Comment est née la Révolution russe

La bibliothèque libre.
Comment est née la Révolution russe
Revue des Deux Mondes6e période, tome 38 (p. 869-893).
COMMENT EST NÉE
LA
RÉVOLUTION RUSSE

Un matin de l’an dernier, je causais avec le directeur d’une des plus grandes banques de Pétrograd. Un vaste bureau, de style anglais. Aux murs, pas d’icône, pas de veilleuse allumée. Lorsque le regard se portait vers les fenêtres, on était étonné de retrouver les bulbes d’azur et d’or qui couronnent les cathédrales, de voir, sur la Perspective Nevski, la neige, les traîneaux, les bonnets de fourrure, et les cochers ouatés, pareils à des édredons cerclés d’une ceinture voyante. La Russie était au dehors. Dans cette maison, c’était l’Amérique. Cependant je pressais le grave directeur des questions les plus indiscrètes, sans souci de l’importuner. Et parmi les sujets sur lesquels je cherchais à connaître l’opinion de l’homme d’affaires, il y en avait un, surtout, un sujet brûlant, celui de cette révolution que tant de voix disaient inévitable et prochaine, que la plupart annonçaient pour la fin de la guerre, mais qui, pour d’autres, était imminente, — et c’étaient ceux-là qui devaient avoir raison.

Je ne pus réussir à déchiffrer si la révolution était ou n’était pas dans les vœux de ce financier prudent. Mais le mot, prononcé à haute voix dans son cabinet, quoique nous y fussions seuls, avait suffi à le mettre mal à l’aise. Il tapotait avec inquiétude ses favoris blancs, taillés à l’ancienne mode, attentif à esquiver les interrogations directes. Enfin, sur mon insistance, il se hasardait à répondre par ces paroles inoffensives :

— Oh ! avant d’en venir à la révolution, il y a tant de soupapes à ouvrir !…

Et là-dessus, comme effrayé d’en avoir trop dit, il prétextait que la langue française lui était devenue tout à coup d’un maniement difficile, et il faisait appeler un fondé de pouvoirs pour changer la conversation.

J’avais gardé dans l’esprit les détails de cette scène un peu comique, renouvelée sous tant de formes diverses au cours des observations que j’avais essayé de rassembler en Russie. Et ce souvenir de voyage m’est revenu un des premiers en mémoire à la nouvelle des événemens de Pétrograd. Certainement, comme l’avait dit le financier timide et subtil, il y avait bien des soupapes à ouvrir et qui devaient permettre d’éviter la grande explosion. Il semblait tellement naturel que l’on dût, une à une, y avoir recours ! Comment le gouvernement impérial, comment l’Empereur lui-même, lui surtout, ignoraient-ils ce fait grave, ce fait capital, que le voyageur constatait infailliblement, qui s’imposait avec la force de l’évidence quinze jours après qu’on avait touché le sol russe, le fait, enfin, qui, tout simplement, sautait aux yeux : à savoir que, tel quel, le régime, à part ses bénéficiaires, ne trouvait, d’un bout à l’autre de la Russie, pour ainsi dire aucun défenseur ? Il est à regretter pour Nicolas II qu’il n’ait pas imité le sultan Haroun-al-Raschid, et, sous un déguisement, parcouru les villes de son Empire, causant avec les nobles, les marchands, les soldats et les portiers. Il aurait observé partout ce phénomène redoutable : une désaffection qui, le jour critique venu, devait le laisser isolé et sans appui, tandis que, d’un seul coup, la machine de l’Etat s’effondrait…


En temps de guerre, toute vérité n’est pas bonne à dire. Tout le monde ne supporte pas la vérité et elle n’est utile qu’à quelques-uns. Pour cette raison d’abord, pour des raisons de convenance ensuite, il était nécessaire de jeter un voile sur les affaires intérieures de la Russie. On pouvait d’ailleurs, de bonne foi, donner au public, l’année dernière, une impression relativement rassurante. La stabilité à l’intérieur paraissait garantie, autant du moins que durerait la guerre. Dans le corps diplomatique, à Pétrograd, les observateurs les plus attentifs et aussi les plus perspicaces se montraient sans doute extrêmement réservés dans leurs appréciations et leurs pronostics sur l’avenir politique prochain de la Russie. C’était le cas, en particulier, à l’ambassade du Japon, une des plus nombreuses, des plus actives, des mieux renseignées. Sur l’évolution de l’Empire russe, il me sembla que le baron Motono, de qui les appréciations sur les événemens de la guerre s’étaient toujours trouvées d’une justesse extraordinaire, semblait vouloir suspendre son jugement. Aux plus prudens, néanmoins, une catastrophe n’apparaissait pas comme imminente. La bonne volonté du pays, celle de la Douma étaient certaines. Par patriotisme, les réformes, les questions de politique intérieure étaient remises à plus tard. Le « bloc progressiste » de la Douma qui, l’extrême droite et l’extrême gauche exceptées (c’est-à-dire deux poignées de représentans) comprenait toute l’assemblée, se bornait à demander, au lieu d’un ministère bureaucratique, des hommes qui, suivant sa formule, eussent « la confiance du pays. » Les constitutionnels-démocrates ou « cadets » avaient eux-mêmes cessé, provisoirement du moins, de revendiquer le ministère responsable devant les Chambres, c’est-à-dire le régime parlementaire pur et simple. Leurs chefs les plus qualifiés étaient disposés à se contenter de quelques satisfactions dans l’ordre des idées constitutionnelles. Et je crus bien, alors, discerner pour ma part que certains d’entre eux, retournant à leur illusion des temps de la première Douma, ne regardaient pas comme impossible de devenir ministres de l’empereur Nicolas II. Par la force des choses, une espèce d’opinion moyenne s’était créée dans le « bloc progressiste, » en vertu de la fusion des élémens radicaux avec les élémens modérés. Un ancien leader de la droite, renommé pour sa véhémence, M. Pourichkiévilch, et qui devait, ces temps derniers, prendre part à l’exécution de Raspoutine ; un « nationaliste » comme le comte Vladimir Bobrinski ; des « octobristes » comme le président Rodzianko et M. Goutchkof, qui auront inscrit leur nom dans les événemens du mois de mars, mais qui seraient chez nous de véritables conservateurs : tous ces hommes, dont nous venons de nommer quelques-uns des plus « représentatifs » assuraient un équilibre à la majorité de la Douma. Qu’une conciliation avec le pouvoir fût désirée par le « bloc progressiste, » c’est ce dont on ne peut douter. Les efforts suprêmes que les chefs libéraux auront faits pour sauver l’Empereur, et, ensuite, la révolution ayant pris un cours irrésistible et l’abdication étant devenue inévitable, pour conserver la dynastie, auront fourni la preuve de leur entière bonne foi.

Lorsque, au printemps de l’année dernière, une délégation de députés russes alla visiter les pays alliés, nous eûmes l’occasion de faire dire en France à plusieurs personnes : « Ce sont probablement les membres du futur gouvernement de la Russie qui se rendent à Paris. » Et il est vrai que M. Protopopof, alors vice-président libéral de la Douma, devait, quelques semaines après son retour, devenir ministre de l’Intérieur, mais pour quelle besogne et dans quelles conditions ! Quant à M. Milioukof, le voici aujourd’hui ministre des Affaires étrangères du régime nouveau, après avoir été maintes fois, sous le régime ancien, le conseiller du Pont-aux-Chantres. C’est un fait, peu connu, mais bien significatif, que M. Sazonof, lorsqu’il était ministre des Affaires étrangères, écoutait volontiers les avis de M. Milioukof, spécialiste des questions de politique extérieure à la Douma et dans le journal du parti cadet, la Rietch, dont il était le véritable directeur. On voit donc qu’il n’y avait pas, alors, entre le monde gouvernemental et les élémens les plus libéraux de la Douma, un abîme infranchissable, que de nombreuses communications existaient même, enfin qu’un arrangement amiable et une collaboration pouvaient apparaître comme une sérieuse probabilités.

