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Comment je devins auteur dramatique (RDDM)

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COMMENT
JE DEVINS
AUTEUR DRAMATIQUE[1].

Je venais d’avoir vingt ans, lorsque ma mère entra un matin dans ma chambre, s’approcha de mon lit, m’embrassa en pleurant, et me dit : — Mon ami, je viens de vendre tout ce que nous avions pour payer nos dettes.

— Eh bien ! ma mère ?

— Eh bien ! mon pauvre enfant, nos dettes payées, il nous reste deux cent cinquante-trois francs.

— De rente ?…

Ma mère sourit tristement.

— En tout !… repris-je.

— En tout.

— Eh bien ! ma mère, je prendrai ce soir les cinquante-trois francs, et je partirai pour Paris.

— Qu’y feras-tu, mon pauvre ami ?…

— J’y verrai les amis de mon père, le duc de Bellune, qui est ministre de la guerre ; Sébastiani, aussi puissant de son opposition que les autres le sont de leur faveur. Mon père, plus ancien qu’eux tous comme général, et qui a commandé en chef quatre armées, en a eu quelques-uns pour aides-de-camp, et les a vus passer presque tous sous ses ordres : nous avons là une lettre de Bellune, qui constate que c’est à l’influence de mon père qu’il doit d’être rentré en faveur près de Bonaparte ; une lettre de Sébastiani, qui le remercie d’avoir obtenu que lui, Sébastiani, fit partie de l’armée d’Égypte ; des lettres de Jourdan, de Kellermann, de Bernadotte même. Eh bien ! j’irai jusqu’en Suède, s’il le faut, trouver le roi, et faire un appel à ses souvenirs de soldat.

— Et moi, pendant ce temps-là, que deviendrai-je ?

— Tu as raison ; mais, sois tranquille, je n’aurai besoin de faire d’autre voyage que celui de Paris. Ainsi, ce soir, je pars.

— Fais ce que tu voudras, me dit ma mère en m’embrassant une seconde fois ; c’est peut-être une inspiration de Dieu. — Et elle sortit.

Je sautai à bas de mon lit, plus fier qu’attristé des nouvelles que je venais d’apprendre. J’allais donc à mon tour être bon à quelque chose, rendre à ma mère, non pas les soins qu’elle avait pris de moi, c’était impossible, mais lui épargner ces tourments journaliers que la gêne traîne après elle, assurer par mon travail ses vieilles années à elle, qui avait veillé avec tant de soin sur mes jeunes : j’étais donc un homme, puisque l’existence d’une femme allait reposer sur moi. Mille projets, mille espoirs me traversaient l’esprit ; j’avais à la fois de la joie et de l’orgueil dans le cœur, cette certitude de succès, qui est une des vertus de la jeunesse, car elle prouve que les autres pourraient compter sur vous comme vous pensez pouvoir compter sur eux. D’ailleurs, il était impossible que je n’obtinsse pas tout ce que je demanderais, quand je dirais à ces hommes dont dépendait mon avenir : « Ce que je réclame de vous, c’est pour ma mère, pour la veuve de votre ancien camarade d’armes, pour ma mère, ma bonne mère ! »

Oui, c’est une bonne mère que la mienne ! si bonne, que, grace à son amour pour moi, j’étais incapable de tout, excepté de me jeter dans le feu pour elle.

Car, grâce à cet amour excessif, elle n’avait jamais voulu me quitter ; et, lorsqu’on saura que je suis né à Villers-Cotterets, petite ville de deux mille ames à peu près, on devinera tout d’abord que les ressources n’y étaient pas grandes pour l’éducation : il est vrai que tout ce que la ville présentait de ressources sous ce rapport avait été mis à contribution. Un bon et brave abbé, que tout le monde aimait et respectait, plus encore à cause de sa dilection et de son indulgence pour ses paroissiens qu’à cause de son savoir, m’avait donné, pendant cinq ou six ans, des leçons de latin, et m’avait fait faire quelques bouts-rimés français. Quant à l’arithmétique, trois maîtres d’école avaient successivement renoncé à me faire entrer les quatre premières règles dans la tête : en échange, et sous beaucoup d’autres rapports, je possédais les avantages physiques que donne une éducation agreste, c’est-à-dire que je montais tous les chevaux, que je faisais douze lieues pour aller danser à un bal, que je tirais assez habilement l’épée et le pistolet, que je jouais à la paume comme saint Georges, et qu’à trente pas je manquais très rarement un lièvre ou un perdreau.

