Comment féconder son imagination/Chapitre V
CHAPITRE V
POUR COMBATITRE LE VIDE DE L’ESPRIT
POUR FAIRE ACCOURIR LES IDÉES EN FOULE
Mais en développant notre imagination verbale, nous risquons d’être guettés par un grave défaut : le verbalisme ! Il n’y a que trop de beaux parleurs toujours prêts à répandre « un déluge de mots sur un désert d’idées ! » et dont la superficielle abondance cache mal le vide de l’esprit.
En ce qui concerne la découverte des idées, nous ne pouvons mieux faire ici que de vous renvoyer au chapitre consacré à l’invention, dans l’opuscule de la même collection traitant du perfectionnement de l’intelligence. Mais nous voulons, ici-même, vous indiquer quelques procédés extrêmement féconds, et les illustrer par de courts exemples.
Avant tout, nous devons vous avertir : l’imagination créatrice puise dans le réservoir de la mémoire et de l’expérience les matériaux qu’elle dispose dans un ordre nouveau, quelle transforme et amplifie, ou qui sont pour elle l’indispensable plate-forme d’où, tel un avion, elle prend son vol. Il s’ensuit pour vous la nécessité absolue de remplir le réservoir, de meubler votre mémoire. Votre imagination se haussera en même temps que votre culture. Il vous appartient, du reste, de vous donner à domicile une très bonne instruction, et nous renvoyons encore à notre « perfectionnement de l’intelligence, » où l’on trouvera des méthodes complètes constituant « l’école par soi ». Qu’il nous suffise ici de vous engager très vivement aux lectures les plus variées, romans, théâtre, études littéraires sur les œuvres lues, études historiques, sociales, scientifiques, etc., etc. Prenez des notes et constituez des résumés que vous reverrez fréquemment.
D’autre part, ce ne sont pas seulement des lectures, des études, des observations prises sur le vif (dont nos écrivains sont coutumiers) qui suffiront à féconder votre imagination. Il faut que le sentiment, il faut que la passion s’en mêlent ! Apprenez à vous passionner ! La culture n’a jamais été pure érudition. Elle comporte essentiellement du goût, et un sentiment délicat des nuances. Elle est « ce qui reste quand on a tout oublié », comme disait Herriot. Qui devient imaginatif ? celui qu’exalte la passion ou que talonne le besoin : l’amoureux, l’ambitieux épris d’argent et de gloire, ou Robinson dans son île déserte, ou même le cancre de lycée qui était nul en composition française, mais qui devient éloquent du moment où il se voit accusé à tort. Le sentiment sans aucun bagage intellectuel, sans aucun exercice préalable de l’esprit, risque fort d’être l’émotion stérile, tout juste un peu de « vague à l’âme ». D’autre part, le savoir à lui seul, sans l’émotion et sans la vie, ne peut rien créer, sinon la sécheresse et le pédantisme.
« Ah ! frappe-toi le cœur ! C’est là qu’est le génie ! » s’écrie Musset.
Donc, lisez, faites tous nos exercices, et… passionnez-vous ! Vous verrez qu’il n’est pas très difficile de se passionner pour ce qui en est digne !
— Et maintenant, passons à la « méthode des questions », à laquelle nous joindrons la « recherche des ponts », et d’autres exercices inédits.
Premier exercice. — À propos d’un objet ou d’une idée quelconques et que nous appellerons N, cherchons une réponse à chacune des questions ci-après.
Peu importe si, dans certains cas, la question n’a plus de sens, ou s’il vous est absolument impossible de répondre : l’essentiel est que vous ayez cherché consciencieusement, et qu’en toute sincérité vous vous soyez rendu compte de l’insuffisance actuelle de votre documentation. Passez alors, tout simplement, à la question suivante. Le but sera toujours atteint. Votre esprit deviendra, par cette méthode, de plus en plus actif, de plus en plus inventif, et vivant !
| Avantages |
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Individuels | 13 |
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Quels sont les avantages de N ? | ||||||
| Sociaux | 14 | Les inconvénients de N ? | |||||||||
| 15 | Quels sont les biens ou les maux qui découlent, soit pour l’individu, soit pour la société, de la présence ou de l’absence de N ? | ||||||||||
| Inconvénients |
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Individuels | 16 | ||||||||
| Sociaux |
Supposons maintenant que N soit l’électricité, ou la lumière, ou la vie, ou l’énergie, ou l’enfance, ou le crime, ou la liberté, ou telle ou telle qualité intellectuelle ou morale, ou tel défaut, ou la richesse, ou la pauvreté, ou telle institution sociale, ou le vote ou les syndicats, ou le cinéma ou le théâtre, ou tel produit ou telle denrée, etc. etc. etc., nous voyons tout de suite quels mondes d’idées sont évoquées par nos 22 questions, ou tout au moins par bon nombre d’entre elles, surtout si un brin de réflexion les adapte au sujet considéré.