Nous avons raconté ici[1] comment, au mois de février 1916, Nicolas II, heureusement inspiré, était venu assister à l’ouverture de la Douma. Ce fut une surprise joyeusement saluée, un événement qui parut annoncer un nouveau cours. L’Empereur lui-même se rendait compte de l’importance et de la signification de son initiative, car il parvenait mal à dissimuler son émotion. On lisait sur son visage les pensées qui l’agitaient, le combat intérieur qui se livrait en lui. Évidemment il lui avait fallu vaincre un puissant préjugé pour franchir, — c’était la première fois, — la porte du palais de Tauride. Il y avait dans son regard de la curiosité et de l’inquiétude, comme s’il fût entré dans un repaire d’anarchistes. Par instans, d’un mouvement nerveux, comme s’il eût étouffé, il faisait le geste de desserrer son col. Lorsque, les prières dites, il s’adressa aux députés groupés autour de lui, son trouble était tel que la première phrase de son allocution, où il félicitait l’armée de la prise d’Erzeroum, fut grammaticalement incorrecte. J’entends encore le président Rodzianko, souhaitant la bienvenue à l’Empereur, élevant sa voix sonore chaque fois que, dans ses paroles, revenait le mot narod (nation). C’était comme si un avertissement bienveillant et solennel eût été donné a l’autocrate. Le chemin d’une large politique nationale lui était montré. Et les acclamations qui le saluèrent lorsqu’il traversa la salle des séances éclairèrent ses yeux, détendirent son visage, où apparut même, après une si longue contrainte, un sourire timide. Instans décisifs, d’où aurait pu dater une phase nouvelle de l’histoire de la Russie. Comment les impressions de cette journée de réconciliation et d’entente se sont-elles effacées chez Nicolas II ? Comment d’autres sentimens, de funestes préjugés ont-ils prévalu chez lui ? C’est le triste secret d’un souverain faible, d’un autocrate soumis à toutes les influences d’un déplorable entourage…

Je ne crois pas me tromper en disant que la visite de l’Empereur à la Douma avait fait naître chez les libéraux de grandes espérances. Jamais ils ne furent aussi modérés que pendant les quelques mois qui suivirent, jamais ils ne firent preuve d’autant d’aptitudes au gouvernement. C’était à cette époque que je me trouvais en Russie. Je pus recueillir, de la bouche même des principaux chefs de partis, l’assurance qu’une entente avec la monarchie leur semblait non seulement possible, non seulement désirable, mais encore nécessaire.

« Je suis monarchiste, monarchiste de cœur et d’âme, et tous mes amis octobristes le sont, comme la Russie l’est elle-même, » me disait M. Rodzianko quelques jours après la visite de l’Empereur au palais de Tauride, visite qu’il regardait comme un succès pour ses idées et pour sa cause. Et il affirmait sa conviction que la Russie évoluerait sans secousses et par étapes vers le régime des monarchies constitutionnelles d’Occident. Il trouvait des raisons de confiance dans l’histoire de la Douma elle-même, qui, en dix ans, avait fait son éducation politique. Il la comparait à un enfant qui, après s’être tenu sur le pied gauche (la première Douma révolutionnaire) et ensuite sur le pied droit (la troisième Douma conservatrice), marchait désormais d’aplomb sur ses deux pieds. Et revenant sur la présence de l’Empereur à la séance de rentrée, le président ajoutait en riant de bonne humeur :

« On avait voulu faire croire à Sa Majesté que l’assemblée était composée de loups et de tigres. Sa Majesté a voulu en avoir le cœur net. L’Empereur est venu parmi nous, il a vu de ses yeux et il sait bien, aujourd’hui, que l’on peut s’entendre. »

Si, doué de seconde vue, j’eusse annoncé à M. Rodzianko qu’un an plus tard, presque jour pour jour, il irait présenter lui-même un acte d’abdication à Nicolas II, il aurait certainement trouvé la plaisanterie de très mauvais goût…

Une autre fois, c’était M. Maklakof, un des chefs les plus brillans, les plus spirituels du parti cadet, qui parle notre langue comme un Parisien, dont la conversation est un feu d’artifice de mots et de formules qui feraient de lui un de nos plus vifs chroniqueurs. Lui aussi croyait fermement à une évolution politique qui s’accomplirait régulièrement, dans les formes du gouvernement monarchique. L’idée qu’on pût supprimer les Romanof lui faisait lever les bras au ciel : « Excellent moyen, s’écriait-il, d’alimenter la réaction ! Admirable idée de votre Gribouille ! »

Et un autre jour encore (il suffira de s’arrêter là), je questionnais M. Efremof, « progressiste » notoire qui, par le tour de ses pensées, par sa vue générale des choses, par son vocabulaire, par les détails mêmes de sa personne, évoquait le type du républicain de gauche tel qu’il existe chez nous. Il était, ce radical, moins certain que les octobristes ou les cadets que l’évolution dût être paisible et régulière. Le Tsar à la Douma ?…, Oui, sans doute, mais n’était-ce pas trop tard ? « L’abîme se creuse, » me disait le député progressiste en hochant la tête. Et pourtant, il ne croyait pas, lui non plus, à la subversion totale du régime, à ce qu’il appelait « une révolution sérieuse, » c’est-à-dire, d’un seul mot, à la Révolution…

Le moment où ces déclarations sincères et spontanées m’étaient faites était pourtant celui où commençait contre le mouvement libéral la réaction de ce qu’on devait désigner plus tard sous le nom d’ « influences occultes. » M. Stürmer avait été désigné par l’Empereur pour succéder à M. Goremykine dans les derniers jours de janvier (du vieux style). Nous savons aujourd’hui que c’est de ce choix malheureux que datent le recommencement de la politique germanophile et la tentative de la bureaucratie pour reprendre la haute main sur le gouvernement de l’Empire.

Il est vrai que M. Stürmer était accueilli froidement. Mais les dispositions conciliantes des libéraux n’en étaient pas découragées. Dieu sait pourtant si la personne du nouveau président du conseil était peu engageante ! A franchement parler, elle était même antipathique. Lorsque cette nomination avait été connue, un beau matin, à Pétrograd, la stupéfaction avait été grande. Le nom seul de M. Stürmer, ce nom allemand de mauvais augure, choquait les oreilles et excitait la défiance : comment n’avait-il pas mis le pouvoir en garde contre un choix si malencontreux[2] ? Les quolibets qui l’accueillirent dissimulaient mal l’inquiétude et l’irritation de l’opinion publique. C’est au ministre de la Guerre que l’on prêtait ce mot. Comme le bruit du départ de M. Goremykine avait couru, un ami demandait, par téléphone, le nom de son successeur et le général Polivanof avait répondu : « Je ne peux pas le dire, j’aurais trois mille roubles d’amende. » Trois mille roubles d’amende, c’est, en effet, le tarif à Pétrograd lorsqu’on parle allemand au téléphone. Quelques jours plus tard, au Yacht-Club, à l’heure du déjeuner, un officier se levait, demandait la permission de prononcer deux mots allemands, rien que deux, et disait gravement, au milieu des rires : « Gofmeister Stürmer. » Car on sait que la plupart des titres de Cour, en Russie, venaient d’Allemagne (comme aussi trop de titres de la hiérarchie militaire), et que, dans la langue russe, l’H aspiré allemand se change en G. Telles sont les épigrammes par lesquelles la révolution aura commencé. Mais ces épigrammes étaient déjà sanglantes et elles portaient loin parce qu’elles associaient, au mouvement libéral contre le régime bureaucratique, l’idée de nationalité.