Ces avantages, qui m’avaient acquis une certaine célébrité à Villers-Cotterets, devaient me présenter bien peu de ressources à Paris. Après avoir gravement réfléchi et m’être mûrement examiné, je tombai d’accord avec moi-même que je n’étais bon qu’à faire un employé. Tous mes soins devaient donc tendre à me procurer une place dans ce qu’on appelle génériquement les bureaux.

Mes préparatifs faits, et la chose ne fut pas longue, je sortis pour annoncer à toutes mes connaissances que je partais pour Paris.

Je rencontrai dans la rue l’entrepreneur des diligences ; il m’aimait beaucoup, parce qu’il m’avait donné les premiers élémens du jeu de billard, et que j’avais admirablement profité de ses leçons. Il me proposa de faire la partie d’adieu : nous entrâmes au café ; je lui gagnai ma place à la voiture ; c’était autant d’économisé sur mes cinquante-trois francs.

Dans ce café, se trouvait un ancien ami de mon père ; il avait, outre cette amitié, conservé pour notre famille quelque reconnaissance : blessé à la chasse, il s’était fait un jour transporter chez nous. et les soins qu’il avait reçus de ma mère et de ma sœur étaient restés dans sa mémoire.

C’était un homme fort influent dans le pays par sa fortune et sa réputation de probité. Quelques années auparavant, il avait enlevé d’assaut l’élection du général Foy, son camarade de collége. Il m’offrit une lettre pour l’honorable député ; je l’acceptai, l’embrassai, et me remis en course.

J’allai dire adieu à mon digne abbé. Je m’attendais à un long discours moral sur les dangers de Paris, sur les séductions du monde, etc., etc.… Le brave homme approuva ma résolution, m’embrassa les larmes aux yeux, car j’étais son élève chéri, et, lorsque je lui demandai quelques conseils qu’il ne me donnait pas, il ouvrit l’Évangile, et me montra du doigt ces seules paroles : Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît.

Le soir même je partis, au grand désespoir de ma mère, qui ne m’avait jamais perdu de vue, mais qui se consola en pensant que mes cinquante-trois francs ne me mèneraient pas loin, et que par conséquent elle ne tarderait pas à me revoir.

Du reste, j’entrais dans le monde avec des idées de morale et de religion complètement faussées ; j’étais matérialiste et voltairien jusque dans le bout des ongles ; je mettais le Compère Mathieu et Faublas au rang des livres élémentaires ; je préférais Pigault-Lebrun à Walter Scott ; enfin je faisais de petits vers dans le style de ceux du cardinal de Bernis et d’Évariste Parny. Mes opinions politiques seules étaient arrêtées dès cette époque : elles étaient en quelque sorte instinctives, mon père me les avait léguées en mourant ; depuis lors elles se sont rationalisées, mais n’ont subi aucun changement. Quant à mon goût pour la poésie légère, il venait peut-être de ce que j’étais né dans la chambre où mourut Desmoutiers.

C’est pourtant avec cette somme intrinsèque de qualités physiques et de connaissances morales que je descendis dans un modeste hôtel de la rue Saint-Germain-l’Auxerrois, convaincu que l’on calomniait la société, que le monde était un jardin à fleurs d’or, dont toutes les portes allaient s’ouvrir devant moi, et que je n’avais, comme Ali-Baba, qu’à prononcer le mot Sesame, pour fendre les rochers.

J’écrivis le même soir au ministre de la guerre pour lui demander une audience : je lui détaillai mes droits à cette faveur, je les appuyais du nom de mon père, qu’il ne pouvait avoir oublié ; j’en appelais à l’ancienne amitié qui les avait unis, passant sous silence, et par délicatesse, les services rendus, mais dont une lettre du maréchal, qu’à tout hasard j’avais apportée avec moi, faisait preuve incontestable.

Je m’endormis là-dessus, et fis des songes des Mille et une Nuits.

Le lendemain j’achetai un almanach des vingt-cinq mille adresses, et je me mis en course.

