Comment les mots changent de sens

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COMMENT LES MOTS CHANGENT DE SENS

Par A. MEILLET


I


Le langage a pour première condition l’existence des sociétés humaines dont il est de son côté l’instrument indispensable et constamment employé ; sauf accident historique, les limites des diverses langues tendent à coïncider avec celles des groupes sociaux qu’on nomme des nations ; l’absence d’unité de langue est le signe d’un État récent, comme en Belgique, ou artificiellement constitué, comme en Autriche ; le langage est donc éminemment un fait social. En effet, il entre exactement dans la définition qu’a proposée M. Durkheim ; une langue existe indépendamment de chacun des individus qui la parlent, et, bien qu’elle n’ait aucune réalité en dehors de la somme des individus en question, elle est cependant, outre sa généralité, extérieure à chacun d’eux : ce qui le montre, c’est qu’il ne dépend d’aucun d’entre eux de la changer et que toute déviation individuelle de l’usage provoque une réaction ; cette réaction n’a le plus souvent d’autre sanction que le ridicule auquel elle expose l’homme qui ne parle pas comme tout le monde, mais, dans les nations civilisées modernes, elle va jusqu’à exclure des emplois publics, par des examens, ceux qui ne savent pas se conformer au bon usage admis par un groupe social donné. Les caractères d’extériorité à l’individu et de coercition par lesquels M. Durkheim définit le fait social apparaissent donc dans le langage avec la dernière évidence.

Néanmoins la linguistique est demeurée jusqu’à présent à l’écart de l’ensemble des études sociologiques qui se constituent si activement, et, ce qui est plus grave, étrangère presque à toute considération systématique du milieu social où se développent les langues. Cet état de choses, au premier abord surprenant et paradoxal, s’explique quand on se rend compte de la manière dont s’est créée la linguistique ; les langues ne sont pas étudiées d’ordinaire pour elles-mêmes ; toutes les fois qu’on les a étudiées, ç’a a été en vue de la récitation correcte d’un rituel religieux, ou de l’intelligence de vieux textes religieux ou juridiques, ou pour entendre des langues étrangères, ou enfin pour parler ou écrire correctement la langue d’un grand groupe social, devenue différente de la langue de tous les jours et surtout de celle des diverses parties du groupe ; on n’étudie que les langues qu’on ne parle pas naturellement, et pour arriver à les pratiquer. L’objet premier de l’étude linguistique a été partout une pratique, et l’on a été conduit ainsi à envisager, non pas les procès par lesquels se développent les langues, mais les faits concrets : la prononciation, les mots, les formes grammaticales et les agencements de phrases. La linguistique y a gagné d’être une étude strictement objective et méthodiquement poursuivie, en un temps où la plupart des autres sciences sociales n’existaient pas ou bien n’étaient encore que de vagues idéologies, mais tout ce que l’on peut obtenir si l’on ne sort pas de cette considération étroite des faits de langue, c’est de constater des rapports plus ou moins définis de simultanéité ou de succession entre ces faits sans jamais arriver à déterminer quelles sont les conditions générales qui en règlent l’apparition et le devenir, c’est-à-dire sans en jamais déterminer les causes.

Un grand pas a été fait, et la linguistique a déjà échappé aux limites de l’ancienne grammaire, quand on s’est attaché à définir d’une part, les conditions anatomiques et physiologiques de l’articulation, de l’autre les phénomènes psychiques qui interviennent dans le langage humain. Par là on parvient à se rendre compte de la raison d’être d’un grand nombre de faits linguistiques qui relèvent immédiatement ou de la physiologie ou de la psychologie. Mais dès l’abord il apparaît qu’on ne saurait expliquer les faits uniquement à l’aide de considérations physiologiques et psychologiques ; les procédés par lesquels se réalisent les faits de langue sont devenus en partie plus clairs, mais les causes qui les déterminent sont toujours également obscures ; on voit mieux comment les langues se développent ; mais on continue d’ignorer quelles actions déterminent les innovations et les conservations dont l’ensemble constitue l’histoire du langage. Et il n’y a là rien que de naturel ; si le milieu dans lequel évolue le langage est un milieu social, si l’objet du langage est de permettre les relations sociales, si le langage n’est maintenu et conservé que par ces relations, si enfin les limites des langues coïncident avec celles des groupes sociaux, il est évident que les causes dont dépendent les faits linguistiques doivent être de nature sociale, et que seule, la considération des faits sociaux permettra de substituer en linguistique à l’examen des faits bruts la détermination des procès, c’est-à-dire à l’examen des choses, l’examen des actions, à la pure constatation de rapports entre phénomènes complexes, l’analyse de faits relativement simples considérés chacun dans leur développement particulier.

Une fois le problème ainsi posé, on s’aperçoit immédiatement que des faits qui semblent identiques tant que l’on se place au point de vue purement linguistique, sont en réalité hétérogènes. Par exemple le passage du groupe français (écrit oi, suivant une graphie ancienne qui avait déjà cessé d’être exacte au xiiie siècle) à ua dans des cas tels que moi, roi, boire, etc., est à Paris le résultat d’un procès phonétique spontané, et qui a dû se réaliser d’une manière indépendante et nécessaire en chacun des sujets qui y ont appris à parler à une certaine date ; ailleurs cette même substitution s’est réalisée par imitation de la langue parisienne et est un fait d’emprunt ; elle peut alors parvenir à la même extension qu’à Paris ; mais le phénomène est d’ordre différent ; le linguiste pur sera sujet à confondre les deux types de faits, et il est même inévitable qu’il lui arrive de les confondre là où il n’est pas renseigné sur la façon dont le résultat identique a été obtenu sur les deux domaines considérés, — mais, s’il essaie de déterminer les causes, il ne le pourra qu’en séparant rigoureusement les deux procès, et que là où il a le moyen de les isoler : car, d’un côté, il est en présence du type des innovations phonétiques spontanées dont le mode physiologique de développement est déjà connu avec une grande précision dans un grand nombre de cas et dont on peut même déterminer les modalités générales comme l’a fait pour certaines transformations M. Grammont, mais dont les causes efficientes n’en sont pour cela ni moins obscures ni moins énigmatiques ; et de l’autre côté, il est en présence de la substitution du français aux parlers locaux, fait historique dont les raisons immédiates sont claires et qui rentre dans le type général de la substitution des grandes langues communes de civilisation aux langues particulières de petits groupements locaux.

Le second phénomène manifeste la tendance qui entraîne les membres d’un même ensemble social à se conformer les uns aux autres en tout ce qui est utile à l’exercice de leurs fonctions communes. Le premier phénomène seul, la transformation spontanée, est à expliquer par une action identique qui s’est exercée d’une même manière chez tous les enfants nés à Paris durant un certain laps de temps. La distinction des deux procès est tout à fait essentielle ici ; il est clair en effet qu’on n’a chance d’arriver à déterminer la nature de cette action directe que si l’on a d’abord réussi à la localiser d’une manière précise.


II


Le groupe de faits linguistiques où l’action de causes sociales est dès maintenant reconnue de la manière la plus certaine et le plus exactement déterminée est celui des innovations apportées au sens des mots[1]. Mais, conformément au principe qui vient d’être posé, celui de la distinction des procès, il convient de ne pas envisager tous les changements de sens d’une manière globale.

La première classification des changements de sens a été naturellement une classification logique ; on s’est demandé comment avaient varié l’extension et la compréhension des mots ; et l’on a vu dans les changements de sens l’effet des diverses sortes de métaphores. Le petit livre d’Arsène Darmesteter sur la Vie des mots est encore tout dominé par ces conceptions.

Mais M. M. Bréal, dans un compte rendu, a fait dès l’abord remarquer ce qu’il y a de scolastique dans ce procédé et a mis en évidence les réalités psychiques et sociales qui se cachent sous ces abstractions (voir l’article sur l’Histoire des mots, reproduit dans l’Essai de sémantique, 3e édition, p. 279 et suiv.). Depuis, ces observations ont été reprises par M. Bréal dans son Essai de sémantique et développées avec la finesse et le sens de la réalité qui caractérisent l’auteur, mais sans recherche d’un système complet et fermé.

D’autre part, et plus récemment, M. Wundt, dans sa Sprache, consacrait aux changements de sens un long chapitre et montrait par quel jeu complexe d’associations et d’aperceptions les mots changent de sens, substituant d’une manière définitive aux subdivisions a priori des logiciens l’examen détaillé de la réalité psychique, et rendant impossible de parler désormais des métaphores du langage d’une manière vague, comme on le fait encore trop souvent. Mais M. Wundt, lui-même, ne conteste pas que l’association est loin de tout expliquer, et il serait aisé de montrer que, si elle est toujours l’élément fondamental des faits psychiques qui interviennent dans les changements de sens, elle n’est nulle part la cause efficiente qui les détermine ; ce qui fait que les études sur le développement du sens des mots, malgré de nombreuses tentatives, n’ont pas encore abouti à une théorie complète, c’est qu’on a voulu deviner les faits et qu’on ne s’astreint pas à suivre l’histoire des mots, et à tirer de l’examen de cette histoire des principes généraux fixes ; or, nulle part moins qu’en sémantique, on ne peut déterminer a priori les conditions de production des phénomènes ; car en aucune partie de la linguistique les conditions ne sont plus complexes, plus multiples et plus variées suivant les cas.

Néanmoins, il est permis de dire que, si, faute de renseignements suffisants, il est souvent — et peut-être même le plus souvent — impossible de déterminer les conditions d’un changement de sens particulier, les causes générales de ces changements sont maintenant connues pour l’ensemble, et il suffit de classer systématiquement les faits observés et les explications certaines qu’on en a trouvées, pour reconnaître que, sous le nom de changements de sens, on réunit des faits de natures bien distinctes, relevant de procès différents, et dont l’étude ne saurait par suite former un chapitre unique de la linguistique.

Avant d’énumérer les procès qui aboutissent aux changements de sens, il importe d’ailleurs de rappeler que les phénomènes linguistiques ont une spécificité caractéristique et que les causes efficientes qui vont être examinées n’agissent pas seules, qu’elles interviennent seulement au milieu de groupes de faits d’une nature spéciale qui sont les faits linguistiques.