Si net était pourtant, chez les hommes politiques libéraux, le désir d’éviter une cassure que, tout en faisant grise mine à M. Stürmer, ils le toléraient, et même, au besoin, l’excusaient. Pendant son séjour à Paris, au mois de mai, M. Milioukof, interrogé par un rédacteur de l’Humanité, déclarait que son parti, celui des constitutionnels-démocrates, d’accord avec les autres partis du « bloc progressiste, » renonçait pour le moment à réclamer ce « ministère responsable » qui devait être, à ses yeux, « le résultat d’une longue évolution. » Et, quant à la personne même de M. Stürmer, M. Milioukof ajoutait en propres termes, et non sans causer quelque surprise a son interlocuteur : « C’est un personnage de transition. Il n’est pas d’un réactionnarisme aussi déterminé que son prédécesseur, M. Goremykine. C’est un bureaucrate d’esprit très conservateur, mais, justement parce que bureaucrate, il est doué d’une certaine souplesse qui lui permet de s’adapter aux circonstances… »

On voit que M. Milioukof y mettait de la bonne volonté. Il n’était guère possible d’en mettre davantage. Cet esprit d’adaptation aux circonstances, pour lequel lui et ses amis faisaient crédit à M. Stürmer, il était en réalité le leur. En dehors des cercles de la Douma, j’ai entendu plus d’un libéral russe s’en plaindre. Les troupes du parti des réformes étaient, de toute évidence, restées beaucoup plus intransigeantes que les états-majors. Elles en comprenaient avec peine les sentimens et la tactique. Plus d’une fois, j’aurai entendu blâmer la « faiblesse » du bloc progressiste, quand on ne le taxait pas de trahison : tous les hommes politiques qui, à un moment donné, ont voulu « sérier les questions, » ont encouru les mêmes reproches et les mêmes colères.

Mais c’est ici, peut-être, que nous commençons à toucher du doigt une des causes de la catastrophe où s’est abîmé l’ancien régime.


La guerre était, dans son principe, une guerre populaire. Il serait à peine exagéré de dire que c’était la guerre de la Douma. Entre 1909 et 1914, entre la remise par M. de Pourtalès des deux ultimatums, dont le premier, de tous points semblable au second, avait déterminé un recul de la Russie que le patriotisme russe avait ressenti comme une humiliation, bien souvent la Douma avait exprimé le désir d’une politique étrangère plus vigoureuse. L’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche avait laissé une profonde amertume. L’éclipsé que le prestige de la Russie avait subie en Orient avait été déplorée, critiquée à plus d’une reprise à la tribune du palais de Tauride. Aussi, lorsque l’Empereur prit la défense de la Serbie menacée, puis quand il repoussa l’ultimatum de l’Allemagne, la Douma se reconnut dans celle résolution. Elle avait contribué, pour une part certaine, à ce retour à la fierté. Elle le salua comme une réparation. C’est d’ailleurs le propre mot qui fut employé, à la grande séance du 8 août, par l’orateur des nationalistes, M. Balachev : « A l’heure difficile et glorieuse que nous vivons, la Russie est appelée à réparer quelques-unes de ses erreurs historiques. » Et quand M. Milioukof vint déclarer à son tour : « Nous luttons pour libérer notre patrie d’une invasion étrangère, pour libérer l’Europe et le Slavisme de l’hégémonie germanique, » il fut accueilli par des « bravos à gauche. »

Au fond, le nationalisme était la tendance dominante de cette Douma, la quatrième depuis la charte d’octobre 1905. Le mélange des idées de liberté et de nationalité s’était vu en France au XIXe siècle lorsque les libéraux combattaient à la fois la monarchie et les traités de 1815. Il s’était vu en Allemagne et en Italie où les efforts pour obtenir un régime constitutionnel s’étaient confondus avec les aspirations unitaires. On l’avait revu à Constantinople en 1908 avec les Jeunes-Turcs. Ce mouvement historique continuait, par la Russie, son tour du monde. Il suffira de rappeler les congrès « néo-slaves, » qui s’étaient tenus à plusieurs reprises durant les années qui ont précédé la guerre. Le panslavisme renaissait sous une forme nouvelle. Au lieu d’être l’héritage de la « Sainte Russie, » il se trouvait désormais associé à la doctrine politique du libéralisme. Il ne faut pas oublier, par exemple, pour comprendre les choses, que M. Milioukof aura été le premier à désigner Constantinople comme un des buts de guerre de la Russie. Le 24 mars 1916, plus de six mois avant que M. Trépof, durant son bref passage aux affaires, eût à son tour proclamé la nécessité pour l’Empire russe de dominer le Bosphore, M. Milioukof avait dit à la Douma : « Nous voulons une sortie vers la mer libre. Nous n’aurions certes pas déclaré la guerre dans l’unique dessein de réaliser ce désir ; mais, puisqu’elle est commencée, nous ne la terminerons pas sans obtenir cette sortie. Notre intérêt consiste à nous annexer les Détroits. »

C’était la vieille idée impériale trouvant de nouveaux interprètes. Quelle différence, on le voit, entre les hommes qui voulaient régénérer la Russie par la guerre et ceux qui, en 1905, avaient tenté d’exploiter les défaites de Mandchourie pour faire la révolution ! Le manifeste de Viborg, après la dissolution de la première Douma, avait invité le peuple russe a refuser l’impôt et le service militaire. En 1916, les libéraux de la quatrième Douma lui demandaient de ne pas marchander les sacrifices pour la guerre jusqu’au bout.

Rénover la Russie par la liberté pour la faire plus grande et achever ses destinées nationales, c’était, au fond, une idée d’intellectuels, une idée de bourgeois. Cette quatrième Douma, elle était bourgeoise, en effet. Comment, de cela aussi, l’Empereur ne s’est-il pas rendu compte ? C’était à la suite des restrictions du droit électoral opérées en 1907 et en 1911, que la quatrième Douma avait été élue. Cens, curies, découpage des circonscriptions, tout avait été combiné pour obtenir une Douma souple et gouvernable. Cette Douma, on l’avait obtenue. Et il suffisait d’un peu de mémoire pour comprendre qu’au fond c’était une Douma « introuvable » et que l’on devait s’estimer heureux de l’avoir telle qu’elle était, lorsqu’on la comparait aux premières expériences du régime constitutionnel, aux premiers résultats des consultations populaires.