La première visite que je fis fut au maréchal Jourdan. Il se souvenait bien vaguement qu’il avait existé un général Alexandre Dumas, mais il ne se rappelait pas avoir jamais entendu dire qu’il eût un fils. Malgré tout ce que je pus faire, je le quittai au bout de dix minutes, paraissant très peu convaincu de mon existence.

Je me rendis chez le général Sébastiani. Il était dans son cabinet de travail, quatre ou cinq secrétaires écrivaient sous sa dictée ; chacun d’eux avait sur son bureau, outre sa plume, son papier et ses canifs, une tabatière d’or, qu’il présentait toute ouverte au général chaque fois qu’en se promenant celui-ci s’arrêtait devant lui. Le général y introduisait délicatement l’index et le pouce d’une main que son arrière-cousin Napoléon eût enviée pour la blancheur et la coquetterie, savourait voluptueusement la poudre d’Espagne, et, comme le Malade imaginaire, se remettait à arpenter la chambre, tantôt en long, tantôt en large. Ma visite fut courte ; quelque considération que j’eusse pour le général, je me sentais peu de vocation à devenir porte-tabatière.

Je rentrai à mon hôtel, un peu désappointé ; les deux premiers hommes que j’avais rencontrés avaient soufflé sur mes rêves d’or et les avaient ternis. Je repris mon Almanach des vingt-cinq mille adresses, mais déjà ma confiance joyeuse avait disparu ; j’éprouvais ce serrement de cœur qui va toujours croissant à mesure que la désillusion arrive ; je feuilletais le livre au hasard, regardant machinalement, lisant sans comprendre, lorsque je vis un nom que j’avais si souvent entendu prononcer par ma mère, et avec tant d’éloges, que je tressaillis de joie : c’était celui du général Verdier, qui avait servi en Égypte sous les ordres de mon père. Je me jetai dans un cabriolet, et me fis conduire rue du Faubourg-Montmartre, no 4 ; c’était là qu’il demeurait.

— Le général Verdier ? demandai-je au concierge.

— Au quatrième, la petite porte à gauche. — Je le fis répéter ; j’avais cependant bien entendu.

Pardieu, me disais-je tout en montant l’escalier, voilà au moins quelque chose qui ne ressemble ni aux laquais à livrée du maréchal Jourdan, ni au suisse de l’hôtel Sébastiani. — Le général Verdier, au quatrième, la porte à gauche ! — Cet homme-là doit se souvenir de mon père.

J’arrivai à ma destination. Un modeste cordonnet vert pendait près de la porte désignée : je sonnai avec un battement de cœur dont je n’étais pas le maître. J’attendais cette troisième épreuve pour savoir à quoi m’en tenir sur les hommes.

J’entendis des pas qui s’approchaient ; la porte s’ouvrit, un homme d’une soixantaine d’années parut. Il était coiffé d’une casquette bordée d’astracan, vêtu d’une veste à brandebourgs, et d’un pantalon à pieds ; il tenait d’une main une palette chargée de couleurs, et de l’autre un pinceau. Je crus m’être trompé, et je regardai les autres portes.

— Que désirez-vous, monsieur ? me dit-il.

— Présenter mes hommages au général Verdier. Mais il est probable que je me trompe ?

— Non, non, vous ne vous trompez pas ; c’est ici. —

J’entrai dans un atelier.

— Vous permettez, monsieur ? me dit l’homme à la casquette en se remettant à un tableau de bataille, dans la composition duquel je l’avais interrompu.

— Sans doute ; et si vous voulez seulement m’indiquer où je trouverai le général… —

Le peintre se retourna.

— Eh bien ! mais pardieu ! c’est moi, me dit-il.

— Vous ?… — Je fixai mes yeux sur lui avec un air si marqué de surprise, qu’il se mit à rire.

— Cela vous étonne de me voir manier le pinceau ! n’est-ce pas ? reprit-il, après avoir entendu dire peut-être que je maniais assez bien le sabre ? Que voulez-vous, j’ai la main impatiente, et il faut que je l’occupe à quelque chose. Maintenant, que me voulez-vous ? voyons.