Il faut tenir compte tout d’abord du caractère essentiellement discontinu de la transmission du langage : l’enfant qui apprend à parler ne reçoit pas la langue toute faite : il doit la recréer tout entière à son usage d’après ce qu’il entend autour de lui, et c’est un fait d’expérience courante que les petits enfants commencent par donner aux mots des sens très différents de ceux qu’ont ces mêmes mots chez les adultes dont ils les ont appris. Dès lors, si l’une des causes qui vont être envisagées vient à agir d’une manière permanente, et si, par suite, un mot est souvent employé d’une manière particulière dans la langue des adultes, c’est ce sens usuel qui s’impose à l’attention de l’enfant, et le vieux sens du mot, lequel domine encore dans l’esprit des adultes, s’efface dans la génération nouvelle ; soit, par exemple, le mot saoul dont le sens ancien est « rassasié » ; on en est venu à appliquer ce mot aux gens ivres, qui sont « rassasiés de boisson » ; les premiers qui ont ainsi employé le mot saoul s’exprimaient avec une sorte d’indulgence ironique et évitaient la brutalité du nom propre ivre, mais l’enfant qui les entendait associait simplement l’idée de l’homme ivre à celle du mot saoul, et c’est ainsi que saoul est devenu le synonyme du mot ivre qu’il a même remplacé dans l’usage familier ; par là même le mot saoul est celui qui maintenant exprime la chose avec le plus de crudité. Cette discontinuité de la transmission du langage ne suffirait à elle seule à rien expliquer, mais, sans elle, toutes les causes de changement auraient sans doute été impuissantes à transformer le sens des mots aussi radicalement qu’il l’a été dans un grand nombre de cas : d’une manière générale d’ailleurs, la discontinuité de la transmission est la condition première qui détermine la possibilité et les modalités de tous les changements linguistiques : un théoricien est même allé jusqu’à vouloir expliquer par la discontinuité tous les changements linguistiques (voy. E. Herzog, Streitfragen der romanischen Philologie, I).

En ce qui concerne spécialement le changement de sens, une circonstance importante est que le mot, soit prononcé, soit entendu, n’éveille presque jamais l’image de l’objet ou de l’acte dont il est le signe ; comme l’a si justement dit M. Paulhan cité par M. Leroy, Le langage, p. 97 : « comprendre un mot, une phrase, ce n’est pas avoir l’image des objets réels que représente ce mot ou cette phrase, mais bien sentir en soi un faible réveil des tendances de toute nature qu’éveillerait la perception des objets représentés par le mot ». Une image aussi peu évoquée, et aussi peu précisément, est par là même sujette à se modifier sans grande résistance.

Tous les changements de forme ou d’emploi que subissent les mots contribuent indirectement aux changements du sens. Aussi longtemps qu’un mot reste associé à un groupe défini de formations, il est tenu par la valeur générale du type, et sa signification garde par suite une certaine fixité ; mais, si par quelque raison que ce soit, le groupe se disloque, les divers éléments qui le constituent, n’étant plus soutenus les uns par les autres, sont exposés à subir l’action des influences diverses qui tendent à modifier le sens. Soit par exemple le mot latin vivus : il est en latin inséparable du verbe vivere, du substantif vita, etc., et, par suite ne saurait d’aucune manière perdre le sens de « vivant ». Mais du jour où la prononciation a, comme en français, séparé l’adjectif vif du verbe vivre et où la communauté de formation avec le mot vie a cessé d’être perceptible, une nuance de sens qui existait déjà en latin, celle de « mobile, animé », a pu prendre le dessus. — Un mot tel que tegmen, qui relève d’un type de formation productif en latin, est par là même inséparable du verbe tegere et garde le sens général de « couverture ». Au contraire un substantif tel que tectum, dont le type de formation n’est plus productif en latin, peut recevoir un sens spécialisé, celui de « toit » ; un autre substantif, appartenant à ce type de formation également improductif dans la même langue, tegula, a pris un sens plus étroitement spécialisé encore, celui de « tuile » ; enfin toga, qui est une formation très ancienne et presque unique en son genre en latin, a le sens le plus éloigné de celui du groupe principal constitué par tegere, tegmen, et désigne une sorte de vêtement. — En latin, le mot capticus était étroitement associé à capere, captus, etc., et le sens de « captif » ne pouvait par suite être perdu de vue ; mais capere a en partie disparu, en partie subsisté avec des significations particulières, et ce sont les représentants de prehendere qui expriment l’idée de « prendre » dans les langues romanes ; dès lors captivus était à la merci des actions extérieures, et le mot prend le sens de « misérable, mauvais » dans l’italien cattivo, le français chétif (provincial cheti, signifiant « mauvais » dans une grande partie de la France). — En allemand le mot schlecht dont le sens était « uni, simple » a eu, sous l’influence de schlichten « unir, aplanir, débrouiller », un doublet schlicht ; schlicht étant associé à schlichten, a gardé le sens ancien ; mais schlecht, devenu un adjectif isolé, a subi un fort changement ; ein schlechter mann, un simple homme du commun, par opposition aux gens qui occupent un rang plus ou moins élevé ; dans une société aristocratique comme celle du xviiie siècle, où les rangs étaient bien marqués, celui qui était un schlechter mann était peu considéré, c’était un homme de peu, un homme sans valeur, et le mot schlecht a ainsi suivi la voie qu’avait suivie captivus en roman ; il a fini par signifier « mauvais » tout simplement, et ce sens est entièrement fixé dès le début du xixe siècle. — Le mot français dialectal maraud « matou » a fourni un verbe marauder « faire le matou » ; en Berry, où le mot maraud tend à disparaître, le verbe dérivé marauder qui signifiait d’abord « miauler bruyamment », a été appliqué à l’acte de « pleurer avec bruit et d’une manière désagréable » (employé avec une intention plutôt méprisante) ; le français littéraire, où maraud n’a jamais existé, a emprunté marauder au sens de « voler » avec une nuance particulière ; ni l’un ni l’autre de ces développements de sens n’aurait sans doute abouti aussi complètement dans des parlers où maraud « matou » aurait existé (sur les faits voir Sainean, La création métaphorique en français et en roman, I, [Halle, 1905], p. 73 et 84). — Les exemples de ce genre sont innombrables.

Mais qu’il s’agisse de la discontinuité de la transmission du langage ou de l’isolement de certains mots, les conditions linguistiques considérées ne sont jamais que des conditions en quelque sorte négatives ; elles créent la possibilité linguistique du changement de sens, mais elles ne suffisent pas à le déterminer ; elles sont des conditions nécessaires, mais non pas des conditions suffisantes, et il reste à mettre en évidence les causes efficientes des innovations.

Les causes générales qui peuvent servir à expliquer les changements de sens semblent pouvoir être ramenées à trois grands types irréductibles les uns aux autres, et qui constituent trois sortes d’actions différentes ; le résultat est, dans les trois cas, un changement de sens, et pour cette raison, le linguiste est disposé à les grouper ; mais les trois procès sont spécifiquement distincts et n’ont en réalité rien de commun que le résultat, si bien que, dans une étude réellement scientifique, il y a lieu de les traiter séparément.

Quelques changements, en nombre assez restreint du reste, procèdent de causes proprement linguistiques : ils proviennent de la structure de certaines phrases, où tel mot paraît jouer un rôle spécial. Ainsi, dans les phrases négatives, interrogatives ou conditionnelles, un mot vague comme homme, chose se trouve souvent avoir une valeur tout à fait indéfinie ; ainsi qu’on l’a déjà noté, les mots n’éveillent en général pas expressément l’image des objets auxquels ils sont associés ; et dans des tours de ce genre, très vagues par eux-mêmes et rendus plus inexpressifs encore par la fréquente répétition, aucune image n’est évoquée, ni chez celui qui parle, ni chez celui qui écoute ; le mot arménien moderne marth « l’homme », dans une phrase telle que marth tch ga « nul homme n’est ici (il n’y a personne) » ou marth egav « un homme est venu ? » (quelqu’un est-il venu ?), a déjà la valeur d’un indéfini pur et simple ; le mot manna « homme » s’emploie de la même manière dans les textes gotiques, les plus anciens textes germaniques suivis qu’on possède ; le mot « homme » est susceptible d’acquérir ainsi la valeur d’un indéfini, et c’est par ce procédé que le français on (continuation du latin homo), l’allemand et l’anglais man (correspondant au gotique manna) ont pris leur sens caractéristique. Le mot latin alter signifiait « autre », quand il s’agit de deux objets, par conséquent « second, l’un des deux » ; mais dans une phrase négative, alter ne se distingue pas essentiellement pour le sens de alius « autre par rapport à plus de deux » ; la phrase d’Ovide : neque enim spes altera restat peut se traduire à volonté : « il n’y a pas un second espoir », ou « il n’y a pas d’autre espoir », sans que le sens soit au fond changé ; le mot alter a pris dans ce type de phrases la valeur de alius ; cette valeur a été transportée dans des phrases quelconques, et les langues romanes, laissant tomber alius, n’ont conservé que alter, pour exprimer le sens de « autre » ; la disparition du comparatif et du superlatif avait du reste fait perdre l’habitude d’opposer la comparaison entre deux objets (type validior manuum « la plus forte des deux mains » ) à la comparaison entre plusieurs (validissimus virorum « le plus fort des hommes » ). De même, sous l’influence de ne, les mots français pas, rien, personne ont pris, dans les phrases négatives, une valeur négative, si bien que la négation ne est devenue inutile dans le français actuel et que pas, rien, personne sont négatifs par eux-mêmes dans la langue familière et courante. Le mot latin magis « plus, de plus, bien plus », placé en tête de la phrase, comme il arrive déjà en latin, fait l’effet d’une liaison entre deux phrases et devient le français mais. On le voit, tous ces procès purement linguistiques aboutissent moins à créer un changement de sens qu’à transformer des mots à sens concret en simples outils grammaticaux, en éléments de construction de la phrase. C’est une conséquence immédiate de la nature même du procès en question.

Inversement, les catégories grammaticales servent parfois à transformer le sens d’un mot : le latin homo servait à indiquer l’ « homme » en tant qu’être humain, sans acception de sexe ; mais le genre grammatical de homo était le masculin qui, là où il a une valeur définie, a celle de désigner le sexe mâle ; le représentant roman de homo a été amené ainsi à joindre au sens de « être humain » celui de « homme de sexe masculin », et le mot vir, qui avait ce sens en latin ancien, a été éliminé. — Une même racine fournit en grec un aoriste signifiant « voir », ἱδεῖν, et un parfait signifiant « je sais », οἶδα ; ces deux sens sont anciens, car ils se retrouvent l’un dans latin videre, etc., l’autre dans sanskrit veda « je sais », gotique wait (allemand weiss), etc., et le slave oppose également vidéti « voir » à védéti « savoir » ; ils tiennent à ce que l’aoriste indiquant l’action pure et simple se prête à noter une simple sensation : « voir », tandis que le parfait, qui indique le résultat acquis d’un acte antérieur, convient pour signifier « savoir ».

Ces cas où l’agent essentiel du changement est la forme grammaticale sont d’une espèce assez rare, car les catégories grammaticales qui répondent à quelque réalité objective sont en petit nombre, et par suite les conditions de réalisation de ces procès ne se rencontrent pas très souvent ; mais la forme grammaticale du mot est partout l’un des éléments dont dépend le changement ou le maintien du sens.