Nous croyons, sans pédantisme, pouvoir dire que ce qui aura surtout manqué à Nicolas II, parmi ses précepteurs, c’est un bon professeur d’histoire. Il est fâcheux pour lui, sa dynastie et son Empire, qu’à aucun moment il ne se soit trouvé quelqu’un pour lui montrer l’exemple de ce que d’autres monarchies avaient fait pour retremper leur forces dans un grand courant national. Le passage de l’absolutisme au régime constitutionnel se trouvait étrangement facilité par la guerre. L’occasion s’offrait aux Romanof de prendre cet élixir de jeunesse qui avait si bien réussi à la maison de Savoie, grâce au Risorgimento, à la maison de Hohenzollern, grâce aux deux guerres de 1806 et de 1870. Victor-Emmanuel et Guillaume Ier, chacun à son heure, avaient renouvelé leurs traditions, rompu avec leurs conservateurs : Bismarck, dans ses Souvenirs, a fait la théorie de ce Bruch mit den Conservativen, de cette rupture avec les anciens partis, encombrans et compromettans, et qui entraînent a la ruine les gouvernemens qui ne savent pas se dégager à temps pour rallier des élémens nouveaux. Savoie et Hohenzollern s’étaient bien trouvés de la recette. C’est ainsi que les libéraux prussiens, si acharnés dans leur opposition jusqu’en 1870, avaient formé ensuite ce parti national-libéral, le plus fidèle soutien de Bismarck et de la politique d’Empire et qui, comme l’ordre même des mots l’indiquait, avait fini par subordonner son libéralisme à son nationalisme. On sait que, dans la guerre présente, le parti national-libéral s’est montré aussi « annexionniste, » aussi pangermaniste, aussi outrancier que les plus qualifiés des conservateurs, en sorte que, pour rétablir l’équilibre et pour respecter la loi de physique politique qui pourrait s’appeler « loi de Bismarck, » le chancelier de Guillaume II a été conduit à se rapprocher de la fraction modérée de la social-démocratie. Il ne tenait qu’à Nicolas II d’acquérir de la même manière ses « nationaux-libéraux. »

En réalité, et c’est ce qui va nous faire comprendre le cours des choses, le libéralisme russe avait engagé son avenir dans la guerre. Il jouait sa fortune sur la victoire. Si le défi de l’Allemagne, qui n’avait pas été relevé on 1909, l’avait été en 1914, c’était, pour une part, aux critiques que la Douma avait faites de la politique d’effacement que ce résultat avait été dû. Le sentiment et les théories des libéraux étaient intéressés dans cette lutte contre le bloc austro-allemand. Leur responsabilité ne l’était pas moins. Ils avaient tout approuvé, les crédits, les hommes, les sacrifices que la guerre impose aux nations. Si la guerre se terminait mal, ce n’étaient pas seulement l’idée slave et le patriotisme de la Douma qui auraient à souffrir. Ce serait la Douma elle-même qui serait atteinte. Réactionnaires ou révolutionnaires « défaitistes » la guettaient également, l’attendaient au résultat pour l’en accabler. C’est ainsi qu’indépendamment même de tout sentiment et de toute idéologie, l’instinct de la conservation, et, aussi, on ne sait quel appel des dieux, devaient entraîner la Douma à pousser la guerre à fond, à consacrer à la guerre, surtout par ses Commissions, son activité et ses forces, — ce qui, justement, devait l’introduire, avec la bureaucratie, dans un conflit qui aura été prompt à dégénérer en duel à mort.


Lorsque Pierre le Grand, il y a deux cents ans de cela, avait constitué sa hiérarchie administrative, il avait composé le tchin aux quatorze degrés, avec ses « équivalences, » des traditions de la Horde d’Or et d’élémens empruntés à l’administration de son voisin le roi de Prusse. Le tchin, mongolique et prussien, devait, dans sa pensée, faire de toutes les branches de la bureaucratie une machine harmonieuse et disciplinée comme l’armée elle-même. Jamais Pierre le Grand n’avait pu imaginer que cette création, cette émanation du tsarisme en viendrait un jour à entraîner un tsar dans son impopularité et dans sa chute. S’il eut pu évoquer une pareille hypothèse, il l’eût repoussée comme un non-sens. C’est pourtant aux effets de ce non-sens historique et politique, terrible pour sa dynastie, que nous venons d’assister.

« A la fin, dit Goethe, nous devenons les esclaves des créatures que nous avons faites. » C’est ce qui est arrivé au tsarisme avec ses bureaucrates. Le tchin avait été organisé pour collaborer en sous-ordre à la grande œuvre tsarienne : l’unification de la Russie. Il avait été destiné aussi par Pierre le Grand à occidentaliser les Russes, à les initier à la civilisation européenne. C’était un instrument de gouvernement et un instrument de progrès. Le mécanisme avait rendu d’immenses services entre les mains des empereurs énergiques. D’un bout à l’autre du vaste État, les tchinovniks aux casquettes multicolores faisaient régner l’ordre russe. C’étaient eux qui rattachaient au pouvoir central tant de provinces séparées par de si longues distances, plus séparées encore par la race, les mœurs et le langage. Appuyée sur ses traditions, sur l’histoire de la Russie, la bureaucratie se croyait intangible parce qu’elle était indispensable pour tenir le faisceau serré : sa justification suprême se sera trouvée dans la décision du gouvernement provisoire qui, après avoir destitué les gouverneurs des provinces et sévi contre la police, a maintenu les cadres secondaires de l’administration et laissé en place ces légions de fonctionnaires pourtant détestés. La bureaucratie a été, elle reste encore l’armature de l’Empire. Mais, comme toutes les institutions, elle avait pris un caractère nouveau au cours des années. D’organisme administratif, elle était devenue une puissance politique qui s’enflait aux dépens de l’autocratie elle-même. Tandis que le tchin tendait à former un État dans l’État, tandis que l’esprit de caste y grandissait, qu’il avait ses intérêts propres à défendre, l’autorité tsarienne, avec Nicolas II, s’affaiblissait et s’anémiait de jour en jour. Le peuple ne sentait plus la main ferme des tsars. Il ne sentait que trop l’avidité et la brutalité des bureaucrates. Et puis, les contradictions et les incohérences se multipliaient dans le mécanisme politique, singulièrement compliqué. La Russie adoptait peu à peu les formes des gouvernemens occidentaux : dans ces formes creuses, la pensée de Nicolas II, tantôt hésitante et tantôt obstinée, ne savait que mettre. La Russie avait une Chambre, mais bridée, impuissante et qui s’irritait. Kilo avait un président du conseil et des ministres qui continuaient à n’être aux yeux de l’Empereur que des fonctionnaires et qu’il choisissait parmi les fonctionnaires. C’était le système contre lequel protestait l’opinion libérale. Mais, d’autre part, les fonctionnaires eux-mêmes se sentaient menacés dans leur omnipotence et leurs privilèges par un mouvement d’idées sans cesse croissant, par des forces nouvelles qui se développaient à vue d’œil. Nicolas II, qui avait encore trouvé dans le haut personnel bureaucratique des ministres dévoués à sa personne et au bien public, et capables de servir une idée avec désintéressement comme Stolypine, continuait comme par le passé à puiser dans le tchin. Il ne s’apercevait pas que le tchin, exploitant sa faiblesse, spéculant sur son aveuglement, ne se servait plus de l’autorité qu’il recevait de l’Empereur que pour défendre sa propre situation.

La guerre venue, la bureaucratie a craint plus que jamais de se voir dépossédée, et elle avait, en effet, les plus sérieuses raisons de le craindre. Non seulement elle n’avait pas préparé la Russie à soutenir la lutte, non seulement elle se savait inférieure à la tâche de donner à la Russie les moyens de se défendre et de vaincre, mais encore le cœur n’y était pas. Jadis elle s’était formée sur le modèle prussien et à l’aide d’élémens germaniques. C’était le temps où le progrès occidental était venu à la Russie à travers l’Allemagne, où, pour être bien vu, bien noté de Pierre et de ses successeurs férus d’organisation prussienne, il fallait porter un nom allemand. Plus d’une famille russe, au XVIIIe siècle, pour parvenir, avait germanisé son nom. De ces origines, une forte empreinte était restée marquée sur la bureaucratie. Sans enthousiasme, et même avec appréhension, les gens du tchin avaient vu éclater la guerre avec l’Allemagne. Quand ils s’aperçurent que la guerre aggravait leur impopularité, dressait en face d’eux des organisations concurrentes et qui se montraient capables de les supplanter dans tous les domaines où eux-mêmes apparaissaient inertes et insuffisans, ils n’eurent plus qu’une idée : et ce ne fut pas, — en quoi ils se sont condamnés, — de réparer leurs fautes par le travail, l’activité et le patriotisme. Ce fut de profiter du pouvoir politique qu’ils tenaient de l’Empereur pour tromper l’Empereur lui-même et pour écraser leurs rivaux.