— Général, lui dis-je, je suis le fils de votre ancien compagnon d’armes en Égypte, d’Alexandre Dumas. —

Il se retourna vivement de mon côté, me regarda fixement, puis, au bout d’un instant de silence :

— C’est sacredieu vrai, me dit-il, vous êtes tout son portrait. —

Deux larmes lui vinrent en même temps aux yeux, et, jetant son pinceau, il me tendit une main que j’avais plus envie de baiser que de serrer.

— Eh ! qui vous amène à Paris, mon pauvre garçon, continua-t-il ; car, si j’ai bonne mémoire, vous demeuriez avec votre mère dans je ne sais plus quel village ?…

— C’est vrai, général ; mais ma mère vieillit, et nous sommes pauvres.

— Deux chansons dont je sais l’air, murmura-t-il.

— Alors je suis venu à Paris dans l’espoir d’obtenir une petite place pour la nourrir à mon tour, comme elle m’a nourri jusqu’à présent.

— C’est bien fait ! mais une place n’est point chose facile à obtenir par le temps qui court ; il y a un tas de nobles à placer, et tout leur est bon.

— Mais, général, j’ai compté sur votre protection.

— Hein !… — Je répétai.

— Ma protection ? — Il sourit amèrement. — Mon pauvre enfant, si tu veux prendre des leçons de peinture, ma protection ira jusqu’à t’en donner, et encore tu ne seras jamais un grand artiste, si tu ne surpasses pas ton maître. Ma protection ? eh bien ! je te suis très reconnaissant de ce mot-là, car il n’y a peut-être que toi au monde qui puisses aujourd’hui t’aviser de me la demander.

— Comment cela ?

— Est-ce que ces gredins-là ne m’ont pas mis à la retraite, sous prétexte de je ne sais quelle conspiration… de sorte que, vois-tu, je fais des tableaux. Si tu veux en faire, voilà une palette, des pinceaux, et une toile de 36.

— Merci, général, mais je n’ai jamais su faire que les yeux ; d’ailleurs l’apprentissage serait trop long, et puis ma mère ni moi ne pouvons attendre.

— Que veux-tu, mon ami ! voilà tout ce que je puis t’offrir… ah ! et puis la moitié de ma bourse ; je n’y pensais pas, car cela n’en vaut guère la peine. — Il ouvrit le tiroir d’un petit bureau dans lequel il y avait, je me le rappelle, deux pièces d’or, et une quarantaine de francs en argent.

— Je vous remercie, général, je suis à peu près aussi riche que vous. — C’était moi qui avais à mon tour les larmes aux yeux. — Je vous remercie ; mais vous me donnerez des conseils sur les démarches que j’ai à faire ?

— Oh ! cela, tant que tu voudras. Voyons, où en es-tu ? — II reprit son pinceau, et se remit à peindre.

— J’ai écrit au maréchal duc de Bellune. —

Le général, tout en glaçant une figure de Cosaque, fit une grimace qui pouvait se traduire par ces mots : « Si tu ne comptes que là-dessus, mon pauvre garçon !… »

— J’ai encore, ajoutai-je, répondant à sa pensée, une recommandation pour le général Foy, député de mon département.

— Ah ! ceci, c’est autre chose. Eh bien ! mon enfant, je te conseille de ne pas attendre la réponse du ministre ; c’est demain dimanche, porte ta lettre au général, et sois tranquille, il te recevra bien. Maintenant veux-tu dîner avec moi ? nous causerons de ton père.

— Volontiers, général.

— Eh bien ! laisse-moi travailler, et reviens à six heures. —

Je pris aussitôt congé du général Verdier, et je descendis les quatre étages avec un cœur plus léger que je ne les avais montés ; les choses et les hommes commençaient à m’apparaître sous leur véritable point de vue, et ce monde, qui m’avait été inconnu jusqu’alors, se déroulait à mes yeux tel que Dieu et le diable l’ont fait, brodé de bon et de mauvais, taché de pire.

Le lendemain, je me présentai chez l’honorable général Foy. Je fus introduit dans son cabinet ; il travaillait à son Histoire de la Péninsule. Au moment où j’entrai, il écrivait debout sur une de ces tables qui se lèvent ou s’abaissent à volonté ; autour de lui étaient épars, dans une confusion apparente, des discours, des cartes géographiques et des livres entr’ouverts.