Un second type de changements de sens est celui où les choses exprimées par les mots viennent à changer. Les mots français père et mère sont la continuation exacte des mots indo-européens qui indiquaient le père et la mère, et pourtant les mots français ne sont pas associés aux mêmes représentations que les mots indo-européens correspondants ; ces mots indo-européens désignaient des relations sociales définies bien plutôt qu’ils ne visaient la relation de paternité et de maternité physiologiques, cette dernière étant exprimée par des mots qui sont en latin genitor et genetrix ; mais la structure sociale ayant changé, la famille patriarcale indo-européenne ayant disparu, les mots père et mère expriment avant tout la paternité et la maternité physiques ; et dès lors on est conduit à appliquer les mots de père et mère aux animaux ; en français populaire, un père est un « mâle », et une mère une « femelle », et ce sens est si complètement développé qu’il y a des patois français où les formes locales de père et mère signifient simplement « mâle » et « femelle » d’animaux, et où l’on recourt aux formes françaises communes pour désigner proprement le « père » et la « mère » ; dans les anciennes langues indo-européennes, les mots qui correspondant au latin pater et mater n’admettent pas cet emploi.

Un autre exemple montre à quels changements étranges peut entraîner la variation des choses. La peine infligée aux criminels français à un certain moment a été de les envoyer ramer sur les galères du roi ; la locution envoyer aux galères était donc une manière d’exprimer la condamnation à une peine grave ; on a cessé ensuite d’employer les rames sur les vaisseaux, les criminels ont été envoyés dans des bagnes de terre ferme ; mais l’expression envoyer aux galères a subsisté, et un galérien a été un forçat qui subissait sa peine dans une sorte de prison ; le terme est maintenant en voie de disparition, mais dans la mesure où l’on s’en sert encore, il n’a plus d’autre valeur que celle de forçat.

Les changements de ce genre atteignent constamment presque tous les mots ; mais on ne les remarque que lorsqu’ils présentent quelque chose de singulier et d’étrange : on dit du papier (latin papyrum) de chiffons ; la plume de fer s’est substituée à la plume d’oie sans que le nom ait varié ; et ainsi de suite : les changements des choses ne se traduisent que d’une manière restreinte par des changements de mots : car les mots étant associés à des représentations toujours très complexes s’associent facilement à des représentations qui ont avec celles d’une génération précédente quelques traits communs. Et c’est ainsi que la variation de sens de beaucoup de mots, c’est-à-dire au fond la variation des notions auxquelles est associé le nom donné, traduit des changements sociaux plus profonds : toute l’histoire de la société grecque se réfléchit indirectement dans le contraste entre le compagnon de guerre, et d’expédition maritime de l’époque homérique, l’ἑταῖρος, et la courtisane athénienne ou alexandrine, l’ἑταίρα.

De cette catégorie il faut rapprocher les changements qui ont lieu quand un mot en doit remplacer un autre frappé de quelque tabou, ou, ce qui est un fait d’espèce voisine, éliminé pour quelque raison de convenance : si les noms propres de la prostituée sont évités par convenance, on est conduit à associer à la prostituée le nom de la femme mariée ; et c’est ainsi que garce, puis fille ont été appelés successivement à fournir le nom de la fille publique : il y a ici une application d’un nom à un objet dont il n’était pas le nom propre, mais qui a été attribué à cet objet par un acte exactement comparable à celui qui a fait nommer plume la pointe de fer substituée à la plume d’oie taillée qu’on employait antérieurement ; la cause initiale est ici de nature sociale, mais cette cause sociale agit à peu près de la même manière qu’agit le changement de la réalité désignée par le nom.

Un même mot change de sens suivant les lieux ; ainsi un mot indo-européen *prtu-, qui désigne un « endroit par où on peut passer », signifie, suivant le cas, un pont, une porte, un gué (ces trois sens sont attestés en ancien iranien, dans la langue de l’Avesta) ; c’est le hasard des circonstances locales qui fait que le latin ne garde portus qu’au sens de « port » (tandis que le mot voisin porta prend celui de « porte » ), et que le gaulois ritu- dans Ritu-magus « champ du gué », le vieux gallois rit et l’anglo-saxon ford, le vieux haut allemand furt (qui sont le même mot) conservent seulement la valeur de « gué ».

Les développements de sens reflètent l’organisation sociale, l’organisation domestique. Il est intéressant par exemple de voir comment le mot qui signifie « dehors » provient du nom de la porte, ainsi en latin foras et foris, en grec : θύραζε, θύρασι, θύρηφι, en arménien : durs, en persan : dar ; et ceci coïncide avec le fait que simultanément « dehors », se dit « au champ », c’est-à-dire « hors de la maison » dans irlandais immag « foras » et immaig « foris », à côté de mag « champ », dans breton erméaz, gallois i maes à côté de méaz, maes « champ », dans lituanien laukan, lauke, à côté de laukas « champ » et dans arménien artakhs à côté de art « champ » ; ce sont les expressions qui avaient cours dans chacune des grandes familles qui étaient l’unité sociale par excellence ; on y opposait l’enclos familial, le dvor slave, à tout ce qui était en dehors, notamment aux champs. — Un mot tel que le latin sponsa « promise » prend le sens de « fiancée », d’où dans certaines langues romanes celui d’« épouse », parce que le verbe latin spondeo « je promets » est le terme rituel prononcé par le père pour répondre « oui » à un prétendant à la main de sa fille.

Et ceci amène naturellement à envisager l’ordre des causes qui forme l’objet principal de la présente étude, la répartition des hommes de même langue en groupes distincts : c’est de cette hétérogénéité des hommes de même langue que procèdent avant tout le plus grand nombre des changements de sens, et sans doute tous ceux qui ne s’expliquent pas par les causes précitées.


III


L’action de la division des hommes en classes distinctes sur le sens des mots a déjà été souvent signalée par les auteurs qui ont écrit sur la sémantique ; et M. Bréal en particulier l’a exprimée avec une grande précision : « À mesure qu’une civilisation gagne en variété et en richesse, les occupations, les actes, les intérêts dont se compose la vie de la société se partagent entre différents groupes d’hommes ; ni l’état d’esprit, ni la direction de l’activité ne sont les mêmes chez le prêtre, le soldat, l’homme politique, l’agriculteur. Bien qu’ils aient hérité de la même langue, les mots se colorent chez eux d’une nuance distincte, laquelle s’y fixe et finit par y adhérer… Au mot d’opération, s’il est prononcé par un chirurgien, nous voyons un patient, une plaie, des instruments pour couper et tailler ; supposez un militaire qui parle, nous pensons à des armées en campagne ; que ce soit un financier, nous comprenons qu’il s’agit de capitaux en mouvement ; un maître de calcul, il est question d’additions et de soustractions[2]. Chaque science, chaque art, chaque métier, en composant sa terminologie marque de son empreinte les mots de la langue commune » (Essai de sémantique, 3e édit., p. 285 et suiv. ; voir surtout les chapitres de la Polysémie, p. 143 et suiv., et D’un cas particulier de polysémie, p. 151 et suiv.). On trouvera des observations analogues de L. Duvau, Mémoires de la Société de linguistique, XIII, 234 et suiv., de M. Meringer, Indogermanische Forschungen, XVII, de M. Schuchardt, dans son travail sur trouver, Sitzungsberichte de l’Académie de Vienne, phil. hist, el., vol. CXLI (année 1899) ; on consultera aussi Roques, Méthodes étymologiques, Journal des savants, août 1905). Dans sa publication dédiée à Adolf Mussafia (Graz, 1905), M. Schuchardt écrit : « Bien que l’origine de tous (les mots signifiant « devoir » [all. müssen] en italien dialectal) ne soit pas éclaircie, il semble qu’il s’y réfléchisse surtout des différences sociales. Le devoir de l’esclave n’est pas celui du maître, l’esclave aura aussi facilement un mihi ministerium est aux lèvres que le maître un mihi calet. »

Le fait fondamental est donc qu’un mot qui, dans la langue commune d’une société, a un sens étendu, s’applique, dans un des groupes restreints qui existent à l’intérieur de cette société, à des objets plus étroitement déterminés, et inversement ; M. Meringer dit très bien, dans Indogermanische Forschungen, XVIII, 232 : « un mot élargit sa signification quand il passe d’un cercle étroit à un cercle plus étendu ; il la rétrécit quand il passe d’un cercle étendu à un cercle plus étroit ». L’exemple du mot opération définit assez le principe pour qu’il soit inutile d’en ajouter d’autres ; aussi bien le fait est-il d’expérience courante. Chaque groupe d’hommes utilise d’une manière particulière les ressources générales de la langue.

Les groupes où le sens des mots se précise ainsi ne sont pas seulement des groupes professionnels ; tout ensemble d’individus, qui a, à quelque point de vue que ce soit, des relations spéciales à l’intérieur d’une société a, par là même, des notions spéciales et obéit à des convenances spéciales au petit groupe qu’il constitue, soit transitoirement, soit d’une manière permanente ; or, la signification d’un mot est définie par l’ensemble des notions auxquelles est associé le mot, et les associations diffèrent évidemment suivant le groupe où le mot est employé. Le vocabulaire des femmes n’est pas identique à celui des hommes : le mot habiller a, en français, une tout autre valeur chez les femmes que chez les hommes, parce qu’il s’applique à un acte dont le caractère et l’importance sont entièrement différents. Ailleurs c’est par convenance que les femmes s’expriment autrement que les hommes : on cite par exemple un dialecte serbe où les femmes évitent le nom propre du bœuf, kurjak, employé par les hommes, parce que ce mot a en même temps le sens de « penis », et recourent à d’autres mots. On emploie partiellement une terminologie spéciale à la caserne, dans un groupe d’étudiants, dans un groupe sportif ; et, il importe de le noter, les mêmes individus appartiennent simultanément ou successivement à plusieurs des groupes en question, si bien qu’ils subissent à la fois ou à divers moments de leur vie des influences diverses.

Les hommes qui exercent une même profession ont à désigner un grand nombre d’objets et de notions pour lesquels la langue commune n’a pas de noms parce que le commun des hommes ne s’en occupe pas. Beaucoup de ces désignations sont obtenues en attribuant à des objets le nom d’autres objets avec lesquels ceux-ci ont une ressemblance plus ou moins lointaine ; on désigne ainsi, sous le nom de chèvre telle machine servant à porter ; en anglais, cat « chat » est aussi un crampon qui sert à saisir l’ancre (d’après les griffes du chat, etc.). On n’entend marquer par là que des analogies vagues, et très souvent, au lieu de recourir au mot lui-même, on se sert d’un dérivé : le chevalet est autre chose que le cheval, la manette autre chose que la main ; ce procédé de dérivation est de règle en russe, où le « bec » d’une cafetière est un nosik et non un nos « nez » (voir Boyer et Spéranski, Manuel de russe, p. 113, n. 4).

