique !… Vous allez me faire l’amitié, et sans plus tarder, de flanquer par terre quatre cents arbres du parc.

Dominique eut, à ce moment, la perception, très rapide mais très nette, que son noble maître, le duc Honneau de la Lunerie, de simple idiot qu’il était, passait du coup au grade d’aliéné.

— Quatre cents arbres ? balbutia-t-il.

— Oui, mon ami, quatre cents arbres ! Vous allez m’arracher quatre cents arbres dans le parc !… Ça devrait déjà être fait !

Le jardinier, complètement abruti, répétait :

— Quatre cents arbres !… Quatre cents arbres !

Le duc, à la fin, s’impatienta :

— Eh ! oui, maraud ! quatre cents arbres !

— Mais… lesquels ?

— Oh ! pas des petits baliveaux de rien du tout ! Des arbres de belle venue ! Les plus chics arbres du parc, quoi !

— Quatre cents arbres !… Quatre cents arbres !

Devant la croissante stupeur de Dominique, le duc daigna sourire :

— Ce sont là des choses, mon pauvre ami, que vous ne saurez jamais comprendre. Connaissez-vous le Prince ?

— Lequel ?

— Le Prince, parbleu ! Il n’y a pas trente-six princes… Il y a le Prince !

— Ah ! bon.

— Eh bien, mon ami, le Prince n’est pas un prince ; il est un roi, il est un empereur ! Il est le Roi de la mode et l’Empereur du chic ! Ses fantaisies sont, pour nous autres, autant de décisions sans arrêt.

— Ah ! bon !

— Quand le Prince adopta le large ruban de moire pour attacher son monocle, que fis-je ?

— Je ne sais pas.

— J’adoptai le large ruban de moire pour attacher mon monocle… Et cette démarche fut d’autant plus méritoire que, de ma vie, je n’avais su tenir le monocle en mon arcade. Mais je voulais faire comme le Prince !

— Ah ! bon !

— Et quand le Prince se détermina à se livrer à la bicyclette, que fis-je ?

— Vous vous livrâtes à la bicyclette ?

— Précisément !… Et Dieu sait si, jusqu’à présent, j’avais eu le vélo en sainte horreur ! Mais je voulais faire comme le Prince !

— Je ne vois pas bien le rapport avec les quatre cents arbres.

— Je vais vous l’indiquer, mon cher Dominique. Le Prince vient de faire abattre quatre cents arbres dans le Bois de Boulogne. Moi aussi, je veux abattre quatre arbres dans mon parc, pour faire comme le Prince !

— Ah bon !… Alors, je vais prévenir les bûcherons.

Et le brave jardinier, roulant entre ses mains calleuses son humble casquette de travailleur, sortit à reculons de la chambre héraldique du duc Honneau de la Lunerie.

Il n’alla pas plus loin, car ce qu’on appelle l’esprit de l’escalier n’est point une vaine image.

Quelques secondes plus tard, Dominique toctocquait à la porte de son maître.

— Entrez !

— Monsieur le duc me permettrait-il de lui faire une petite observation ?

— Parlez, mon ami.

— Monsieur le duc désire faire comme le Prince ?

— Oui !

— Exactement comme le Prince ?

— Mais oui !

— Monsieur le duc me permettra de lui faire observer qu’en abattant des arbres dans son parc, il ne fera pas du tout comme le Prince, car le Prince a fait abattre dans un bois, qui n’est pas à lui, des arbres qui ne lui ont jamais appartenu, tandis que Monsieur le duc flanquera par terre, dans un domaine à lui, des arbres qui sont fichtre bien sa propriété !

— C’est pourtant vrai, mon brave Dominique ! Comment se tirer de ce pas ?

— En laissant vos arbres tranquilles.

— Mes arbres, oui !… Mais les arbres des autres ? Ah ! une idée !… Allez chercher vos bûcherons, et f…-moi en bas quatre cents arbres dans les bois de la commune.

— Croyez-vous que les gardes nous laisseront faire ?

— Vous prendrez tout sur vous, mon cher Dominique ! Vous écrirez au préfet une lettre que vous signerez Dominique, entrepreneur, dans laquelle vous prendrez tout sur vous, disant que vous avez agi sans ordre. Moi j’écrirai aussi au préfet, pour lui offrir de planter mille arbres, partout où il voudra… Comme ça, j’aurai fait comme le Prince.

Dominique, très philosophe, se retira en murmurant docilement :

— Faisons comme le Prince !