Deuxième exercice. — Nous ne saurions abandonner la méthode des questions sans en signaler une, toute simple, celle que posent constamment les enfants et qui marque l’éveil de leur intelligence, question que vous devez poser à chaque instant à votre livre dans la lecture, à vous-même dans vos réflexions : c’est la question : Pourquoi ? Mot magique qui fera constamment jaillir en vous des idées nouvelles, et qui, pourvu qu’il soit suivi d’un sérieux effort de recherche, fera émerger à votre claire conscience tout ce qui sommeillait au fond de vous-même, et fécondera votre imagination.
Ensuite, pour développer votre imagination, donnez une âme aux choses. C’est l’éternel procédé de la poésie, et une des pièces les plus célèbres de notre grand romantique Alfred de Vigny, « la Maison du Berger », nous en donne peut-être la meilleure preuve.
Plusieurs strophes sont employées à nous dépeindre l’indifférence complète de la nature à l’égard de l’homme. Tout le monde connaît les magnifiques vers que le poète fait prononcer à la nature :
On me dit une mère, et je suis une tombe.
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe,
Mon printemps ne sent pas vos adorations !
Mais dans la même pièce, le poète parle à la femme aimée comme si la nature était douée des sentiments les plus délicats à son égard et se plaisait à lui faire fête :
L’herbe élève à tes pieds son nuage des soirs.
Et le soupir d’adieu du soleil à la terre
Balance les beaux lys comme des encensoirs.
Mais seul un être vivant peut attendre ! Le vent du soir est un soupir d’adieu. Mais seul en est capable un être humain !
Le « truc littéraire » s’impose. Personne n’en est dupe, et le poète encore moins que les autres, mais tout cela est charmant et vous prend au cœur !
L’académicien Édouard Estaunier a composé un émouvant roman : « Les choses voient », en ne faisant parler que les meubles, qui racontent les scènes dont ils furent témoins.
Autre exemple : On vous dira : « Évitez les adjectifs mutiles. » Ne dites pas : « Cette funeste catastrophe », puisqu’une catastrophe est toujours funeste. Ne dites pas : « Les vertes prairies. » C’est banal et c’est usé. Et on aura pleinement raison.
Mais l’aimable fantaisie d’Alphonse Daudet fait éprouver aux mots eux-mêmes la fatigue qui ne peut être que celle du lecteur : « De grâce, prononçons les heureux divorces de mots, mettons fin à des mariages réputés éternels, coupons court à l’ennui profond que doivent éprouver les mêmes adjectifs vivant depuis des siècles côte à côte avec les mêmes substantifs. »
D’où le conseil suivant :
Troisième exercice. — Faites parler les choses. Animez-les, et vous animerez votre propre esprit. Inventez les discours, les émotions, les craintes, les joies, des vieux chenets, de l’armoire ou de la pendule, des arbres et des animaux (ici, vous vous éloignerez moins de la réalité) qui aperçoivent, qui entendent, qui comprennent à leur manière les scènes journalières ou exceptionnelles jouées devant eux par les humains. Et vous aurez développé, en même temps, votre sensibilité et votre imagination !
Quatrième exercice. — La méthode des ponts est excellente pour assouplir l’imagination et donner l’habitude des évocations rapides, variées et orientées vers un terme final. Vous devez trouver promptement des intermédiaires entre deux mots quelconques que vous pourrez choisir au hasard en posant le doigt sur une page. Cherchez d’abord une, puis deux, puis trois, etc., liaisons différentes. Le mnémoniste Rolin y entraînait ses élèves dans un autre but (pour leur apprendre à fixer les souvenirs). Il donne lui-même comme exemple cent points rattachant « pierre » à « pot ». En voici quelques-uns :
Pied, le colosse aux pieds d’argile, terre, pot de terre.
Pied, mesure, litre, vin, pot-de-vin.
Pied, arbre, fruit, pourri, pot.
Pied, Achille aux pieds légers, inconstant, fortune, pot.