Quelle que soit la nature du groupe considéré, le sens des mots est sujet à y varier non seulement en raison des circonstances spéciales qui le déterminent, comme il arrive par exemple pour le mot opération, mais aussi en raison de ce qu’il s’agit d’un groupe plus ou moins isolé du reste de la société, plus ou moins fermé, plus ou moins autonome ; car la variation du vocabulaire ne se limite pas à ce qu’exige la nature même du groupe ; elle est grossie intentionnellement par suite de la tendance qu’a chaque groupe à marquer extérieurement son indépendance et son originalité ; tandis que l’action de la société générale tend à uniformiser la langue, l’action des groupements particuliers tend à différencier, sinon la prononciation et la grammaire, qui restent sensiblement unes, du moins le vocabulaire des individus qui y prennent part. Il y a là deux tendances antagonistes qui résultent immédiatement et du caractère de la langue générale et du rôle spécial des langues particulières.

Les langues de groupes particuliers deviennent ainsi des argots, et ces argots eux-mêmes se constituent parfois en langues artificielles, par des altérations systématiques, ainsi en France le jargon des bouchers, le loucherbème : ce qui montre bien que le fait est naturel, c’est qu’il se retrouve dans des langues tout à fait différentes. M. Chéron décrit ainsi les argots des marchands de porcs, des marchands de grain, des sampaniers, des chanteuses, etc., du Tonkin, qui sont autant de déformations de l’annamite (voir Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, V, 47 et suiv.).

L’action de la tendance aux innovations de sens dans les langues particulières est d’ailleurs facilitée par plusieurs circonstances. Dans un groupe limité, il est souvent question des mêmes choses ; les associations d’idées sont les mêmes chez les divers individus, et l’on s’y entend sans avoir besoin de préciser ; d’autre part ce qui, pour une personne étrangère au groupe, serait obscur est clair pour les membres du groupe dès l’instant que certains procédés d’expression ont commencé d’y avoir cours, qu’une manière s’y est créée.

Ainsi s’explique le trait caractéristique des changements de sens argotiques que M. Schwob et G. Guieysse ont mis en évidence (Mémoires de la Société de linguistique, VII, 33 et suiv.) : la dérivation synonymique. Si un mot A a simultanément deux significations, l’une x dans la langue générale, l’autre y en argot, tous les synonymes approximatifs du mot A de la langue générale au sens x seront admis en argot à avoir la signification y de l’argot ; par exemple, si polir est employé en argot au sens de « voler », qui se rencontre déjà chez Villon, on pourra employer de même fourbir, brunir, sorniller, nettoyer ; si battre signifie une fois « tromper » en argot, on pourra donner le même sens à taper, estamper, etc. Le souci de demeurer inintelligible au vulgaire est pour beaucoup dans le développement considérable qu’a reçu le procédé en argot ; mais le principe même n’est pas propre à l’argot entendu au sens étroit, et le procédé se retrouve, en une mesure plus ou moins étendue, dans toutes les langues de groupes particuliers ; par exemple, dans un groupe où l’on s’est mis à employer des adverbes tels que terriblement pour exprimer ce que la langue commune indique par très, on est conduit à employer à l’occasion tous les synonymes approximatifs tels que effroyablement, redoutablement, ou des adverbes de même sorte ; c’est sans doute à quelque synonymie de ce genre que les formes négatives, pas, point, mie du français, doivent leur origine ; du jour où l’un de ces mots a pris une valeur proprement négative, il a éliminé les autres ; mie est sorti de tout l’usage français, point de l’usage dans la langue parlée, et il n’est resté que pas, lequel a cessé d’être une détermination de la négation pour devenir par lui-même la négation usuelle en français parlé. De pareilles modifications du sens des mots par synonymie ne s’expliquent que dans des groupes fermés ; la résistance à l’innovation linguistique, qui est chose normale dans l’ensemble du groupe social, est anéantie sur un point particulier dans le petit groupe en question où, en se singularisant à l’égard de l’ensemble, l’individu ne fait que mieux marquer sa solidarité avec le groupe étroit dont il fait partie.

L’une des causes qui font que les groupes particuliers sont éminemment propres à modifier leur vocabulaire, c’est que les éléments qui constituent chaque groupe ne sont souvent pas homogènes au point de vue linguistique et que, de plus, ils sont soumis à des influences étrangères. En effet les groupements qui se forment à l’intérieur d’une société, et notamment les groupements professionnels, sont composés de gens qui ne sont pas nécessairement issus d’une même localité, ni même d’une même région, et dont, par suite, la langue n’est pas identique : par elle-même, et sans qu’on fasse intervenir l’action de l’une quelconque des langues locales en question, cette absence d’homogénéité est évidemment une cause d’instabilité et d’incertitude, et — on ne l’a pas assez remarqué — c’est l’une des principales causes, la principale peut-être, de tous les changements linguistiques, de ceux de la prononciation et de la grammaire comme de ceux du vocabulaire, des changements spontanés comme des emprunts.

De plus, les éléments étrangers tendent à introduire dans la langue du groupe des formes de leur propre langue : c’est ainsi que la langue des étudiants allemands renferme des mots d’origines dialectales très diverses ; dans sa Studentensprache, 65, M. Kluge en fournit des exemples, notamment le bas allemand gnote au lieu du haut allemand genosse « compagnon ». M. Horn fait la même remarque pour la langue des soldats allemands, dans sa Soldatensprache, 9 et suiv. Cette influence d’éléments étrangers se manifeste souvent par des traductions ; ainsi, dans la langue spéciale des premiers chrétiens, l’« ancien » qui était le « prêtre » était désigné par le mot πρεσβύτερος en grec ; dans le groupe des chrétiens de langue latine, où se trouvaient mêlés de nombreux éléments helléniques ou hellénisés, le mot a été gardé tel quel ; on a dit presbiter, qui a subsisté en français sous les formes prêtre et aussi prouvoire en vieux français.

On conçoit enfin qu’on puisse recourir à un autre procédé et que, au lieu d’employer le mot étranger, on le traduise, c’est ce qui a été fait en Orient : en Arménie le mot erêc « ancien » a aussi reçu le sens de « prêtre », et le géorgien fait exactement de même avec son mot signifiant « ancien ». Ou bien encore on peut, ce qui revient à peu près au même, charger un mot national d’un sens étranger ; ainsi l’anglo-saxon eorl « homme libre (qui va à la guerre), noble » a reçu sous Knut le sens du mot norrois jarl « vice-roi, gouverneur de province » qui était reconnu par le sujet parlant pour identique au mot anglais ; sous la domination normande, le même eorl a servi d’équivalent au français comte, et c’est cette valeur que earl a encore en anglais moderne.

De ce double procédé d’emprunt et de traduction de termes étrangers il résulte que les vocabulaires des groupes particuliers qui sont en relation avec des groupes pareils dans des pays parlant d’autres langues présentent d’ordinaire un grand nombre de ressemblances. Le vocabulaire militaire par exemple est à peu près le même d’un bout de l’Europe à l’autre.

Le fait est particulièrement sensible dans les groupes composés de savants, ou bien où l’élément scientifique tient une place importante. Les savants, opérant sur des idées qui ne sauraient recevoir une existence sensible que par le langage, sont très sujets à créer des vocabulaires spéciaux dont l’usage se répand rapidement dans les pays intéressés. Et comme la science est éminemment internationale, les termes particuliers inventés par les savants sont ou reproduits ou traduits dans des groupes qui parlent les langues communes les plus diverses. L’un des meilleurs exemples de ce fait est fourni par la scolastique dont la langue a eu un caractère éminemment européen, et à laquelle l’Europe doit la plus grande partie de ce que, dans la bigarrure de ses langues, elle a d’unité de vocabulaire et d’unité de sens des mots. Un mot comme le latin conscientia a pris dans la langue de l’école un sens bien défini, et les groupes savants ont employé ce mot même en français } les nécessités de la traduction des textes étrangers et le désir d’exprimer exactement la même idée ont fait rendre la même idée par les savants germaniques au moyen de mith-wissei en, gotique, de gi-wizzani en vieux haut-allemand (allemand moderne gewissen). Souvent les mots techniques de ce genre sont traduits littéralement et n’ont guère de sens dans la langue où ils sont transférés ; ainsi le nom de l’homme qui a de la pitié, latin misericors, a été traduit littéralement en gotique arma-hairts (allemand barm-herzig) et a passé du germanique en slave, par exemple russe milo-serdyj. Ce sont là de pures transcriptions cléricales de mots latins.

Quand, comme il est arrivé assez souvent au cours de l’histoire, les éléments dominants d’une nation ont parlé une langue différente de celle des autres groupes, les parties de la nation qui approchent immédiatement la caste dominante et qui nécessairement apprennent plus ou moins la langue de cette caste se constituent un vocabulaire où figurent un grand nombre de termes étrangers au moins pour les notions qui importent à la caste. Le nom vieil anglais de l’armée here a été éliminé dans le langage des gens qui entouraient l’aristocratie normande au profit des mots d’origine française army et host.

À l’intérieur d’une langue donnée, définie par une prononciation une et surtout par l’identité des formes grammaticales, il y a en réalité autant de vocabulaires particuliers qu’il y a de groupes sociaux ayant une autonomie dans la société qui parle cette langue, et tout groupe d’hommes a ses désignations spéciales, non seulement de ce qui lui est particulier, mais aussi de nombreuses choses qui lui sont communes avec les autres membres des groupes plus étendus dont ces hommes font partie ; les exemples pourraient aisément être multipliés ; les types indiqués suffisent à fixer les idées.

Les changements de sens qui viennent d’être sommairement décrits ne restent pas confinés dans les cercles où ils se produisent. Une fois sortis des groupements particuliers où ils ne figurent que d’une façon transitoire ou périodique, les individus n’échappent pas aux habitudes qu’ils y ont contractées, et même quand ils ont affaire à des personnes étrangères aux divers groupes dont ils font eux-mêmes partie, ils restent sujets à employer les mots avec le sens que ceux-ci ont pris dans un groupe. D’autre part, s’il s’agit de groupes qui ont un prestige, notamment de groupes aristocratiques ou de groupes savants, les individus qui n’y ont pas accès se plaisent à en reproduire les usages, et notamment le vocabulaire ; ainsi des mots germaniques qui désignaient anciennement le « chef », le « seigneur », à savoir frô et truhtin, le premier n’apparaît plus en vieux haut allemand qu’en fonction de vocatif, pour interpeller, et le second sert presque uniquement à désigner « Dieu » (le seigneur céleste) ; le chef terrestre, le seigneur est désigné par un mot calqué sur le latin senior, le mot hêrro et ce mot nouveau, emprunté par l’aristocratie germanique à la nomenclature latine, a si bien remplacé dans tout l’ensemble de l’allemand les vieux mots que, dès le xie siècle, le vieux haut allemand tend à employer hêrro même pour Dieu et qu’aujourd’hui seul subsiste le mot Herr (voir Ehrismann, Zeitschrift für deutsche Wortforschung, VII, p. 173 et suiv.). Cette extension est d’ailleurs nécessaire dans beaucoup de cas ; car c’est seulement dans les vocabulaires spéciaux que nombre de notions nouvelles ont trouvé d’abord une expression propre et exacte.