Il se retourna, en entendant ouvrir la porte de son sanctuaire, avec la vivacité qui lui était habituelle, et arrêta ses yeux perçans sur moi. J’étais tout tremblant.

— Monsieur Alexandre Dumas ?… me dit-il.

— Oui, général.

— Êtes-vous le fils de celui qui commandait en chef l’armée des Alpes ?

— Oui, général.

— C’était un brave. Puis-je vous être bon à quelque chose ? j’en serais heureux.

— Je vous remercie de votre intérêt. J’ai à vous remettre une lettre de M. Danré[2].

— Oh ! ce bon ami !… que fait-il ?

— Il est heureux et fier d’avoir été pour quelque chose dans votre élection.

— Pour quelque chose, — en décachetant la lettre, — dites pour tout. Savez-vous, continua-t-il, tenant la lettre ouverte sans la lire, savez-vous qu’il a répondu de moi aux électeurs, corps pour corps, honneur pour honneur ? J’espère que ma nomination ne lui aura pas valu trop de reproches. Voyons ce qu’il me dit. — Il se mit à lire. — Ah ! il vous recommande à moi avec instance ; il vous aime donc bien ?

— Comme son fils.

— Eh bien ! voyons alors. — Il vint à moi. — Que ferons-nous de vous ?

— Tout ce que vous voudrez, général.

— Il faut d’abord que je sache à quoi vous êtes bon.

— Oh ! pas à grand’chose.

— Voyons, que savez-vous ? un peu de mathématiques ?

— Non, général.

— Vous avez au moins quelques notions d’algèbre, de géométrie, de physique ? — Il s’arrêtait entre chaque mot, et à chaque mot je sentais la rougeur me monter au visage et la sueur me couler sur le front ; c’était la première fois qu’on me mettait ainsi face à face avec mon ignorance.

— Non, général, répondis-je en balbutiant. — Il s’aperçut de mon embarras.

— Vous avez fait votre droit ?

— Non, général.

— Vous savez le latin et le grec ?

— Un peu.

— Parlez-vous quelques langues vivantes ?

— L’italien assez bien, l’allemand assez mal.

— Je verrai à vous placer chez Laftitte, alors. Vous vous entendez en comptabilité ?

— Pas le moins du monde. — J’étais au supplice ; lui-même souffrait visiblement pour moi. — Oh ! général, lui dis-je avec un accent qui parut l’impressionner, mon éducation est complètement faussée, et, chose honteuse ! je m’en aperçois d’aujourd’hui seulement ; mais je la referai, je vous en donne ma parole d’honneur.

— Mais en attendant, mon ami, avez-vous de quoi vivre ?

— Oh ! je n’ai rien, répondis-je, écrasé par le sentiment de mon impuissance.

Le général réfléchit un instant.

— Donnez-moi votre adresse, me dit-il, je penserai à ce qu’on peut faire de vous.

Il me présenta de l’encre et du papier ; je pris la plume avec laquelle cet homme venait d’écrire. Je la regardai, toute mouillée qu’elle était encore, et je la posai sur le bureau.

— Eh bien ?…

— Je n’écrirai pas avec votre plume, général ; ce serait une profanation.

— Que vous êtes enfant ! Tenez, en voilà une neuve.

— Merci. — J’écrivis ; le général me regardait faire. À peine eus-je écrit quelques mots, qu’il frappa dans ses deux mains.

— Nous sommes sauvés, s’écria-t-il.

— Pourquoi cela ?

— Vous avez une belle écriture.

Je laissai tomber ma tête entre mes deux mains, je n’avais plus la force de la porter. Une belle écriture, voilà tout ce que j’avais ! Ce brevet d’incapacité, oh ! il était bien à moi… Une belle écriture !

Je pouvais donc arriver un jour à être expéditionnaire ; c’était un avenir. J’avais une belle écriture… je me serais volontiers fait couper le bras droit.

Le général Foy continua sans s’apercevoir de ce qui se passait en moi.

— Écoutez, je dîne aujourd’hui chez le duc d’Orléans, je lui parlerai de vous, mettez-vous là ; — il m’indiqua un petit bureau ; — faites une pétition, et écrivez-la du mieux que vous pourrez.