Presque toujours, de loin, les problèmes politiques des autres peuples nous paraissent simples et faciles à résoudre. Nous ne tenons pas compte de traditions, de sentimens qui ne nous touchent pas, des situations acquises et des ambitions montantes, de conflits d’intérêts où nous ne sommes pas parties et dont, par suite, nous faisons bon marché. Au début de mon séjour en Russie, je demandais pourquoi le pouvoir ne se décidait pas à appeler au ministère ces hommes « jouissant de la confiance publique, » que réclamaient la Douma et les journaux.

« Rien n’est dangereux, disais-je à des conservateurs, comme ces formules auxquelles la presse fait un sort. En politique aussi la résistance irrite le désir. Les programmes d’opposition sont comme l’amour, dont un de nos poètes a dit qu’il vit d’inanition et meurt de nourriture. Ce qui serait adroit, ce serait de prendre le libéralisme au mot. D’abord, une de ses armes lui serait enlevée. Et puis, qu’est-ce que l’expérience en coûterait ? » On me répondait par des paroles vagues, jusqu’au jour où un homme qui savait la politique de son pays me fit entrer au fond des choses par la démonstration que voici :

« Vous savez ce qui se passe dans une société où les actionnaires sont mécontens de la gestion des administrateurs en exercice. Ils veulent introduire au conseil des administrateurs nouveaux, et il semble que cette solution soit de nature à satisfaire tout le monde. Mais c’est celle justement que ne peut pas accepter le conseil, parce que, par les nouveaux administrateurs, les actionnaires seraient initiés à ses comptes et à ses secrets. Et c’est par-dessus tout ce que ne veut pas un conseil d’administration qui tient à ses privilèges et qui n’a pas la conscience tranquille. Tel est précisément le cas de la bureaucratie. Elle ne veut pas laisser un homme du dehors, un délégué du public, contrôler ses actes et s’introduire dans ses affaires : car elle a fini par regarder les affaires de l’Empire comme ses affaires propres. Aussi, lorsque l’Empereur manifeste la moindre velléité de satisfaire au désir si naturel de l’opinion publique, les conseillers qui l’entourent, et qui ne sont pas, croyez-le, des théoriciens de la contre-révolution, mais des vizirs sceptiques et subtils, viennent lui murmurer à l’oreille : « Mais où sont-ils, Sire, les hommes qui auraient la confiance de toute la vaste Russie ? M. Goutchkof, par exemple (et ce nom était bien choisi, car l’Empereur haïssait M. Goutchkof), est très connu à Moscou. L’est-il à Kazan, à Saratof, plus loin encore ? Votre Majesté voit donc qu’il s’agit là d’une simple chimère et que son pouvoir ne peut sortir des mains des hommes qui sont les commis du Tsar, l’émanation de sa volonté. » Et voilà comment, chaque fois, les grands tehinovniks ont gardé ce que vous appelez chez vous, je crois, « l’assiette au beurre… »

Mais, à la fin, ce n’a plus été seulement dans les conseils du Tsar que la bureaucratie a eu à défendre ses privilèges. C’est en face d’organismes plus actifs, plus dévoués qu’elle à la chose publique et qui s’étaient montrés capables de la suppléer et de la remplacer dans tous les domaines (ravitaillement, munitions, secours aux blessés, etc.) où elle-même avait accusé son mauvais vouloir et son incurie. La guerre avait pour effet de menacer le monopole de la bureaucratie, et c’est ce qui lui a fait détester la guerre. Il parait incompréhensible à distance que le gouvernement déchu ait poursuivi de tant de jalousie et de haine ces congrès des Zemstvos et des villes, ces « organisations sociales, » produits spontanés de la nation russe, conformes aux traditions nationales et qui travaillaient à fournir l’armée et la population civile de ce qui pouvait leur manquer. Mais justement la bureaucratie a vu dans les comités formés par les assemblées locales et municipales ou issus des groupemens de particuliers ce qu’y voyait tout le monde : c’est-à-dire des remplaçons. Se sentant incapable de soutenir la concurrence, elle n’a plus eu qu’une idée, et c’était de la supprimer violemment.

Comme nous venions un jour de voir à Moscou le prince Lvof, qui présidait l’Union des Zemstvos et des villes, un de nos compatriotes, esprit fin et clairvoyant, me disait ces paroles qui prennent un sens singulièrement fort aujourd’hui que le prince dirige le gouvernement nouveau :

« Il n’est pas douteux pour moi qu’il faudra qu’à un moment ou à un autre celui avec qui vous venez de causer franchisse cette porte comme président du conseil, ou bien ce sera comme assassiné… »

Pour cet observateur des choses russes, il n’y avait pas de compromis, pas de terrain d’entente possible entre les forces natives de la Russie et le tchin. Et le prince Lvof m’était apparu pour le tchin comme un adversaire redoutable, l’homme d’une seule idée et d’une seule volonté, avec les partis pris solides de l’homme d’action. Je me rappelle l’éclair rapide, et facile à traduire, de son regard, le nom de Stolypine ayant été prononcé devant lui. Mais, très maitre de lui-même, ennemi des propos inutiles, il allait à l’essentiel, à l’exposé de cette œuvre étonnante dont il était l’âme et qui avait consisté à créer de toutes pièces une administration, l’administration officielle étant défaillante. Dès lors, la situation était bien claire : il fallait que la bureaucratie reconnût la place, le rôle et l’utilité des Zemstvos et des organisations sociales dans l’Etat et qu’elle fit elle-même, par conséquent, l’aveu de son incapacité. Ou bien, il fallait qu’elle brisât cette concurrence, le bien public, le salut du pays dussent-ils en souffrir, la monarchie elle-même dût-elle être compromise dans la lutte. C’est à ce dernier parti, gros de dangers, et qui a prouvé son absence de patriotisme, que s’arrêta le clan des hauts bénéficiaires du tchin.


