Comment s’est faite l’invasion du Grand-Duché de Luxembourg

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Comment s’est faite l’invasion du Grand-Duché de Luxembourg
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 30 (p. 75-89).
COMMENT S’EST FAITE L’INVASION
DU
GRAND-DUCHÉ DE LUXEMBOURG[1]

L’occupation du territoire luxembourgeois, qui marqua le début des hostilités dans la guerre actuelle et fut le premier acte par lequel l’Allemagne manifesta son mépris des traités, a donné lieu aux récits les plus fantaisistes. Entre la légende qui représente une jeune souveraine barrant elle-même l’entrée de sa capitale au flot de l’invasion et le reproche fait à la grande-duchesse Marie-Adélaïde d’avoir ouvert son palais à l’impérial et trop redouté visiteur, se placent beaucoup d’anecdotes qui tendent à donner une fausse idée de la mentalité du petit peuple pris à la gorge par l’étreinte teutonique. On ne trouvera peut-être pas inutile qu’un témoin oculaire fasse un exposé impartial des faits tels qu’ils se sont vraiment passés.

Etait-ce ignorance du danger ou insouciance à l’égard de ce qui ne peut s’éviter, les Luxembourgeois ne se préoccupaient guère de l’orage qui, depuis une dizaine de jours, grondait à l’Orient, loin de leurs frontières.

Cependant, M. Eyschen, ministre d’État, président du gouvernement, interrompant sa cure à Évian, rentrait à Luxembourg dans la nuit du 29 au 30 juillet. Lorsque les inquiétudes devinrent plus vives, ce fut bien vite de l’affolement. On vit des gens prévoyans envahir les épiceries, acheter à tout prix les denrées de première nécessité, s’approvisionner comme à la veille d’un siège. En même temps, commença l’exode des étrangers.

Le 31 juillet, au matin, une nouvelle alarmante se propagea rapidement dans la ville : les ponts de la Moselle avaient été barricadés du côté de l’Allemagne. M. Eyschen prit la peine de venir me voir, ainsi que mes collègues de France et d’Italie[2]. Il voulait, disait-il, nous rassurer en nous apportant des renseignemens exacts. Des informations recueillies par la gendarmerie, il résultait que, pendant la nuit, la route avait été effectivement barrée sur la rive allemande, à l’extrémité des ponts de Schengen, de Remich et de Wormeldange, mais seulement en vue de vérifier l’identité des personnes qui passaient en voiture ou en automobile. Les barrières avaient été enlevées dès le matin.

Ce qui, à ce moment, préoccupait le plus vivement les autorités luxembourgeoises et les dirigeans de la grande industrie était la perspective de devoir éteindre les hauts fourneaux, faute de combustible. On disait, en effet, que les arrivages de coke de la Westphalie étaient arrêtés. Que ferait-on des milliers d’ouvriers qui se trouveraient sans travail ? Le comte délia Torre di Lavagna, ministre d’Italie, craignait de voir la situation devenir fort critique pour ses nationaux, particulièrement nombreux dans le canton d’Esch-sur-l’Alzette.

Dans le courant de la journée, on apprit que la Cour grand-ducale, qui devait, très prochainement, partir pour Hohenburg, avait provisoirement renoncé à son séjour en Bavière. A trois heures de l’après-midi, M. Eyschen me communiquait le télégramme qu’il venait de recevoir, et d’après lequel l’état de guerre était proclamé dans toute l’Allemagne, sauf la Bavière, en vertu de l’article 68 de la Constitution de l’Empire. A cinq heures, la publication de cette nouvelle par les éditions spéciales des journaux provoquait une véritable panique. Quantité de personnes se décidaient à quitter le Grand-Duché, craignant de voir les communications interrompues. Déjà on annonçait que les trains ne circulaient plus dans la direction de Trois-Vierges. Renseignemens pris, les seuls trains supprimés étaient ceux de Luxembourg-Thionville et de Trois-Vierges-Saint-Vith.