J’obéis avec une humilité ponctuelle, qui eût été pour moi une grande recommandation près de mon futur chef de bureau, s’il avait pu me voir.

Lorsque j’eus fini, le général Foy écrivit quelques lignes en marge. Son écriture jurait près de la mienne et m’humiliait cruellement ; puis il plia la pétition, la mit dans sa poche, et me tendant la main en signe d’adieu, il m’invita à venir déjeuner le lendemain avec lui.

Je rentrai à mon hôtel, et j’y trouvai une lettre timbrée du ministère de la guerre. Jusqu’à présent la somme du mal et du bien s’était répartie sur moi d’une manière assez impartiale, la lettre que j’allais décacheter allait définitivement faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre.

Le ministre me répondait que n’ayant pas le temps de me recevoir, il m’invitait à lui exposer, par écrit, ce que j’avais à lui dire. Le plateau du mal l’emportait.

Je lui répondis que l’audience que je lui avais demandée n’avait pour but que de lui remettre l’original d’une lettre de remerciement qu’il avait autrefois écrite à mon père, son général en chef ; mais que ne pouvant avoir l’honneur de le voir, je me contentais de lui en envoyer la copie.

Je m’acheminai le lendemain vers l’hôtel du général Foy qui était redevenu mon seul espoir. Il m’aborda avec une figure riante qui me parut de bon augure.

— Eh bien ! me dit-il, votre affaire est faite.

— Comment ?

— Oui, vous entrez au secrétariat du duc d’Orléans, comme surnuméraire aux appointemens de 1,200 francs, ce n’est pas grand’chose, mais c’est à vous de bien travailler.

— C’est une fortune ; Et quand serai-je installé ?

— Aujourd’hui même si vous le voulez.

— Et comment se nomme mon chef ?

M. Oudard ; vous vous présenterez chez lui de ma part.

— Permettez-vous que j’annonce cette bonne nouvelle à ma mère ?

— Oui ; mettez-vous là, vous trouverez ce qu’il vous faut.

Je lui écrivis de vendre ce qui nous restait, et de venir me rejoindre. 1,200 francs par an me paraissaient une somme inépuisable. Lorsque j’eus fini, je me retournai vers le général, il me regardait avec un air de bonté inexprimable. Cela me rappela que je ne l’avais pas remercié. Je lui sautai au cou et je l’embrassai. Il se mit à rire.

— Il y a un fond excellent chez vous, me dit-il ; mais rappelez-vous ce que vous m’avez promis, étudiez.

— Oui, général, je vais vivre de mon écriture, mais je vous promets de vivre un jour de ma plume.

— En attendant, déjeunons, il faut que j’aille à la Chambre.

Un domestique apporta une petite table toute servie dans le cabinet ; nous déjeunâmes en tête-à-tête. Aussitôt le déjeuner fini, je quittai le général. Je ne fis que deux bonds de la rue du Mont Blanc au Palais-Royal. Décidément la balance du bien reprenait le dessus.

M. Oudard me reçut avec une affabilité si grande, que je vis bien que ce n’était pas à mon mérite personnel que je la devais : il m’installa dans un bureau où travaillaient déjà deux autres jeunes gens qui devinrent dès lors mes camarades, et qui, aujourd’hui, sont mes amis.

Je songeai aussitôt à tenir ma promesse et à étudier sérieusement. Je savais assez de latin pour suivre seul les études de cette langue. J’achetai avec ce qui me restait de mes cinquante-trois francs, un Juvénal, un Tacite et un Suétone. J’avais toujours eu beaucoup de goût pour la géographie, je me fis une récréation de son étude. Je connaissais un jeune médecin, je le priai de me conduire à la Charité pour y suivre un cours de physiologie ; lui-même était bon physicien et bon chimiste, il se fit aider par moi dans ses opérations, et j’appris bientôt de ces deux sciences ce qu’il est nécessaire à un homme du monde d’en savoir. Ma constitution de fer me permettait de suppléer par le temps que je prenais sur la nuit, au temps qui me manquait le jour : bref, un changement complet s’opéra dans mon existence matérielle et morale, et lorsqu’au bout de deux mois ma mère arriva, elle me reconnut à peine, tant j’étais devenu sérieux.

