Comment féconder son imagination/Chapitre III
CHAPITRE III
POUR FÉCONDER NOTRE IMAGINATION, IL FAUT D’ABCRD REJETER LA TYRANNIE DU BANAL
Un préjugé courant consiste à croire que nous ne pouvons absolument pas nous donner plus d’imagination que ne nous en a départi la nature. Il est fort possible, au contraire, de nous rendre bien plus imaginatifs, bien plus ingénieux, à tout âge et même en vieillissant.
Et d’abord, quels sont les obstacles qui s’opposent à la création imaginative ?
Nous parlerons à peine d’une sorte d’apathie mentale, qui est naturelle à trop de gens, mais qu’une volonté ferme peut et doit toujours secouer. Cette volonté, en effet, vous la possédez certainement, puisque vous avez tenu à lire ces pages.
Attaquons-nous donc aux obstacles capitaux et constants :
A. — La pression du milieu social qui tend à étouffer l’originalité de la pensée individuelle,
B. — La puissance de la routine, l’empire exclusif des associations d’idées courantes, le règne des automatismes mentaux inférieurs, la tyrannie de l’ordinaire et du banal.
Reprenons. A. En dénonçant l’influence opprimante du milieu social, il ne faut pas oublier qu’il a plusieurs milieux sociaux ; il en est qui jouent le rôle détestable d’éteignoirs pour votre esprit, et il en est qui l’exaltent et lui donnent des ailes. Mais les milieux intellectuels les plus élevés n’en sont pas moins sujets aux préjugés et à la mode, et il suffit, pour s’en convaincre, de songer aux luttes violentes que Pasteur dut livrer contre tous les savants de son époque pour détruire la vieille théorie de la génération spontanée des germes vivants, et pour démontrer du même coup qu’il est nécessaire et suffisant d’anéantir le microbe pour combattre la maladie et pour l’empêcher de naître. Nous n’en devons pas moins, tout en évitant l’orgueil et la fatuité, prendre confiance en nous-mêmes, penser par nous-mêmes, et ne pas laisser les préjugés ambiants s’implanter en nous et dominer dans notre esprit. Remontons plutôt aux raisons d’être des actions, des coutumes et des croyances, demandons-leur leurs titres et leurs droits, et ne nous inclinons que devant le vrai, le beau et le bien.
B. — Mais c’est aussi, malheureusement, en nous mêmes que la routine aveugle s’installe bien vite, et vient « tuer dans l’œuf » notre imagination. Comme la pression sociale, la routine mentale individuelle a pour complice notre paresse, notre peur de l’effort, disons le mot : notre lâcheté !
Qu’il est commode de suivre les chemins tout tracés, les sentiers battus, soit par les autres, soit par nous-mêmes ! Et cela reste vrai à tous les niveaux de pensée ! Se complaire dans les mêmes habitudes mentales, partir toujours des mêmes idées pour arriver aux mêmes idées, voilà un danger qui menace l’intellectuel tout comme l’ignorant. La grande ennemie de l’imagination, c’est l’habitude endormeuse, l’automatisme qui nous fait ressembler à des machines, et non plus à des hommes chez qui la pensée demeure toujours éveillée et vivante !
Les grands inventeurs sont les esprits puissants qui ont su vaincre la tyrannie du banal. Prenons, par exemple, l’invention du paratonnerre. Il a fallu que, pour Franklin, l’étincelle électrique ne soit plus seulement un curieux petit phénomène de laboratoire produit par l’homme, mais qu’elle devienne un produit de la nature, et soit capable alors, immensément agrandie, de faire entendre un bruit terrible et d’illuminer tout le ciel ; ainsi l’identité profonde de la poudre et de l’étincelle électrique a pu être reconnue par le génie de Franklin en dépit des différences d’intensité qui les séparent, et surtout en dépit des cortèges d’idées accompagnant l’une et l’autre dans le commun des esprits.
Autre exemple : il a fallu que, pour Denis Papin, la vapeur qui soulevait sous ses yeux le couvercle d’une marmite bouillante ne soit plus, comme pour tout le monde, un gaz subtil qui s’évanouit aussitôt dans l’atmosphère, mais puisse acquérir la puissance d’un vent déchaîné. Quelle ne sera pas, alors, sa force contre le piston s’opposant à son passage !
Les grands inventeurs doivent donc d’abord être de grands briseurs, de grands révolutionnaires de la pensée.
Et nous n’avons pas tort d’attribuer de l’imagination à une personne qui, au cours d’un entretien banal, introduit une réponse neuve et inattendue.
Il faut donc absolument élever au-dessus de l’ordinaire, le niveau de notre imagination. Pour cela, pénétrons un peu plus en avant dans son mécanisme.
Nos idées s’appellent les unes les autres dans notre esprit en formant une sorte de chaîne continue. Par exemple, océan peut me faire penser à naufrage, naufrage à récif, récif à rocher et à pierre, d’où je puis passer à saint Pierre, aux clefs du Paradis ou au reniement du Christ. On donne le nom (assez impropre) « d’association des idées » à cette évocation d’une idée nouvelle par une idée déjà présente et offrant avec elle un certain rapport. C’est cette évocation, ou comme on dit, cette « association des idées » qui fournit à notre esprit les divers matériaux de nos constructions imaginatives. Et c’est l’abondance, la variété, la valeur des idées évoquées et des rapports ayant présidé à ces évocations qui font la richesse et le niveau de notre imagination.