Un souverain moins faible et plus clairvoyant que Nicolas II aurait refusé de se faire l’instrument d’une coterie qui n’invoquait les traditions de l’Etat que pour servir ses intérêts particuliers. On a peine à concevoir que l’Empereur, si loyal envers l’Entente, si ferme dans son propos de conduire la guerre jusqu’au bout, se soit abandonné à des hommes qui, voyant que la guerre tournait contre eux et les condamnait, la menaient sans conviction et avec mollesse, — en attendant l’heure de passer à la trahison active. Quelque hasard se trouve souvent à l’origine des grands événemens pour en déterminer le cours. Une angine de poitrine survenue bien mal à propos devait écarter des affaires l’homme d’État le plus capable, peut-être, de diriger les affaires de Russie pendant la guerre et de sauver la monarchie d’une crise mortelle. Lorsque M. Kokovtsof (l’auteur du mot fameux : « Dieu merci, nous ne sommes pas en régime parlementaire, ») eut quitté la présidence du conseil, c’est à M. Krivochéine que sa succession fut offerte par l’Empereur. On était alors aux premières semaines de l’année 1914, l’année tragique et décisive par excellence. Disciple, ami et collaborateur de Stolypine, M. Krivochéine, dont le nom reste attaché à l’œuvre de la réforme agraire, eût continué et développé la politique stolypinienne. Il eût conservé du prestige, de l’autorité et de la fermeté au pouvoir, tout en gouvernant dans un esprit moderne. Les « stolypiniens » formaient une école d’hommes de bon sens, dévoués à l’ordre et d’esprit réformateur : le comte Ignatief, M. Sazonof en étaient, et les égards dont les entourait la Douma, contrastaient singulièrement avec l’accueil qui était fait à leurs collègues. D’ailleurs, M. Sazonof, puis le comte Ignatief devaient être écartés par des gouvernemens avec lesquels ils n’avaient rien de commun. Mais, pour en revenir à la succession de M. Kokovtsof, la maladie avait contraint M. Krivochéine à la refuser. Comptant bien, toutefois, après sa guérison, prendre la présidence du conseil que l’Empereur lui destinait, M. Krivochéine lui-même désigna, pour une sorte d’intérim, une personnalité effacée, médiocre, mais suffisamment décorative et dont le grand âge semblait une garantie contre les pièges de l’ambition. Ces sortes de calculs réussissent rarement : du moins la nécessité l’avait-elle imposé à M. Krivochéine[3]. Mais lorsqu’il sentit sa santé assez rétablie, il se trouva que, malgré les années, M. Goremykine avait pris goût au pouvoir. Et sans doute aussi avait-il discrédité M. Krivochéine dans l’esprit de Nicolas II, car, non seulement M. Krivochéine ne retrouva pas sa place, mais jamais son nom ne fut plus prononcé.

Ce fut dès lors une série de décadences qui devaient conduire à la catastrophe. Il n’y a aucun intérêt à rappeler l’histoire lamentable de ces ministères où se succédaient les créatures de la bureaucratie, tandis que les hommes qui montraient de l’indépendance étaient sacrifiés tour à tour : c’est encore le sort qui fut réservé, à la fin de 1916, à M. Trepof, conservateur plus honnête et plus patriote que clairvoyant. En réalité, la Russie n’était plus gouvernée, et, chose grave, ne se sentait plus gouvernée. En fait d’absolutisme, il n’y avait que celui des policiers. La faiblesse de l’autocrate faisait reparaître le règne des boïars. « Nous voici revenus aux temps de Boris Godounof, » disait un diplomate. Dans la mesure où le XXe siècle peut se comparer au XVIIe, l’anémie du pouvoir sous un des successeurs de Michel Romanof introduisait la Russie dans un état de marasme et d’anarchie semblable à celui dont elle avait été tirée, trois cents ans plus tôt, par le fondateur de la dynastie.


Le livre qui aide le mieux à comprendre les circonstances vraiment extraordinaires au milieu desquelles s’est consommée la ruine de la monarchie, c’est l’histoire fantastique et vraie des Faux Démétrius, telle que l’a racontée Prosper Mérimée. On y voit combien la Russie est proche encore de son passé légendaire, l’aliment que donne aux impostures non seulement la croyance au merveilleux, mais le contact encore presque immédiat de la Russie avec sa période mythologique. Il faut penser qu’au temps où Henri IV et Sully gouvernaient la France, quand Descartes et Gassendi étaient déjà nés, un aventurier dont on n’a jamais su au juste ni l’origine ni le nom se. faisait passer pour le fils d’Ivan le Terrible et proclamer tsar de Moscou. L’histoire de Raspoutine n’appartient-elle pas au même genre de féerie ? Il y aura, pour un Mérimée de l’avenir, une étonnante chronique à écrire sur ce sorcier de village dont le nom est destiné à remplir l’histoire des derniers jours du règne de Nicolas II. L’historien fera justice des exagérations. Il montrera comment la crédulité publique favorisait les calculs de Raspoutine, qui tenait boutique ouverte de faveurs et d’influence, en lui attribuant toutes les grâces et toutes les disgrâces, toutes les nominations, celle des ministres, des ambassadeurs, des généraux même, en sorte que Raspoutine, dont l’ignorance était grossière, qui savait à peine écrire, aurait, à en croire la rumeur populaire, gouverné toute la Russie. La simple vérité est suffisamment romanesque. L’histoire dira qu’on faisait tourner des tables, à Tsarskoïé-Sélo, qu’on y regardait Raspoutine comme une sorte de porte-bonheur, et même de prophète, tandis que, dans l’ombre, les maires du palais, les vizirs rusés de la bureaucratie faisaient servir le favori à leurs desseins.

Mais non moins que sur l’Empereur et l’Impératrice, l’étrange et scandaleux personnage régnait sur l’imagination des foules. Tandis que l’ennemi envahissait le territoire, que la révolution montait, il devenait, dans l’esprit de tout un peuple immense, le symbole des périls publics, et, comme son assassinat l’a montré, le bouc émissaire de la Russie. Le nom même qu’il s’était donné par défi autant que par feinte humilité mystique (Raspoutine, ou « le dissolu ») n’exprimait que trop bien la décomposition d’un état de choses. Catherine s’était entourée de philosophes. Alexandre Ier avait écoulé Mme de Krüdner. Nicolas II se contentait de Raspoutine. Voilà où l’on était descendu. Cependant la cour de Russie continuait à garder sur le monde son ancien prestige. Le système des alliances et la guerre européenne supposaient la continuation de la grande politique russe telle que les chancelleries, depuis le XIXe siècle, avaient pris l’habitude de la regarder avec considération et respect. En réalité, et c’est un contraste qui ne manquera pas de frapper les historiens philosophes, la Russie impériale tombait en enfance.

Lorsqu’on pénétrait dans l’Empire, l’année dernière, par cette station lointaine de Tornéo, à deux pas du cercle polaire, porte étroite et d’accès incommode, la seule pourtant qui restât entre-bâillée sur l’Occident, le nom de Raspoutine, mystérieusement répercuté à tous les échos, venait frapper les oreilles. Comme les roseaux de la fable racontaient l’histoire du roi Midas, le vent des steppes, le murmure des forêts portaient le mythe de Raspoutine. La raison disait au voyageur qu’il n’était pas possible que tout, dans le vaste Empire, même les revers et les succès des armées, s’expliquât par l’action et la volonté de ce paysan-sorcier devenu magnétiseur de Cour. Mais ce qu’il fallait constater comme un symptôme grave, c’est qu’autour de ce nom, mille fois répété avec scandale, dégoût ou colère, s’accumulaient les amertumes et les déceptions d’un peuple.

— Voulez-vous voir Raspoutine ? m’avait-on demandé à Pétrograd.

La curiosité avait failli être la plus forte. Mais il fallait se faire introduire auprès du personnage, demander, solliciter presque une audience, et il était habile à exploiter les moindres marques d’attention capables d’accroître son prestige. Il y avait dans le cas de Raspoutine une large part de charlatanisme, et tout ce qui pouvait ressembler à un hommage à son autorité favorisait son industrie. Et puis, à l’étranger, est-ce que nous ne devons pas toujours nous regarder tous comme porteurs responsables de la dignité du nom français ? Au dehors, un peu de fierté nationale est un bon placement. Pour ces raisons, et bien que j’y perdisse peut-être au point de vue anecdotique et pittoresque, je ne surmontai pas ma répugnance et je m’abstins d’aller voir Raspoutine.

J’en reste persuadé et je le répète : l’imagination populaire a considérablement brodé à son sujet. Seul le génie du mal en personne, seul Belzébuth ou Asmodée eût pu être omniscient et omnipotent tel qu’on le représentait. Il a fait, en définitive, plus de mal à l’empereur qu’à la Russie. Mais le tort même le plus grave et le plus sensible qu’il aura porté à la couronne, on l’a mal compris et mal apprécié : il a consisté à aliéner à Nicolas II, dans la société russe, les forces conservatrices dont l’appui n’avait jamais manqué au trône et à refroidir jusqu’au zèle des hauts dignitaires de l’Église orthodoxe.