Les sens particuliers qui se sont produits dans des groupements étroits ont donc de nombreuses occasions de passer à la langue commune, soit par mode, soit par nécessité ; il y a là de véritables emprunts à l’intérieur d’une même langue.

Il importe de définir ici ce que l’on entend en linguistique par l’emprunt.

Soit une langue considérée à deux moments successifs de son développement ; le vocabulaire de la seconde époque considérée se compose de deux parties, l’une qui continue le vocabulaire de la première ou qui a été constituée sur place dans l’intervalle à l’aide d’éléments compris dans ce vocabulaire, l’autre qui provient de langues étrangères (de même famille ou de familles différentes) ; s’il arrive que quelque mot soit créé de toutes pièces, ce n’est, semble-t-il, que d’une manière exceptionnelle, et les faits de ce genre entrent à peine en ligne de compte. Soit par exemple le latin à l’époque de la conquête de la Gaule par les Romains et le français (c’est-à-dire la langue de Paris) au commencement du xxe siècle ; il y a des mots comme père, chien, lait, etc., qui continuent simplement des mots latins ; il y en a comme noyade ou pendaison qui ont été faits sur sol français avec des éléments d’origine latine, et il y en a d’autres qui sont entrés à des dates diverses : prêtre est un mot qui est entré par le groupe chrétien à l’époque impériale romaine, sous la forme presbyter ; guerre, un mot germanique, apporté par les invasions germaniques, et entré dans la langue par le groupe des conquérants qui ont été maîtres du pays, à la suite de ces invasions ; camp est un mot italien venu au xve siècle par les éléments militaires qui ont fait les campagnes d’Italie ; siècle est un mot pris dès avant le xe siècle au latin écrit par les clercs et qui avait disparu de la langue commune ; équiper est un terme de la langue des marins normands ou picards ; foot-ball est un terme de sport venu de l’anglais il y a peu d’années, mais par rapport au latin de l’époque de César, tous les mots en question sont également empruntés, car aucun n’est la continuation ininterrompue de mots latins de cette date, ni ne s’explique par des formes qui se soient perpétuées dans la langue sans interruption entre l’époque de César et le commencement du xxe siècle. Il n’importe pas que le mot soit emprunté à une langue non indo-européenne, comme il arrive pour orange, ou à une langue indo-européenne autre que le latin, comme prêtre, guerre, ou au latin écrit comme siècle, cause, ou à un dialecte roman comme camp, camarade, ou même à des parlers français plus ou moins proches du parisien, comme le mot foin, pris à des parlers ruraux, et que sa phonétique dénonce comme n’étant pas parisien ; en aucun cas il n’y a eu continuation directe et ininterrompue du mot latin depuis l’époque de César jusqu’au début du xxe siècle, et ceci suffit à définir l’emprunt pour la période considérée. On notera que la notion d’emprunt ne saurait être définie qu’à l’intérieur d’une période strictement délimitée.

Mais d’après ce qui a été exposé ci-dessus, un mot peut porter toutes les marques phonétiques et morphologiques auxquelles on reconnaît un mot non emprunté ; il peut même avoir subsisté sans interruption dans la langue, et être néanmoins au fond un mot emprunté, si, pendant un temps plus ou moins long, il n’a plus fait partie de la langue commune et s’il a été employé seulement dans des groupes sociaux particuliers. Sans parler des autres causes qui ont pu intervenir, c’est sans doute pour n’avoir subsisté que dans le langage rural que des mots latins comme ponere « placer », cubare « être couché », trahere « tirer », mutare « changer » ont pris des sens tout particuliers et techniques et ont fourni au français actuel pondre, couver, traire, muer ; c’est ainsi que, dans le patois français de Charmey (canton suisse de Fribourg), le mot zlâ « fleur », qui répond au français fleur, disparaît en ce sens, mais se maintient au sens de « crème », technique dans le parler de ce pays de laitage (voir Gauchat, L’unité phonétique, dans Aus romanischen Sprachen, Festschrift-Morf, p. 191). Au sens de « couper le blé », Furetière (cité dans le Dictionnaire général de Hatzfeld, Darmesteter et Thomas, sous « scier ») indique que quelques personnes disent soyer ou scier au sens de « scier » (couper) du blé ; c’est un mot rural que l’on avait transporté à Paris, mais qui aurait tout aussi bien pu prendre cette forme à Paris. À prendre le terme dans un sens strict et rigoureux conforme à l’esprit même de la définition, les mots français pondre, etc., sont encore des mots empruntés, bien qu’ils n’aient peut-être jamais cessé d’exister à Paris et qu’ils aient tous les caractères phonétiques et morphologiques de mots français. MM. Gilliéron et Mongin ont, dans leur étude de géographie linguistique, Scier dans la Gaule romane, posé ce principe capital que beaucoup de mots qui ne se dénoncent pas par leur forme phonétique comme des emprunts sont néanmoins empruntés à des parlers voisins et peuvent être reconnus pour tels à certains indices ; « le mot scier, qui continue le latin secare « couper », ne représente, d’après ces auteurs, qu’un emploi tout particulier et spécialement rural de secare, à savoir « couper le blé (avec la faucille dentelée) » ; c’est un exemple à joindre à pondre, couver, etc.

Inversement, les mots empruntés ne le sont pas en principe par la langue générale ; c’est dans les groupements particuliers qu’on emprunte des mots, et, presque pour chacun des exemples cités ci-dessus, on aperçoit aisément quel est le groupe qui a fait l’emprunt. C’est par les milieux militaires, par les commerçants et par les prêtres que le germanique a emprunté au latin la grande masse des mots qu’il s’est assimilés à date ancienne ; c’est aussi par les milieux militaires et par les prêtres que le slave a, à date ancienne, reçu des mots du latin et du germanique ; aujourd’hui c’est surtout le monde du sport qui emprunte des mots à l’anglais, c’est le monde militaire qui en emprunte à l’allemand, etc.

L’emprunt qui est, de tous les faits linguistiques, le plus important sans doute a donc avant tout des causes sociales, et comme les causes sociales sont ici évidentes et que leur action y est immédiate tandis que pour d’autres faits linguistiques elle est plus obscure et moins directe, on est allé jusqu’à proposer de qualifier les emprunts morphologiques de faits de linguistique sociale, par opposition aux développements spontanés qui seraient individuels (Wrede, Archiv für das Studium der neueren Sprachen, CXI, p. 33) ; il n’y a pas lieu de discuter ici cette proposition dont il serait du reste aisé de démontrer l’inexactitude.

La nature et la portée de l’emprunt étant ainsi définies, on peut poser en principe que la langue commune emprunte beaucoup aux langues particulières. Une langue telle que le français se compose pour la plus grande partie de mots empruntés. Seuls font exception les termes généraux de la langue commune, et c’est pour cette raison que les linguistes font reposer sur ce petit nombre de mots leurs théories.

Si les mots sont empruntés par la langue générale seulement pour exprimer les notions auxquelles les a associées la langue particulière par laquelle ils ont passé, il n’y a rien de plus à en dire ; ils demeurent à l’état de corps plus ou moins étrangers, de termes techniques et ne sont dans la langue commune que des éléments accessoires ; c’est le cas qui a le premier attiré l’attention, mais dont l’importance est au fond le moindre.

S’ils pénètrent vraiment dans la langue commune et y sont employés couramment, les mots empruntés ne le font qu’en subissant un changement de sens. La valeur précise et rigoureuse d’un terme tient à l’étroitesse d’un milieu où dominent les mêmes intérêts et où l’on n’a pas besoin de tout exprimer ; sorti de ce milieu étroit auquel il devait sa valeur spéciale, le mot perd immédiatement de sa précision et tend à devenir de plus en plus vague. Pour un marchand des rues, camelotte signifie la marchandise quelconque qu’il a entre les mains (et de même pour le chiffonnier) ; en entrant dans la langue commune, le mot a pris le sens vague de « marchandise de peu de valeur, mauvaise marchandise ». Soit encore, par exemple, le mot latin caussa (causa) ; dans la langue du barreau romain, il désignait « une affaire judiciaire, un procès » ; passant de là dans la langue commune, il n’a plus signifié, qu’une « affaire », et enfin une « chose » si bien qu’il a pu s’appliquer non seulement à une affaire, mais à un « objet » et que chose est devenu l’un des mots les plus vagues de toute la langue française. Le même mot, emprunté, sous forme savante, à la langue spéciale de la scolastique avec le sens de « cause », qui était le sens général du mot en latin, a passé aussi dans la langue commune, mais avec une valeur de plus en plus imprécise et sert à désigner non plus la cause efficiente ou la cause finale, mais tout motif d’action : à cause ? équivaut à « pourquoi ? » dans la langue populaire. Et ceci n’empêche pas que, au barreau, il n’existe un mot cause, emprunté au latin par les juristes, auquel on garde son sens premier latin « d’affaire judiciaire » ; toutefois comme le terme appartient surtout aux avocats et ne désigne souvent une affaire qu’en tant qu’elle est confiée à un avocat, un mot cause signifiant « affaire à plaider » a passé en français commun, et toute personne qui défend un parti s’attache à la bonne ou à la mauvaise cause ; de nouveau on se trouve très loin du point de départ du sens du mot.

De même que l’emploi dans une langue particulière détermine un changement de sens, l’emprunt fait par les langues générales à une langue particulière en détermine donc un autre dans un sens tout différent. Et ce n’est qu’une conséquence de la manière dont s’établit le sens des mots. M. Wundt, Sprache, 2e édit., vol. II, p. 484 et suiv., montre bien comment un mot ne désigne pas nécessairement une idée générale : pour chaque individu, le mot ne désigne même le plus souvent que certains objets particuliers, qui font partie de son expérience. Mais le mot sert en même temps à d’autres membres de la communauté pour lesquels il désigne d’autres objets plus ou moins semblables ; il se dépouille par là de tout ce qu’il a de particulier, pour ne garder d’autre rôle que celui d’indiquer les seuls caractères communs à tous les objets désignés par le mot dans un groupe social donné ; l’enfant qui apprend le mot chien est naturellement porté à ne l’appliquer qu’au chien de la maison, et c’est seulement au fur et à mesure qu’il entend ce même mot appliqué à d’autres animaux qu’il lui ôte son caractère concret et lui attribue une valeur générale. On voit par là que la valeur générale des mots est, dans une très large mesure, un fait social, et que la généralité du sens d’un mot a souvent chance d’être proportionnée à l’étendue du groupe : dans le patois d’un village de pasteurs, le chien est par excellence le chien de berger ; mais dans une langue telle que le français, le mot chien exclut toute association spéciale à un type déterminé et désigne d’une manière abstraite une espèce animale.