Par exemple, « albatros » pourra faire penser à « aigle », ou, par les ressemblances extérieures des mots, à « vase d’albâtre », ou à « mer » et à « vague » ou « rivage » puisque c’est un oiseau marin, Voilà des associations ou évocations banales. Mais en songeant que de trop grandes ailes l’empêchent de prendre son vol en terrain plat et le laissent en butte aux moqueries et aux tourments que lui infligent parfois les matelots sur le pont du navire, notre illustre Baudelaire, si puissamment original, vient à songer au poète méconnu, méprisé, désadapté de vie commune par la hauteur même de son génie, et écrit la pièce magnifique dont nous ne résistons pas au plaisir de citer la dernière strophe :
Qui hante la tempête et se rit de l’archer.
Exilé sur le sol, au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher !
Il y a à la base de ce court chef-d’œuvre une association d’idées par ressemblance profonde entre des situations et entre les sentiments qu’elles inspirent. De telles évocations sont infiniment supérieures aux évocations par ressemblance extérieure et sautant aux yeux, celle qui nous conduira, par exemple, de spirale à tire-bouchon, ou aux évocations dites par simple « contiguïté », telles que d’araignée à toile, de feuille à arbre, de cheval à voiture, ou aux évocations par contraste où le premier terme appelle presque irrésistiblement le second, par exemple : lumière — ténèbres, riche — pauvre ou grand — petit. Mais il y a évidemment aussi des associations par contraste moins banales, et les contrastes ont peut-être inspiré à Victor-Hugo les plus rares beautés de son œuvre : Hernani est un bandit au noble caractère, Ruy Blas un valet avec une âme de roi.
Essayons de tirer de toutes ces remarques des conséquence pratiques.
Premier exercice. — Puisque c’est l’association des idées, l’évocation des idées les unes par les autres, qui alimente l’imagination, habituez-vous, peu à peu, à avoir des associations d’idées de plus en plus nombreuses et de plus en plus rapides. Les gens sans imagination sont ceux que rien ne fait penser à rien. Chez eux, pas de réponse, pas de réaction intellectuelle.
Prenez pour points de départ de vos évocations des objets quelconques, ou des mots pris au hasard dans un livre en posant le doigt dessus, portez sur eux votre attention, car l’attention est indispensable pour les évocations intéressantes, et elle les amène, d’ailleurs, tôt ou tard ; notez sur une feuille blanche les divers mots et les diverses idées qui vous viendront peu à peu. Et vous verrez qu’avec le temps le cercle des associations courantes, banales, fades sera de plus en plus rapidement parcouru, et que des évocations moins communes et même rares, parfois amusantes, d’ordre de plus en plus élevé, se présenteront toujours plus nombreuses, et attesteront une vie nouvelle de votre esprit.
Deuxième exercice. — Nous vous conseillerons ensuite de prendre pour points de départ de vos évocations attentives, non plus des mots isolés, mais des phrases complètes, des idées, de préférence des idées intéressantes exprimées par des personnages de romans ou de pièces de théâtre. Vous trouverez les meilleures suggestions dans les recueils de pensées, dans les œuvres de nos grands moralistes, Pascal, La Bruyère, La Rochefoucauld, Saint-Simon, le cardinal de Retz, Vauvenargues. Mais, ici, il faudra consacrer au moins cinq minutes aux évocations inspirées par une seule pensée, autour de laquelle vous concentrez puissamment votre attention. Cherchez des idées analogues et des idées opposées ; développez, illustrez, justifiez, critiquez, combattez.
Troisième exercice. — Pour vous affranchir de la tyrannie du banal, éliminez aussitôt les associations communes, courantes ; attendez-en d’autres, ou plutôt, en fixant votre attention sur le même point de départ, cherchez activement des évocations plus intéressantes, et inscrivez sur votre feuille celles-là seulement. Mais songez bien que seules ont de la valeur les idées présentant un rapport réel et profond avec le sujet, quel qu’il soit, qui les a suggérées. Ne faites pas grand cas de ce qui n’est amené que par vos contingences personnelles. N’est vraiment intéressant que ce qui l’est pour tous. Certes, vous serez déjà en progrès si vos souvenirs vous reviennent plus aisément, plus rapidement à l’esprit : il y a là de quoi ranimer la conversation, et, chose bien plus importante, le rappel de vos expériences guidera votre conduite à l’avenir. Le pur et simple jeu de la mémoire est un premier triomphe sur l’inertie mentale, Mais l’imagination reproductrice, si indispensable soit-elle, n’a ici pour rôle que d’amorcer le travail de l’imagination créatrice.
Comme liens vraiment intéressants de vos évocations nouvelles, nous vous signalons les liens d’analogie et de ressemblance profonde, exemple : « pierre » peut faire penser à « cœur dur » ; « arbre » ou « forêt » peuvent faire penser à voûte, etc.
Les rapports de contraste frappant, déjà mentionnés ; les rapports de cause à effet (frottement — chaleur, travail — aisance, honnêteté — estime), ou d’effet à cause : (fumée — incendie, ruine — jeu et débauche) même s’ils ne jouent pas fatalement ; les rapports de moyen à fin (cascade — tourisme et hôtels, ou encore : cascade — énergie et usine électrique) et leurs inverses (progrès — effort). Il faut que les liens objectifs et profonds entre les divers objets de pensée deviennent de plus en plus les principes de leur apparition en chaîne dans votre esprit. Alors, mais alors seulement, vous aurez appris à imaginer et à penser. Par les lois de l’habitude, le refoulement du banal deviendra de plus en plus immédiat, de plus en plus spontané, et le déroulement naturel de vos évocations passera peu à peu sur un plan supérieur. Vous aurez, du même coup, accru la vivacité et relevé le niveau de votre imagination !