Alors commença cette lutte obstinée de ma volonté, lutte d’autant plus bizarre qu’elle n’avait aucun but fixe, d’autant plus persévérante que j’avais tout à apprendre. Occupé huit heures par jour à mon bureau, forcé d’y revenir chaque soir de 7 à 10 heures, mes nuits seules étaient à moi. C’est pendant ces veilles fiévreuses que je pris l’habitude que je conserve encore, de ce travail nocturne qui rend la confection de mon œuvre incompréhensible à mes amis même, car ils ne peuvent deviner ni à quelle heure ni dans quel temps je l’accomplis.

Cette vie intérieure, qui échappait à tous les regards, dura trois ans, sans amener aucun résultat visible, sans que je produisisse rien, sans que j’éprouvasse même le besoin de produire. Je suivais bien avec une certaine curiosité les œuvres théâtrales du temps dans leurs chutes ou dans leurs succès ; mais comme je ne sympathisais ni avec la construction dramatique, ni avec l’exécution dialoguée de ces sortes d’ouvrages, je me sentais seulement incapable de produire rien de pareil, sans deviner qu’il existât autre chose que cela, m’étonnant seulement de l’admiration que l’on partageait entre l’auteur et l’acteur, admiration qu’il me semblait que Talma avait le droit de revendiquer pour lui tout seul.

Vers ce temps, les acteurs anglais arrivèrent à Paris. Je n’avais jamais lu une seule pièce du théâtre étranger. Ils annoncèrent Hamlet. Je ne connaissais que celui de Ducis. J’allai voir celui de Shakspeare.

Supposez un aveugle-né auquel on rend la vue, qui découvre un monde tout entier dont il n’avait aucune idée ; supposez Adam s’éveillant après sa création et trouvant sous ses pieds la terre émaillée de fleurs, sur sa tête le ciel flamboyant d’étoiles, autour de lui des arbres à fruits d’or, dans le lointain un fleuve, un beau et large fleuve d’argent, à ses côtés la femme jeune, chaste et nue, et vous aurez une idée de l’Eden enchanté dont cette représentaion m’ouvrit la porte.

Oh ! c’était donc cela que je cherchais, qui me manquait, qui me devait venir ; c’étaient ces hommes de théâtre, oubliant qu’ils sont sur un théâtre ; c’était cette vie factice rentrant dans la vie positive à force d’art ; c’était cette réalité de la parole et des gestes qui faisait des acteurs, des créatures de Dieu, avec leurs vices, leurs vertus, leurs passions, leur faiblesses, et non pas des héros guindés, impassibles, déclamateurs et sentencieux. Oh ! Shakspeare, merci ! Oh ! Kemble et Smithson, merci ! Merci à mon Dieu ! merci à mes anges de poésie !

Je vis ainsi Romeo, Virginius, Shylock, Guillaume Tell, Othello ; je vis Macready, Kean, Young. Je lus, je dévorai le théâtre étranger, et je reconnus que dans le monde théâtral tout émanait de Shakespeare, comme dans le monde réel tout émane du soleil ; que nul ne pouvait lui être comparé, car il était aussi dramatique que Corneille, aussi comique que Molière, aussi original que Calderon, aussi penseur que Goethe, aussi passionné que Schiller. Je reconnus que ses ouvrages, à lui seul, renfermaient autant de types que les ouvrages de tous les autres réunis. Enfin, je reconnus que c’était l’homme qui avait le plus créé après Dieu.

Dès-lors ma vocation fut décidée ; je sentis que cette spécialité à laquelle chaque homme est appelé, m’était offerte ; j’eus en moi une confiance qui m’avait manqué jusqu’alors, et je me lançai hardiment vers l’avenir, contre lequel j’avais toujours craint de me briser.

Cependant je ne m’abusais pas sur les difficultés de la carrière que j’embrassais. Je savais que, plus que toute autre, elle exigeait des études profondes et spéciales, et que pour expérimenter avec succès sur la nature vivante, il faut avoir longuement étudié la nature morte. Je pris donc, les uns après les autres, ces hommes de génie qui ont nom Shakspeare, Corneille, Molière, Calderon, Goethe et Schiller. J’étendis leurs œuvres comme des cadavres sur la pierre d’un amphithéâtre, et, le scalpel à la main, pendant des nuits entières, j’allai jusqu’au cœur chercher les sources de la vie et le secret de la circulation du sang. Je devinai par quel mécanisme admirable ils mettaient en jeu les nerfs et les muscles, et je reconnus avec quel artifice ils modelaient ces chairs différentes, destinées à couvrir des ossemens qui sont tous les mêmes.