Il apparaît ainsi que le principe essentiel du changement de sens est dans l’existence de groupements sociaux à l’intérieur du milieu où une langue est parlée, c’est-à-dire dans un fait de structure sociale. Il serait assurément chimérique de prétendre expliquer dès maintenant toutes les transformations de sens par ce principe : un grand nombre de faits résisteraient et ne se laisseraient interpréter qu’à l’aide de suppositions arbitraires et souvent forcées ; l’histoire des mots n’est pas assez faite pour qu’on puisse, sur aucun domaine, tenter d’épuiser tous les cas et démontrer qu’ils se ramènent sans aucun reste au principe invoqué, ce qui serait le seul procédé de preuve théoriquement possible ; le plus souvent même ce n’est que par hypothèse qu’on peut tracer la courbe qu’a suivie le sens d’un mot en se transformant. Mais, s’il est vrai qu’un changement de sens ne puisse pas avoir lieu sans être provoqué par une action définie — et c’est le postulat nécessaire de toute théorie solide en sémantique —, le principe invoqué ici est le seul principe connu et imaginable dont l’intervention soit assez puissante pour rendre compte de la plupart des faits observés ; et d’autre part l’hypothèse se vérifie là où les circonstances permettent de suivre les faits de près.

Quelques exemples montreront comment se font les changements de sens et quelle est l’application du principe.

Soit le mot latin nidus « nid » ; l’étymologie indo-européenne en est transparence ; c’est le résultat de la combinaison d’un préverbe ni— qui marque mouvement de haut en bas et d’un nom radical zdo— appartenant à la racine du verbe latin sedere. « être établi, être assis » ; ces deux éléments sont de date indo-européenne ; le mot a eu anciennement un sens très vaste, encore conservé dans les langues indo-européennes orientales : en sanskrit et en arménien ; ainsi l’arménien nist signifie « lieu où on est établi, résidence, séant » ; mais dans les langues plus occidentales, depuis le slave jusqu’au celtique et au latin, le mot a été limité à un emploi tout particulier — connu même du sanskrit, mais ignoré de l’arménien — celui de lieu où est établi un oiseau « nid » ; les conditions linguistiques du fait sont bien connues : le préverbe ni— a cessé d’être employé comme préverbe et ne subsiste plus que dans quelques mots isolés où sa valeur propre n’est plus sensible ; d’autre part, la racine sed— n’était plus reconnaissable non plus dans nizdo-, et moins encore dans les formes que nizdo— a prises dans les diverses langues considérées ; mais on ignore quelles conditions de fait ont pu déterminer la limitation que l’isolement linguistique du mot rendait facile ; comme la limitation est de date indo-européenne, on ne peut faire là-dessus que des hypothèses inconsistantes, et il n’y a lieu que de la constater ici, en attendant que la découverte de quelque fait ou de quelque observation générale permette de déterminer en quel groupe spécial le mot nizdo— a pris son sens particulier ; il est permis de conjecturer cependant que ce doit être un terme de chasseur. Du mot latin nidus ainsi obtenu, le roman a tiré un dérivé nidiace (m) [à l’accusatif], d’où italien nidiace, français niais ; ce dérivé désigne naturellement « (l’oiseau) au nid » ; il a été employé dans la langue de la fauconnerie, pour désigner l’oiseau pris au nid ; mais pour le fauconnier, l’oiseau au nid est celui qui n’est pas encore dressé et qui est sans habileté : c’est cette dernière notion qui est pour lui la notion dominante. Passant de là dans la langue commune, le mot nidiace, niais désignera donc un être gauche, maladroit, emprunté, incapable de se tirer d’affaire et ne comprenant rien. Avec la disparition de la fauconnerie, niais a perdu toute trace de sens technique, d’autant plus que le rapport linguistique entre nid et niais n’est plus senti par le sujet parlant français ; niaiserie n’a plus rien de commun avec le sens étroit du mot niais, lequel était déjà singulièrement éloigné de celui de la racine sed— être assis ».

Au surplus, la fauconnerie et, d’une manière générale, la chasse, ont fourni beaucoup de termes à la langue commune, on le sait (voir A. Darmesteter, Vie des mots, p. 97 et suiv.). Ces divertissements de cercles aristocratiques ayant un prestige particulier, on s’est plu à employer les mots des langues spéciales de ces sports, comme de tous les sports, et on n’a pas tardé à en oublier la valeur exacte ; leurre (et déluré) sont aussi des termes de fauconnerie qui ont reçu une signification étendue. Le mot chasser lui-même est un exemple remarquable, puisque le mot latin vulgaire captiare, dont il est la continuation, se rattache à capere « prendre » et n’a pu recevoir sa signification particulière que dans la langue des chasseurs. Passé de la langue des chasseurs dans la langue commune, il signifie « pousser devant soi pour prendre » ; en perdant sa précision technique, il passe au sens de « pousser devant soi », et par suite « mettre dehors », si bien qu’un mot dont le sens était « tenter de prendre » aboutit au sens d’« éloigner ». Ici encore, les deux moments, celui de la langue particulière, et celui de la langue commune, se laissent bien distinguer.

On a souvent dit que les langues étaient pleines de métaphores usées. M. Wundt a déjà montré ce que cette manière de voir a de peu précis et même d’inexact au point de vue proprement psychologique. On voit maintenant, d’un autre point de vue, combien peu on a ainsi une idée des procès réels auxquels sont dus les changements de sens. Arriver signifie étymologiquement « aborder », c’est ad-ripare, et ce sens s’est bien maintenu par exemple dans le portugais arribar ; mais pour un marin, aborder c’est être au terme du voyage : si, de la langue des marins, le terme passe à la langue commune, il signifie simplement ce que signifie le français arriver. Le mot arracher représente un ancien ex-radicare « tirer la racine » ; dans le langage des cultivateurs, ce terme est d’usage fréquent et employé en quantité de circonstances ; s’il passe à la langue commune, la notion de racine disparaît, et il ne reste que l’idée de tirer un objet engagé dans quelque chose. Le mot équiper, emprunté à la langue des marins de la côte normande ou picarde, signifie « pourvoir un bateau de ce qui est nécessaire », et, comme dans la langue technique, l’idée de bateau va de soi, « pourvoir de ce qui est nécessaire » ; que le mot passe dans la langue commune, et équiper n’aura que ce dernier sens : on dit dès lors équipage (être en piteux équipage), équipement (équipement militaire), sans qu’il reste trace du fait que le centre étymologique du terme est un mot germanique signifiant « bateau », le nom qui subsiste dans anglais ship, allemand schiff. Dans ces cas et dans les cas innombrables de ce genre, il n’est pas légitime de parler de figures, de métaphores, car tant que les mots sont restés dans la langue particulière, il n’y a pas eu figure à proprement parler, mais emploi d’une manière de s’exprimer où l’idée étymologique n’arrivait pas à la pleine conscience : pour un marin qui aborde, l’idée de rive va de soi, l’essentiel est qu’il arrive au but ; et quand les mots passent de la langue spéciale à la langue commune, ils y passent non avec une valeur étymologique qu’ils ont perdue, mais avec la valeur secondaire qu’ils ont acquise : l’idée d’arriver au rivage qui, pour un marin, subsiste obscurément dans arriver est alors éliminée sans même qu’on y prenne garde, car elle n’était plus aperçue.

Ce n’est pas à dire que l’emploi de ces termes empruntés à des langues particulières n’ait pas pour objet de donner à l’expression plus de force et de vivacité : la satisfaction qu’éprouve un marin à parvenir au rivage donnait au mot arriver une force de sens qui manquait naturellement au mot de la langue commune ; même sans qu’on se représente d’une manière quelconque le détail d’un échouement de bateau, échouer, pris aussi à la langue des marins, exprime l’idée qu’on n’aboutit pas avec plus d’énergie que « ne pas réussir ». Le long usage affaiblit la valeur des mots, et l’emprunt aux langues particulières permet de substituer à des termes inexpressifs des termes auxquels sont associés des sentiments plus vifs. Mais ceci ne fournit qu’un motif pour faire emprunter les mots des langues spéciales, et l’on n’a pas à y chercher un procès indépendant de changement de sens.

Les faits de ce type sont si naturels qu’on les voit se reproduire d’une façon indépendante dans des langues diverses et à des époques diverses. En germanique, une expression composée signifiant « qui (mange) le pain avec un autre » a pris, évidemment dans des groupements militaires, le sens de « compagnon », gotique ga-hlaiba, vieux haut-allemand galeipo ; sous l’influence germanique, cette expression a été exactement traduite en roman ; de là en français compain (cas sujet, aujourd’hui inusité, sauf la forme familière abrégée copain) et compagnon (cas régime), italien compagno, etc. ; nulle part l’idée de « compagnon » n’a un sens plus saisissable que dans un corps de troupes, et l’on conçoit que la langue commune ait trouvé ainsi dans la langue militaire une manière d’exprimer très fortement cette idée ; mais du fait même du passage dans la langue commune, la notion de partage du pain, qui avait assurément cessé de dominer déjà dans la langue militaire, disparaissait entièrement, et en effet compagnon indique simplement en français celui qui est en société intime avec quelqu’un ; de là le mot a de nouveau passé dans une langue particulière, celle des artisans, où il désigne l’ouvrier qui n’est pas patron et qui travaille pour un patron. Un composé tout à fait analogue au gotique gahlaiba a été formé, peut-être indépendamment, en arménien ancien où enker, littéralement « qui mange avec », signifie simplement « compagnon » ; les rapports des Gots avec les Arméniens n’ont pas été assez intimes pour qu’on soit autorisé à voir dans l’expression arménienne un calque de l’expression germanique ; cependant, la chose est possible à la rigueur.

D’autre part, on voit, beaucoup plus tard, la langue militaire fournir un nouveau terme ayant ce même sens, camarade ; camarade est l’espagnol camarada « chambrée » ; ma chambrée a désigné « un compagnon de chambrée », et, la notion de compagnon dominant, le mot a passé au sens de « compagnon » dans la langue française commune, et non seulement en français, mais aussi dans les langues voisines, notamment en allemand. Le mot camarade ne signifie pas autre chose que ce que signifie compagnon ; mais, surtout au moment de l’emprunt à la langue militaire, il avait une force et une fraîcheur de sens que l’emploi dans la langue commune a fait promptement disparaître.