Il proposait de relier « lune » successivement à livre ; garde ; aiguillon ; lait ; chasse ; lys ; châtiment ; encre ; lentille ; musique ; indulgence ; etc. D’ailleurs, chacun de ces douze mots différents peut être réuni aux onze autres, et nous avons déjà ainsi soixante-six ponts à établir.
Cinquième exercice. — Construisez des phrases aussi rapidement que possible, où vous faites entrer des mots pris au hasard, deux, trois puis quatre, cinq ou plus, par exemple le premier substantif ou le premier verbe de chacune des trois premières ou des trois dernières pages de votre roman. Vous verrez que la difficulté croît très vite avec le nombre des mots, mais vous verrez aussi que votre faculté inventive peut en triompher toujours, et progresser par là de la façon la plus étonnante.
Sixième exercice. — Extrêmement intéressant.
Imaginez des fins de roman ou de pièces de théâtre qui soient différentes de celles de l’auteur, mais qui soient toujours conformes aux caractères des personnages. Il vous faudra, pour cela, introduire des événements nouveaux, mais vraisemblables, maladies, guérisons, héritages, accidents ou rencontres fortuites, naissances ou morts. Cela vous permettra d’introduire aussi, tout naturellement, des paroles, décisions et conduites des héros principaux ou secondaires, mais vous devrez les mettre en parfaite harmonie et continuité avec leurs paroles, décisions et conduites d’auparavant. Et vous vous serez donné la petite satisfaction de ne pas vous laisser imposer par les auteurs des images qui vous déplaisaient ou qui même vous attristaient. Mais, surtout, vous aurez développé votre imagination tout en disciplinant ses fantaisies.
Septième exercice. — Terminez des phrases commencées, et donnez à chacune plusieurs terminaisons différentes. Il est très facile d’obtenir des débuts de phrases en cachant la fin ou en évitant de tourner le feuillet. L’exercice est plus facile avec les débuts courts et vagues, votre invention étant alors plus libre. Tels étaient les débuts de phrase proposés par notre grand psychologue Alfred Binet pour étudier l’imagination de ses deux fillettes, Armande et Marguerite.
« Je suis entré dans… » « Dans la campagne par un sentier couvert », écrit Armande.
« Dans une boutique pour y acheter deux sous de chocolat », écrit Marguerite, et ces deux fins de phrase nous suffisent pour apercevoir une différence profonde dans le tour d’esprit des deux enfants : poétique chez la première, pratique chez la seconde, comme l’affirme en conclusion Binet lui-même.
Voici quelques autres commencements de phrase utilisés par lui dans ses expériences : « Il faut de la patience, car… » « Lorsqu’on est obligé de… » « Si, par hasard, quelqu’un… » Parfois un seul mot : « Sourire… » « En grognant… »
Votre imagination doit être multiple, variée, et non pas exclusive. Dès que vous apercevez une certaine parenté entre vos fins de phrase, il vous faut changer de genre et d’inspiration.
Huitième exercice. — Cherchez ce que vous suggèrent les taches d’encre de Rorschach. Ce grand psychologue suisse employait, dans ses expériences, une série de cartons portant des taches variées, de formes bizarres et de couleurs diverses, ne représentant absolument rien, et demandait à ses sujets ce qu’ils voyaient dans ces taches. Au bout d’un moment, en effet — et parfois tout de suite — des taches quelconques, des dessins sans signification, suggèrent différents objets, dont les images sont plus ou moins prêtes à apparaître dans notre esprit, comme, par exemple, dans la pleine lune certains aperçoivent une face humaine, ou d’autres une femme portant un fagot. Ajoutons que les diverses interprétations de la même tache par les divers sujets sont une très intéressante révélation de la tournure d’esprit. Par exemple, les personnes chez qui dominent les interprétations à base de couleur (la tache bleue les fait penser au ciel ; la rouge à un drapeau, etc.) sont plutôt tournés vers le monde extérieur qu’ils sauront observer : type souvent pratique, actif, qu’on appelle « extraverti. » Les sujets plus frappés par les formes (apercevant, par exemple, des montagnes) ou voyant surtout des objets en mouvement (volcans qui éclatent) sont plutôt des esprits portés à s’observer eux-mêmes (introvertis), des rêveurs, des poètes ou mathématiciens… Nous ne voulons tirer ici de tout cela qu’un amusant exercice de l’imagination. Vous pouvez constituer vos taches d’encre (comme le furent les premières) en écrasant entre deux cartons des gouttes d’encres de diverses couleurs.