La journée du lendemain se passa dans la plus grande agitation. Les légations et consulats étaient assiégés de personnes qui venaient demander des passeports et des papiers d’identité, de miliciens rappelés sous les drapeaux, de volontaires désireux de s’enrôler. Les chefs d’industrie se résignaient à éteindre plusieurs hauts fourneaux, et des trains spéciaux étaient organisés pour rapatrier les ouvriers italiens.

On sait que ce même jour, samedi 1er août, à sept heures et demie du soir, le comte de Pourtalès, ambassadeur d’Allemagne à Pétersbourg, remettait à M. Sazonoff la déclaration par laquelle son souverain, au nom de l’Empire allemand, se considérait « comme en état de guerre avec la Russie. » Relatons ici un incident resté peu connu, bien qu’il ait été révélé à la Chambre des députés luxembourgeoise[3], et dont on saisira l’importance en tant qu’il prouve la préméditation, de la part de l’Allemagne, de violer la neutralité du grand-duché. Dans le courant de l’après-midi du 1er août, — c’était donc avant toute déclaration de guerre, — quelques soldats allemands, commandés par deux officiers, avaient passé la frontière, occupé la gare de Trois-Vierges et arraché les rails en territoire luxembourgeois, sur une longueur de 150.mètres. Le commandant du poste de gendarmerie et le bourgmestre de la localité étant accourus, on téléphona à Luxembourg. Le ministre d’Allemagne télégraphia à Berlin et bientôt arriva cette réponse : le fait signalé ne pouvait être que le résultat d’instructions mal comprises. N’est-il pas manifeste que l’erreur consistait en ce que l’ordre d’occuper une gare proche de la frontière avait été exécuté quelques heures trop tôt ?

Ce fut dans la nuit du 1er au 2 août, entre une et deux heures du matin, que les premiers corps de troupes franchirent la Moselle à Wasserbillig. A cinq heures du matin, un automobile, dans lequel se trouvaient des officiers coiffés du casque à pointe, était aperçu aux portes de Luxembourg, dans le faubourg de Clausen. A six heures, M. Henrion, conseiller du gouvernement, sonnait à la porte de la Légation du Roi, et, tout d’une haleine, m’apprenait que la neutralité du Luxembourg avait été violée, que la ville ne tarderait sans doute pas à être occupée, que tous les membres du gouvernement étaient réunis et siégeaient en permanence. Je courus au bureau télégraphique ; je pus expédier à Bruxelles un télégramme annonçant la fâcheuse nouvelle ; puis, j’allai à l’hôtel du gouvernement où je trouvai M. Eyschen et ses trois collègues ministériels, MM. Mongenast, de Waha et Braun, ainsi que M. Munchen, bourgmestre de la ville de Luxembourg, consternés et occupés à rédiger une protestation qui devait être remise immédiatement au ministre d’Allemagne, M. von Buch, et une proclamation adressée à la population.

Vers les neuf heures du matin, un train blindé comprenant neuf wagons et un truck chargé de rails, pénétrait dans la gare. Il en descendait une compagnie de soldats du génie. Au capitaine qui le commandait, le lieutenant Franck, de la gendarmerie luxembourgeoise, fut chargé de remettre une protestation. Ce capitaine déclara qu’il avait pour mission d’occuper la gare et les lignes de chemins de fer.

D’autres trains ne tardèrent pas à amener de nouvelles troupes. Il en arriva ensuite par toutes les routes de l’Est et du Nord. Bientôt ce ne furent pas seulement la gare, mais les ponts qui furent gardés. Des patrouilles sillonnèrent la ville en tous sens ; des sentinelles furent placées dans les bâtimens de la poste et du télégraphe. Le service télégraphique ne put continuer à fonctionner que sous le contrôle de l’autorité militaire occupante.

Tels sont les faits. Quelles furent les raisons invoquées pour les justifier ?