On n’a pas accordé beaucoup d’attention, en Europe, aux incidens qui se sont produits dans le monde ecclésiastique russe pendant ces quatre dernières années. L’affaire du procureur du Saint-Synode, Samarine, l’affaire de l’évêque Hermogène, ont paru, de loin, comme les querelles de moines de Byzance. En réalité, ces affaires ont eu un gros effet moral. Elles auront entraîné de graves conséquences politiques. On ne se doute pas assez que c’est dans le clergé qu’aura commencé, avec l’impopularité et la haine de Raspoutine, la désaffection à l’égard de l’Empereur. L’aventurier, qui n’avait pas même reçu les ordres mineurs, usait de son influence sur Nicolas II pour faire la loi à l’Eglise nationale. La période de 1912-1913, selon des personnes renseignées, fut véritablement celle de la plus grande influence de Raspoutine à la Cour. Ce fut celle aussi d’une crise aiguë et d’un conflit entre le haut clergé et l’Empereur. Une créature de Raspoutine, Varnava, paysan à peine plus instruit que son protecteur, avait été nommé, grâce à lui, évêque de Tobolsk. Varnava s’était mis en tête de faire béatifier un moine de son diocèse, du nom de Jean, qui avait possédé une réputation de sainteté. Ayant été reçu en audience par l’Empereur, Varnava lui demanda de prononcer la béatification de Jean de Tobolsk, ce que l’Empereur accorda sur-le-champ. Or, le Saint-Synode a seul le pouvoir de faire des saints. Il adressa au souverain une requête où il exposait ses droits et les motifs pour lesquels il refusait de béatifier Jean de Tobolsk, en même temps qu’il demandait l’annulation de la décision prise sur l’initiative irrégulière de Varnava. Nicolas II rejeta la requête en faisant connaître que sa décision était irrévocable et en s’étonnant que le Saint-Synode discutât une question tranchée par le pouvoir impérial. Le Saint-Synode ne s’inclina pas. Varnava avait commis une infraction grave contre la discipline ecclésiastique. Le Saint-Synode décida de retirer à Varnava son siège épiscopal et lui ordonna de se retirer dans un monastère. Cette fois, ce fut au tour de Nicolas II, irrité de l’opposition du Saint-Synode, de refuser sa ratification et de couvrir Varnava en termes catégoriques et qui n’admettaient pas de réplique. Alors, les prélats qui avaient siégé au Saint-Synode adressèrent au Tsar une lettre collective où ils déclaraient renoncer à leurs charges. Une forte pression du pouvoir et la crainte du scandale parvinrent à arrêter cette insurrection d’évêques. Mais Raspoutine triomphait. Bientôt le métropolite de Pétrograd, Vladimir, était envoyé à Kief en disgrâce. Le procureur du Saint-Synode, M. Samarine, un des représentai les plus populaires de la noblesse provinciale de Russie, devait donner sa démission…

Ces incidens avaient laissé dans l’Eglise et dans les milieux les plus conservateurs de Russie bien des amertumes. Dans la société de Moscou, où l’affront fait à M. Samarine avait été profondément ressenti, des silences plus éloquens que des plaintes en disaient long sur l’état des esprits. L’Empereur, en somme, avait scié lui-même un des étais de son trône. C’est à la suite de l’affaire Varnava que s’est développé le mouvement favorable au rétablissement du patriarcat, jadis supprimé par Pierre le Grand pour faire du Tsar le chef de l’Eglise russe. Et dans les protestations contre les « influences occultes, » le clergé n’est pas resté en arrière des autres groupes de la nation. Voici, à titre d’exemple, la plainte qu’un prêtre-député, le Père Nemertzalof, exhalait, au mois de décembre 1916, à la tribune de la Douma :


L’instant est venu de proclamer que l’âme de l’État, la sainte Eglise orthodoxe, se trouve à son tour en danger et qu’il nous est impossible, à nous, croyans dévoués corps et âme à la sainte Église, de garder plus longtemps le silence. Notre devoir est de crier bien haut, si haut que toute la Russie orthodoxe puisse nous entendre, que l’Eglise orthodoxe est en danger. Mes frères, levez-vous et défendez-la !… L’Église tout entière est menacée, et elle n’est pas menacée par le bas. C’est par le haut qu’on l’attaque. Oui, je ne sais quelle main boueuse s’avance vers l’Église pour saisir les rênes de ses destinées. La simonie, la protection, l’oppression, les pots-de-vin, les recommandations et les intrigues dans le domaine de la foi !… Les paroles que je prononce ici font saigner mon cœur de pasteur. Mais me taire serait au-dessus de mes forces…


Il est incroyable que l’Empereur n’ait pas entendu de tels avertissemens, et l’on se demande de quelle hébétude ou de quel esclavage son esprit était frappé. Mais l’on ne s’étonnera plus, après les faits et les paroles que nous venons de citer, que, l’heure de la chute venue, Nicolas II se soit trouvé abandonné de tous, de l’Eglise elle-même, et que le Saint-Synode ait si facilement rayé des prières le nom de l’Empereur.


« La Patrie est en danger ! » Ces mots depuis trois mois avaient retenti partout. Ce n’était pas seulement à la Douma qu’on les entendait, c’était au Conseil de l’Empire. C’était aux congrès de la Noblesse. C’était dans la famille impériale elle-même. Ce qu’on a appelé la « cabale des grands-ducs » était un signe peu douteux de la décomposition du régime. Une révolution de palais, c’est-à-dire quelque chose de classique et de conforme à bien des précédens russes, semblait se préparer à Pétrograd. La « lettre de remontrances respectueuses » que les Vladimirovitch et le grand-duc Dimitri Pavlovitch avaient adressée à l’Empereur était restée sans réponse. Ce furent les mêmes, aidés par le prince Soumarokof Elston, mari de la princesse Irène, et par le fameux député de l’extrême droite à la Douma, Pouritchkiévitch, qui organisèrent quelques semaines plus tard le complot à la suite duquel ils firent périr Raspoutine. Ces événemens sont encore présens à toutes les mémoires.

Raspoutine mort, la Russie se crut vengée et délivrée. Des millions d’hommes respirèrent. Les fidèles brûlaient des cierges en l’honneur de la vierge de Kazan. Ce fut alors qu’on découvrit combien avait été exagéré le rôle du moine. La crédulité populaire l’avait rendu responsable de toutes les trahisons et de tous les maux. Après sa disparition, on fut bien obligé de s’apercevoir que tout continuait comme par le passé, que l’influence des « forces ténébreuses, » des « puissances occultes » se faisait toujours sentir. Les mêmes causes générales subsistaient. Par une lamentable superstition des mots, le pouvoir s’obstinait à se dire autocratique : cependant son impuissance et son anémie allaient en s’aggravant. Les élémens malsains pullulaient dans le corps social : des scandales de toute sorte, financiers et policiers, éclataient chaque jour. Les masses, qui ne se sentaient plus dirigées, se laissaient entraîner à l’anarchie par les motifs de mécontentement trop justifiés que lui apportait la crise des approvisionnemens, poussée jusqu’à la disette dans les grandes villes. L’humeur, la disposition du peuple, sa nastroiénié, comme disent les Russes, devenait chaque jour plus inquiète et plus nerveuse. Déjà, l’an dernier, des ouvriers, s’étant mis on grève dans une grande entreprise métallurgique qui travaillait pour la défense nationale, n’avaient su présenter que cette revendication et ce grief : « Ça ne va pas comme nous voudrions. » Non seulement dans le monde de « l’intelligence, » non seulement dans les faubourgs de Pétrograd, mais dans les provinces et, chose plus grave, dans l’armée surtout, l’armée lasse de se battre sans fusils, sans canons, sans chemins de fer, ce sentiment était universel : les choses n’allaient pas comme la Russie aurait voulu.