Car ce sont les hommes, et non pas l’homme qui invente ; chacun arrive à son tour et à son heure, s’empare des choses connues de ses pères, les met en œuvre par des combinaisons nouvelles, puis meurt après avoir ajouté quelques parcelles à la somme des connaissances humaines, qu’il lègue à ses fils ; une étoile à la voie lactée. Quant à la création complète d’une chose, je la crois impossible. Dieu lui-même, lorsqu’il créa l’homme, ne put ou n’osa point l’inventer : il le fit à son image.

C’est ce qui faisait dire à Shakspeare, lorsqu’un critique stupide l’accusait d’avoir pris parfois une scène tout entière dans quelque auteur contemporain :

« C’est une fille que j’ai tirée de la mauvaise société pour la faire entrer dans la bonne. »

C’est ce qui faisait répondre plus naïvement encore à Molière, lorsqu’on lui adressait le même reproche :

« Je prends mon bien où je le trouve. »

Et Shakspeare et Molière avaient raison, car l’homme de génie ne vole pas, il conquiert ; il fait de la province qu’il prend une annexe de son empire : il lui impose ses lois, il la peuple de ses sujets, il étend son sceptre d’or sur elle, et nul n’ose lui dire en voyant son beau royaume : « Cette parcelle de terre ne fait point partie de ton patrimoine. » Sous Napoléon, la Belgique était France ; la Belgique est aujourd’hui un état séparé : Léopold en est-il plus grand, ou Napoléon plus petit ?

Je me trouve entraîné à dire ces choses, parce que, génie à part, on me fait aujourd’hui la même guerre que l’on faisait à Shakspeare et à Molière ; parce qu’on en vient à me reprocher jusqu’à mes longues et persévérantes études ; parce que, loin de me savoir gré d’avoir fait connaître à notre public des beautés scéniques inconnues, on me les marque du doigt comme des vols, on me les signale comme des plagiats. Il est vrai, pour me consoler, que j’ai du moins cette ressemblance avec Shakspeare et Molière, que ceux qui les ont attaqués, étaient si obscurs, qu’aucune mémoire n’a conservé leur nom. Cela vient de ce qu’un homme d’art, qui sait, par expérience, ce que la plus petite œuvre coûte, n’appuiera jamais de l’autorité de sa signature qu’une attaque consciencieuse et mesurée. Certes, le nombre de nos critiques littéraires est grand, et dans ce nombre il y a des noms d’hommes qui ont une puissance de production : Sainte-Beuve, Loève-Veimars, Planche, Latouche, Rolle, Janin, Becquet. À peine si je connais quelques-uns d’entre eux ; il y en a même parmi eux que je n’ai jamais vus ; tous ont, chacun à leur tour, jugé bien diversement les huit drames que j’avais donnés à l’âge de vingt-neuf ans : eh bien ! je porte le défi à chacun d’eux d’oser pour lui-même signer de toutes les lettres de son nom les deux articles du Journal des Débats signés de la lettre G.[3].


Alexandre Dumas.
  1. Ce fragment sert de préface au premier volume du Théâtre d’Alex. Dumas, qui paraîtra dans quelques jours, chez le libraire Charpentier. L’auteur y répond, avec sa franchise ordinaire, aux aveugles attaques dont il a été l’objet depuis quelque temps. Nous-mêmes, nous nous proposons de revenir sur ce sujet dans une appréciation de ses œuvres, qu’on nous rendra la justice de croire impartiale, bien qu’Alex. Dumas soit de nos amis. (N. du D.)
  2. C’est effectivement à M. Danré que je dois d’être ce que je suis, en supposant que je sois quelque chose ; on m’excusera donc de le nommer, la reconnaissance est indiscrète.
  3. On m’apprend que ces articles sont d’un M. Grenier ou Garnier de Cassagnac.