Parfois le point de départ de tout un développement est un simple nom propre qui prend une valeur déterminée dans un groupe particulier. Ainsi en 1880, un propriétaire d’Irlande nommé Boycott, a été, au cours du mouvement nationaliste irlandais, mis à l’index par les voisins irlandais qui ont refusé d’avoir aucun rapport avec lui ; le procédé a été d’après lui appelé to boycott dans le parti nationaliste irlandais ; ce mot a été emprunté par la langue anglaise commune à laquelle l’ont emprunté ensuite les autres langues de l’Europe ; quand on emploie l’anglais to boycott et, à plus forte raison l’allemand boycotten, le français boycotter, personne ne pense plus au personnage qui a fourni son nom à ce procédé de lutte sociale et politique, et il va sans dire que le mot désigne quelque chose de beaucoup plus vague et plus général que ce qu’il désignait dans le milieu rural où il a été créé.

Le fait que le mot est pris à une langue particulière n’est pas moins clair en ce qui concerne l’allemand philister au sens de « personne fermée aux choses de l’esprit » (et le français philistin qui a reçu le même sens sur le modèle de l’allemand, au cours du xixe siècle). C’est seulement dans des corps d’étudiants, et particulièrement d’étudiants en théologie, que le nom de l’ennemi national du peuple élu, celui des Philistins, a pu, par une association naturelle devenir celui de tout le vulgaire, par opposition à un petit groupe d’élus, ce qui est arrivé au xviiie siècle ; aussitôt que le mot s’est étendu aux étudiants des autres facultés, il a pris une valeur plus vague et plus générale, et le sens propre de peuple des Philistins s’est effacé de plus en plus ; enfin, en passant dans la langue commune, philistin s’est dépouillé presque de toute association avec le nom biblique et, quand Schumann a écrit pour son Carnaval une marche des alliés de David contre les Philistins, il réveillait par plaisanterie un vieux souvenir effacé bien plus qu’il ne faisait allusion à une chose courante.

On reconnaît souvent la trace des groupes particuliers où les mots ont séjourné aux nuances de sens qu’ils ont prises. Un mot comme maréchal, par exemple, a des sens divers suivant le groupe social auquel la langue générale l’a pris. C’est un mot germanique, venu dans le monde romain par le groupe des conquérants militaires ; le germanique marahskalk est un mot composé qui signifiait « garçon de cheval, garçon d’écurie » ; suivant que le mot était employé dans le langage de la cour à désigner un personnage de la suite royale chargé de la surveillance des chevaux ou dans la langue des garçons d’écurie proprement dits, il a pris deux sens bien distincts ; le maréchal est un haut fonctionnaire du roi, ou bien il est chargé du soin matériel des chevaux ; et c’est ainsi qu’on a d’un côté le maréchal de France, de l’autre le maréchal ferrant, ou le maréchal des logis, simple sous-officier. — Le comes stabuli n’existait qu’à la cour ; c’est le connétable ; et en effet le mot latin comes n’a persisté que dans le monde de la cour royale perdant ainsi le sens de « compagnon » pour prendre le sens particulier de compagnon du roi, dans le vieux français cuens (cas sujet), comte (cas régime) ; l’idée de « compagnon » était exprimée par un mot nouveau comme on l’a vu ci-dessus, p. 28.

D’une manière plus générale, le caractère des groupes spéciaux qui ont parlé à un certain moment la langue commune détermine le caractère des innovations sémantiques ; les développements de sens qui se produisent dans les couches inférieures d’une population divisée en classes distinctes ne sont pas les mêmes que ceux qui se produisent dans les couches supérieures. Ainsi l’expression de « voler » ou de « pleurer bruyamment » par marauder (agir en matou) qui a été signalée ci-dessus, p. 8, est essentiellement populaire. Le français est la continuation, non du latin classique et littéraire qui a disparu dans la ruine de la civilisation romaine, ni non plus de la langue des chefs germaniques qui ont dominé la Gaule à l’époque mérovingienne et à l’époque carolingienne, et qui était un parler germanique, mais du latin des couches inférieures de la population ; il résulte de là que des éléments de vocabulaire appartenant à la langue du bas peuple ont remplacé des mots latins communs : « Caballus (la rosse) remplace equus, minare (mener des troupeaux à force de cris) se substitue à ducere. Dans la seule désignation du corps humain abondent des exemples de ce genre : bucca (la joue gonflée) remplace os, pellis (peau d’animal) remplace cutis ; perna (le jambon) ou camba (l’articulation entre le sabot et la patte du cheval) remplacent crus » (Brunot, Histoire de la langue française, I, 131). C’est pour cela que toute la partie un peu relevée du vocabulaire des langues romanes est empruntée, et presque tout entière à la langue écrite.

L’étroitesse du point de départ de certains mots qui sont devenus courants dans la langue commune est parfois surprenante. Ainsi le vieux nom indo-européen du « foie », fidèlement conservé par le latin jecur, a disparu de toutes les langues romanes au profit d’un mot de la langue des cuisiniers, mot formé lui-même sur un modèle grec qui a subi en roman même des influences diverses de ce mot grec, à savoir ficatum « (foie) garni de figues » ; le nom d’un mets tout particulier est devenu le nom d’un organe (voir Grammont, Revue des langues romanes, année 1901, p. 186, avec l’article de G. Paris, auquel il renvoie). De même on a souvent supposé que la « truie farcie » sus trojanus, ou simplement troja (par allusion au cheval de Troie) est devenu le nom de la femelle du porc ; l’hypothèse de l’emprunt à une langue technique est le seul moyen de sauver cette étymologie contestée. Ce sont là des exemples extrêmes, mais qui, par leur caractère excessif même, mettent en pleine évidence quels changements de sens subissent des mots en passant d’un milieu social dans un autre.

Les dictionnaires étymologiques qu’on possède actuellement laissent presque tout à désirer dans l’indication de ces causes de changement. On sait depuis longtemps que le verbe italique qui signifie « dire », latin dicere, osque deicum, dont une trace se retrouve sans doute en irlandais, est apparenté à une grande famille de mots[3] dont le sens général est « montrer, indiquer », celle de grec δείϰνυμι de sanskrit diçati, de vieux haut allemand zeigôn (all. mod. zeigen). Mais on ne marque pas par quel rapport historique dicere se rattache au sens de « montrer, indiquer ». Ce n’est naturellement pas par un rétrécissement abstrait du sens général de « montrer » au sens spécial de « dire », qui n’en est en effet, au point de vue logique, qu’un cas particulier. Le changement s’est produit sans doute de la manière suivante. La racine deik- « montrer, indiquer » s’employait en indo-européen avec une valeur juridique définie : « à côté de δείϰνυμι qui a un sens général, le grec a δίϰη, qui désigne « l’accusation, le jugement », à côté de zeigôn, le vieux haut allemand a zihan « accuser », in-zicht « accusation » ; et le latin même a index « celui qui dit le droit », vin-dex, caussi-dicus, etc., les mots dicio, condicio sont des termes juridiques, dicare indique une proclamation faite dans des formes juridiques ou religieuses définies, et le sens est encore plus net dans de-dicare ; l’ombrien tikamne signifie « par consécration ». C’est dans la langue de la procédure, dans jus dicere « indiquer le droit » par exemple, que dicere a paru avoir le sens de « dire » ; mais ce n’est qu’en passant de la langue juridique à la langue commune que dicere a fixé le sens général de « dire » ; du reste ce verbe est resté affecté à tout ce qui se dit dans des formes fixes, et, notamment à la parole publique, et, ainsi que le marquent MM. Bréal et Bailly dans leur Dictionnaire étymologique latin, où les emplois juridiques du groupe de dicere sont d’ailleurs soigneusement notés, dicere est resté le terme solennel qui s’oppose à la causerie désignée par loqui. Cet emprunt fait par la langue commune à la langue juridique et religieuse n’est pas un fait isolé ; car la racine kens-, celle qui a fourni au latin censere, et qui, d’après le témoignage concordant de l’indo-iranien et du latin, avait le sens de « prononcer une formule religieuse ou juridique » a donné au slave et à l’albanais des mots qui signifient purement et simplement « dire ». Il est curieux que la famille du mot slave qui tient exactement la place de la racine deik- pour le sens, celle de kazati « montrer », ait fourni aussi au russe un verbe dont le sens le plus anciennement attesté est « prêcher », mais qui aujourd’hui signifié « dire », à savoir s-kazat’. On n’a pas toujours le moyen de déterminer avec quelque probabilité la série successive des emprunts par lesquels le sens des mots s’est progressivement transformé, mais des exemples tels que celui-ci indiquent au moins en quelle direction on a chance d’apercevoir l’explication des changements qu’on constate d’une période linguistique à une autre.

Toutefois on ne saurait démêler les actions et réactions complexes auxquelles sont dus les changements de sens, là où l’histoire des faits n’est pas exactement connue. Sans des témoignages historiques détaillés on n’aurait sans doute pu arriver à reconnaître comment, c’est-à-dire dans quels groupes sociaux, un mot qui signifiait en latin « tambour » a pu prendre en français le sens de « timbre-poste » (voir A. Darmesteter, Vie des mots, p. 81 et suiv., sur le mot timbre). Par le fait même qu’ils dépendent immédiatement de causes extérieures à la langue, les changements sémantiques ne se laissent pas restituer par des hypothèses proprement linguistiques.

Il est dès lors impossible, on l’a vu, de donner une démonstration en règle de la théorie proposée ici ; cette démonstration ne pourrait résulter que de l’examen de tous les changements de sens constatés dans une langue donnée entre deux périodes données et de la constatation que tout ce qui ne s’explique pas par des causes proprement linguistiques ou par des changements des choses désignées provient du passage des mots de langues particulières à la langue commune ou du passage inverse de la langue commune à une langue particulière ; pareille constatation est irréalisable en l’état actuel des connaissances car on n’a sur aucun domaine linguistique, le moyen de procéder à un examen complet de cette sorte. Mais là même où aucune indication de fait ne permet de marquer par quelle série d’emprunts intérieurs un mot a changé de sens, la possibilité de ces passages demeure vraisemblable la plupart du temps, et on est obligé de les supposer si l’on ne veut pas admettre que les générations successives ont par pur caprice associé des notions différentes à un seul et même mot. Les conditions psychiques de la sémantique sont constantes : elles sont les mêmes dans les diverses langues et aux diverses périodes d’une même langue ; si donc on veut expliquer la variation, il faut introduire la considération d’un élément variable lui-même, et, étant données les conditions du langage, cet élément ne peut être que la structure de la société où est parlée la langue considérée.