Tel est l’instant, telle est l’occasion que la bureaucratie expirante aura choisis pour essayer de rétablir sa situation par un coup d’État. En jouant son va-tout, elle a perdu Nicolas II, qui avait déjà abdiqué entre ses mains avant d’abdiquer entre celles du gouvernement provisoire. L’ironie du sort aura même voulu que l’instrument suprême du tchin et le naufrageur de la dynastie ait été un ancien libéral, sorti de la Douma, jadis recommandé, dit-on, à l’Empereur par M. Rodzianko lui-même comme un des hommes de confiance qui devaient rénover le régime. Qu’ils s’appellent Polignac, Franco ou Protopopof, il y a de ces esprits chimériques qui semblent prédestinés à hâter la fin des monarchies malades. Et les souverains qui perdent le trône par leur faute ne manquent jamais d’approuver, au moment critique, le plan absurde qui doit consommer leur perte.

Pour la bureaucratie, qui se sentait débordée par le flot, il n’y avait plus qu’une chance de salut : briser par la force la Douma, les Zemstvos, les organisations sociales, et puis en finir, dès qu’elle pourrait, avec la guerre, puisque la guerre ne servait qu’à faire éclater son incapacité. La paix conclue, on cherchait, dans un pacte avec la Prusse monarchique, une assurance contre le mouvement libéral. L’alliance des trois Empereurs était scellée, et Protopopof devenait le grand homme de cette géniale combinaison politique. Cependant, pour faire la contre-révolution, il fallait qu’il y eût la révolution d’abord : sûr de lui-même, sûr des mitrailleuses qu’il avait fait disposer sur les clochers des églises, sur les toits des monumens publics, Protopopof ne craignit pas de provoquer l’insurrection.

Sans doute, à la Douma, des paroles violentes, des avertissemens sévères à l’adresse de la famille impériale avaient été prononcés. Le procès de l’Impératrice et de Stürmer avait été fait. Mais pas un appel à la révolte n’était parti de l’assemblée. L’histoire rendra cette justice aux chefs libéraux qu’ils seront restés fidèles jusqu’au bout à la ligne de conduite qu’ils s’étaient fixée, qu’ils auront, jusqu’au dernier moment, essayé de sauver l’Empereur, puis, l’entêtement de l’Empereur étant invincible, de conserver au moins la dynastie des Romanof[4]. Faisant bon marché de la couronne, qui était l’enjeu de cette aventure, Protopopof mit le feu aux poudres dans un moment où l’excitation était générale. Arrestation de députés socialistes sous le prétexte de complot contre la sûreté de l’Etat, prorogation de la Douma, suspension des journaux : il aura recommencé les « Ordonnances, » mais en allant plus loin encore, car Polignac, du moins, n’avait pas de lui-même organisé l’émeute. Des signes concordans font penser que, pour être plus sûr d’avoir « sa » révolution, Protopopof l’avait attisée. Le Rousskoïe Slovo du 12/25 février a signalé ce fait qu’un « faux Milioukof » avait paru aux usines Lessner et avait convoqué les travailleurs à l’insurrection. Que des policiers « camouflés » aient été les agens de cette mise en scène peut paraître un fait extraordinaire. On en doutera moins quand on saura que la censure interdit à M. Milioukof de protester contre cette machination et de répondre par un appel au calme…

Comment des folies aussi excessives n’auraient-elles pas mal tourné pour leurs auteurs ? Les personnes qui ont approché M. Protopopof pendant ces derniers mois le peignent comme un extravagant. Assurément, cet ancien vice-président de la Douma, pour avoir passé en quelques semaines du libéralisme à la défense de la bureaucratie et à la contre-révolution policière, manquait d’équilibre. Mais y avait-il, à la Cour, plus de bon sens ? Y avait-on la moindre connaissance des hommes, de l’opinion publique, de l’état des esprits ? La révolution allumée, son cours ne faisait plus de doute. Mais que fût-il advenu d’un succès de la contre-révolution ? Ce n’est pas en France que personne aura le courage d’accabler Nicolas II, fidèle à sa parole et à celle de son père, à l’alliance que lui avait léguée Alexandre III. Sans doute, il n’aura pas vu que la politique intérieure détestable et insensée à laquelle il se laissait entraîner devait, dans l’esprit de ses funestes conseillers, le conduire à manquer à ses engagemens… Cela n’a pas été et cela ne pouvait pas être. Si Nicolas II a perdu son trône par faiblesse, il n’y a pas, du moins, de tache sur son nom.

Son règne, comme tant d’autres choses en ce monde, s’appellera : « J’aurais pu être… » Nicolas II aura certainement perdu la plus belle occasion qui se soit présentée de rajeunir une monarchie. Il y a quatre ans seulement, la Russie avait fêté le troisième centenaire de l’avènement des Romanof. L’Empereur n’aura pas compris cette leçon de politique et d’histoire. L’autocratie aura eu tort d’oublier ses origines. C’est par l’élection, et pour que la Russie eût un chef capable de la sauver de la menace étrangère, que Michel Romanof avait été porté au trône, Là se trouvait l’indication du rôle historique qui revenait au successeur du tsar de Moscou dans la grande crise nouvelle de la vie du peuple russe.

Il y a huit mois, essayant d’indiquer ici les courans intellectuels et politiques de la Russie en guerre, nous disions que son avenir s’ouvrait sous le signe du nationalisme. La révolution nationale du mois de mars 1917 est venue nous donner raison. Nous allons assister sans doute à une lutte entre des tendances contraires. Il se peut que l’anarchie slave, qui est ancienne, se trouve aux prises avec le patriotisme russe qui est ancien, lui aussi, mais rajeuni et retrempé. Selon toutes les apparences, c’est le nationalisme qui devra être le plus fort. Sinon, et quelle que soit la forme de son gouvernement, la Russie formerait une exception dans le monde contemporain et au milieu de peuples ardens à combattre pour leur unité, leur indépendance et leur grandeur, alors que, par sa révolution, elle vient encore de montrer comme eux sa volonté de vivre.


JAC9UES BAINVILLE.

  1. Voyez la Revue du 15 août 1916.
  2. Nomen, numen… Le nom de M. Goremykine, pour être russe, ne sonnait guère mieux. Il voulait dire quelque chose comme l’affligeant ou le lamentable, ce qui n’exprimait que trop bien l’idée que le public avait du gouvernement.
  3. Il est curieux de remarquer que M. Giolitti, vers la même époque, avait passé la main à M. Salandra avec la même pensée de revenir à son heure au gouvernement. Quand il le voulut, il était trop tard. Qui sait si cette circonstance n’aura pas changé aussi quelque chose à l’histoire de l’Italie ?
  4. Notons ce témoignage emprunté à l’Outro Rossii du 14/27 février 1917 : « La Douma a rempli son devoir. Si on peut lui reprocher quelque chose, ce n’est pas d’avoir voulu envenimer le conflit, bien au contraire… Cette lenteur, cette répugnance à prononcer une parole risquée avait son bon côté. Une telle Douma ne pouvait être soupçonnée par la réaction de tendances antigouvernementales. »