IV


Ces principes une fois posés, la méthode qu’il convient d’appliquer dans l’étude de la sémantique ressort, semble-t-il, assez nettement. En présence d’un mot donné il convient d’examiner tout d’abord la forme du mot et son degré d’isolement dans la langue ; un mot isolé se comporte autrement qu’un mot qui fait partie d’un groupe ; il faut d’autre part se rendre compte de l’influence possible de la forme, du rôle dans la phrase des associations phoniques qu’il éveille (voir Grammont, Onomatopées et mots expressifs, Revue des langues romanes, XLIV, 97 et suiv.). En second lieu, on doit suivre l’histoire des choses signifiées, qui réagit sur le mot et sur ses connexions avec le reste du vocabulaire. Enfin, et surtout, il faut marquer par quels groupes sociaux le mot a été transmis, passant d’une langue particulière à la langue générale, ou inversement, ou même d’une langue particulière à une autre langue particulière. Ce sont là autant de procès distincts, que l’analyse doit isoler, car ils sont d’espèces différentes : mais dans la réalité ces diverses actions ne se séparent pas les unes des autres ; elles s’appliquent à un même mot tantôt simultanément et tantôt successivement ; elles se contrarient en s’ajoutant les unes aux autres, elles se combinent de telle sorte qu’il devient souvent malaisé de marquer ce qui revient à chacune d’elles. De plus les passages de la langue commune aux langues particulières sont en grande partie insaisissables ; car il n’y a nulle part de limite précise entre les langues particulières et la langue commune, et dans la mesure où la différence se laisse préciser, il y a réaction constante du vocabulaire commun sur les vocabulaires particuliers et des vocabulaires particuliers sur le vocabulaire commun : ce n’est que par abstraction qu’on a pu ci-dessus isoler le passage du mot de la langue commune dans un vocabulaire particulier ou inversement ; dans la plupart des cas, le passage est incessant, et il y a va et vient du mot entre les deux vocabulaires. Les complications qui résultent du croisement de tous ces faits d’espèces variées sont inextricables d’autant plus que chaque procès comporte un nombre illimité d’actions autonomes de chacune des trois espèces définies au début de ce travail. Et de plus ce n’est que par hypothèse qu’on peut apprécier le degré d’influence de chacune des actions qu’on envisage. Enfin il est toujours impossible de faire un dénombrement complet des actions qui interviennent pour un mot donné, car les renseignements que l’on possède ne suffisent jamais pour cela. L’examen d’une question de sémantique se réduit dans la pratique, la plupart du temps, à un examen de possibilités et de probabilités, et il n’est pas licite d’ordinaire d’aboutir à des conclusions trop résolument affirmées ni trop absolues.

Le mot haut-allemand rappe signifiait à l’origine « corbeau » : c’est la forme du haut-allemand qui répond exactement à l’allemand classique rabe ; cette forme a été employée au moyen âge pour désigner une monnaie où figurait la tête de corbeau qui se trouve dans les armes de la ville de Fribourg en Brisgau ; plus tard on a employé la même forme pour désigner un « cheval noir » ; si la forme était demeurée confinée en haut-allemand, elle aurait eu peine à se fixer en ce sens, mais elle a été empruntée vers le xviie siècle par les autres dialectes allemands, sans doute dans les armées de mercenaires qui étaient composées d’hommes de provenances diverses ; rappe n’avait pas dans ces groupes son sens de « corbeau » et signifiait seulement « cheval noir ». C’est en ce sens que l’allemand moderne a adopté ce terme, et il en est résulté que dès lors les dialectes même du haut-allemand ont tendu à ôter ce sens de « corbeau » à rappe et à n’employer pour désigner l’oiseau que le mot commun rabe.


Le latin augur désigne le citoyen qui était officiellement chargé d’examiner le vol des oiseaux et de tirer de là des conséquences sur l’issue des affaires publiques en discussion. Au point de vue étymologique, c’est un nom composé dont le premier terme est le thème de avis « oiseau », mutilé par une altération phonétique ; le second terme n’était pas reconnaissable en latin même, si bien que, aujourd’hui encore, on n’en saurait déterminer la nature et le sens d’une manière certaine ; au point de vue latin le mot n’est donc pas clair pour la forme, et a l’aspect d’un mot isolé. Les dérivés augurium « prévision de l’avenir par l’auguration » et auguror « je prévois l’avenir par l’auguration » ont pris dans la langue spéciale des magistrats romains, le sens de « prévision de l’avenir » qui était la représentation dominante à leur point de vue, l’auguration n’étant qu’un moyen. Dès lors la langue commune a été amenée à employer ce mot pour toute prévision de l’avenir, au moins quand on voulait s’exprimer d’une manière noble ; déjà dans la tragédie latine auguror est employé pour signifier « je m’attends à » ; plus l’auguration devenait un simple rite auquel on attribuait moins de foi, et plus ces mots se limitaient au sens de prévision de l’avenir que le triomphe du christianisme rendait enfin le seul possible : c’est celui que présentent les mots romans issus de auguror (prononcé aguror en latin vulgaire), par exemple espagnol agorar signifie « prévoir, s’attendre à », les mots bonum agurium, malum agurium ont abouti de leur côté à français boneür, maleür, d’où bonheur, malheur, qui, entrant tout à fait dans la langue commune, n’ont pas gardé trace même du sens ancien de « prévision », « attente de l’avenir » : le mot (h)eur, issu d’agurium, a pris à lui seul le sens de bonheur par opposition à malum agurium, d’où le dérivé heureux, qu’on applique à tout événement agréable, à toute personne favorisée du sort, et même à tout ce qui est réussi. Entièrement séparé de son sens étymologique par des circonstances linguistiques, puis historiques, augurium a abouti ainsi en français à un sens très vague par suite du passage du mot de la langue des magistrats romains dans celle de cercles de plus en plus étendus.

Le mot hospitale « lieu où l’on reçoit des hôtes » s’est trouvé séparé du mot hospes dont il est dérivé en latin ; en effet le suffixe -ale a cessé d’être productif ; il n’y a donc presque plus rien eu de commun en français ancien entre oste et ostel ; le mot ostel a été appliqué dans certains groupes d’individus à désigner la grande maison où ils recevaient l’hospitalité, où ils étaient hébergés ; cette grande maison peut être suivant les cas un hôtel-dieu, où l’on reçoit des malades et des infirmes (c’est aussi le sens de l’italien ospedale spedale), une maison de ville ou hôtel de ville, un hôtel de voyageurs, ou une grande maison particulière. De ces sens particuliers, deux ont survécu et ont passé dans la langue commune en s’isolant de plus en plus l’un de l’autre, celui d’hôtel de voyageurs, qui a fourni les dérivés hôtelier, hôtellerie, etc., et celui d’hôtel particulier ; en ce dernier cas, ce mot a pris dans la bourgeoisie parisienne du xixe siècle un sens tout particulier : celui de maison séparée consacrée à une seule famille, par opposition aux maisons de rapport, divisées en appartements séparés, et louées à des locataires différents ; et dès lors, on a pu habiter un petit hôtel, c’est-à-dire une petite maison séparée. Sauf la forme isolée hôtel-dieu, hôtel ne sert plus à désigner l’ « endroit où l’on reçoit des malades, des infirmes » pour une raison historique : les maisons de cette sorte étaient essentiellement des fondations pieuses, et le nom qui a prévalu est la forme latine savante provenant de la langue du clergé, hospital, d’où hôpital ; pour la même raison, le mot hospitium a été aussi employé à un usage analogue sous la forme légèrement francisée hospice ; et il y a eu répartition du sens en français de Paris entre l’hôpital, qui reçoit les malades, et l’hospice, lieu de refuge pour les infirmes et les vieillards. Ces mots, et surtout le mot hôpital, sont à leur tour entrés dans la langue commune avec l’importance prise par cette forme d’assistance dans la vie parisienne ; rien n’y indique plus la notion de réception d’un hôte, et la représentation qui domine est celle de soins à donner à des malades.

Le mot grec ἐϰϰλησία, de la famille de ἐϰϰαλέω « j’appelle, je convoque » signifiait « assemblée » en grec ; dans les milieux chrétiens, il a désigné spécialement l’assemblée des fidèles : il a passé en ce sens dans la langue spéciale des chrétiens de Rome ; là il a désigné l’assemblée des chrétiens (voir Kretschmer dans Zeitschrift für vergleichende Sprachforschung, XXXIX, 539 et suiv.) ; d’autre part le mot ἐϰϰλησία signifiait « lieu de réunion des fidèles », exactement comme marché signifie « lieu où on tient le marché » ; le développement de sens se produit tout naturellement dans des phrases comme « je vais au marché », « je vais à la réunion » : le latin a pris aussi le mot grec en ce sens ; comme, en latin, le sens de réunion, convocation, n’étaient pas attachés au mot, isolé de toutes ses connexions linguistiques par l’emprunt, et que ecclesia était un pur terme de langue particulière, sans usage dans la langue commune, ces deux sens de « groupe des fidèles » et de « lieu de réunion des fidèles » se sont fixés sans aucun mélange, et ils se sont transmis aux langues romanes ou du moins au groupe occidental des langues romanes. Sur le sol français, le mot église est entré dans la langue commune, avec le christianisme qui est devenu la religion de tous les habitants du pays ; les fidèles ont cessé de former une « assemblée » pour devenir un vaste groupe uni par une foi commune et par des institutions communes, et l’ecclesia, devenue en français l’église, a été le nom de ce vaste groupe en même temps que des bâtiments où se réunissaient les fidèles ; dans la langue populaire, il ne désigne même guère que les bâtiments.

Ces exemples, où l’on a remarqué seulement les plus gros faits et les plus généraux, permettent de se faire une idée de la manière dont les faits linguistiques, les faits historiques et les faits sociaux s’unissent, agissent et réagissent, pour transformer le sens des mots : on voit que, partout, le moment essentiel est le passage d’un mot de la langue générale à une langue particulière, ou le fait inverse, ou tous les deux, et que, par suite, les changements de sens doivent être considérés comme ayant pour condition principale la différenciation des éléments qui constituent les sociétés.



  1. On trouvera l’essentiel de la bibliographie et un bref historique de la sémantique dans un article de M. Jaberg, Zeitschrift für romanische Philologie, vol. XXV, p. 561 et suiv.
  2. M. Bréal aurait pu ajouter, qu’aux entrepôts de vin de Bercy, opération désigne un mélange de vins, et que tout le monde y entend par vin d’opérations un vin de coupages.
  3. Les mots rapprochés ici et dans la suite de ce paragraphe pourront sembler assez distants les uns des autres aux personnes qui ne sont pas familières avec la grammaire comparée des langues indo-européennes. En réalité tous ces rapprochements sont rigoureusement justifiés par les règles générales de la phonétique et de la formation des mots, tant en indo-européen commun que dans les langues considérées.