Dans le cas du Luxembourg, comme dans celui de la Belgique, le mot d’ordre donné à Berlin fut que la neutralité du pays envahi avait déjà été violée ou était sur le point d’être violée par la France. « Les mesures militaires sont devenues inévitables à notre plus grand regret, dit le télégramme adressé le 2 août par M. de Jagow à M. Eyschen, par le fait que nous avons des nouvelles certaines d’après lesquelles les troupes françaises sont en marche sur Luxembourg… En présence du péril imminent, nous n’avions malheureusement plus le temps d’en aviser préalablement le gouvernement luxembourgeois. »

On remarquera l’ambiguïté de l’expression : « sont en marche sur Luxembourg[4]. » Les troupes françaises ont-elles ou n’ont-elles pas franchi la frontière du Grand-Duché ? M. de Jagow s’abstient de le dire, comme si ce point, essentiel dans l’espèce, n’était qu’un détail sans importance. Le télégramme du chancelier que M. von Buch était chargé de communiquer au gouvernement luxembourgeois n’est pas plus explicite[5]. Mais les autorités militaires, qui de la théorie passent à l’action, ne s’embarrassent pas de scrupules de véracité. Aux troupes qui pénètrent dans le Grand-Duché, pays qu’il ne faut pas traiter en ennemi, on fait croire que des tirailleurs français sont cachés dans les bois, que des patrouilles de cavalerie et d’automobiles ont déjà sillonné la contrée. A chaque tournant de la route, l’avant-garde s’attend à voir paraître l’adversaire. Un officier appartenant à un des premiers détachemens avoue à un ami luxembourgeois, qui m’a répété le propos, qu’il était persuadé, lorsqu’il reçut l’ordre, le matin, de se mettre en marche, d’être tué avant la fin de la journée.

Il y a plus : un document subsiste qui établit comment procédait le haut commandement allemand pour répandre les fausses nouvelles qui devaient légitimer certaines opérations militaires. Dans ses fourgons, le général commandant le VIIIe corps d’armée emportait quelques centaines d’exemplaires d’une proclamation, préalablement imprimée à Coblence, où il était dit que la France avait commencé, sur le sol luxembourgeois, les hostilités contre l’Allemagne. M. Eyschen a raconté à la Chambre des députés comment, s’étant rendu compte du fâcheux effet que produirait sur la population du pays un mensonge trop évident, le général Tülff von Tscheppe und Weidenbach avait renoncé à distribuer ce factum. Mais il était trop tard. Le chauffeur de son automobile en avait déjà remis quelques exemplaires à des curieux groupés devant l’hôtel de la légation d’Allemagne à Luxembourg.

Lorsque le mensonge vient d’en haut, les subalternes qui le recueillent et le répètent peuvent être de bonne foi. Nous avons déjà cité le cas de cet officier de l’avant-garde qui s’attendait, à tout, instant, à voir paraître des uniformes français. Celui qui est à ce point suggestionné voit des ennemis partout. Fut-il victime d’une hallucination semblable, l’officier qui fit à M. Eyschen et au major van Dyck, commandant la gendarmerie du Grand-Duché, la réponse que nous allons rapporter ? Nous avons dit que le 2 août, de grand matin, des autos militaires allemands furent d’abord aperçus dans le faubourg de Clausen, situé au Nord-Est de Luxembourg. Prévoyant que les corps de troupes qu’on savait être en marche arriveraient bientôt aux portes de la ville, le président du gouvernement, M. Eyschen, donna l’ordre au major van Dyck de se poster au pont du Bock où aboutit la route de Trêves. Le major avait pour mission de remettre une protestation au premier officier allemand qui se présenterait. Arrivé au célèbre viaduc, connu de tous les touristes qui ont visité Luxembourg, le major van Dyck fit placer sa voiture en travers de la route et attendit les événemens. Bientôt débouche de la route de Trêves un automobile qui se met à gravir la pente du Bock. Mais voici qu’il s’arrête, puis, subitement, rebrousse chemin. C’est un train blindé qui, trois heures plus tard, amènera les premières troupes chargées d’occuper la capitale. L’officier qui commandait ce détachement fut prié de se présenter devant le chef du gouvernement, de faire connaître les ordres qu’il avait reçus. « Le major van Dyck vous attendait au pont du Bock, lui dit M. Eyschen. Pourquoi l’automobile qui se dirigeait de ce côté n’a-t-il pas poursuivi sa route ? » — « On a tiré su’ lui, » répondit l’officier allemand. — « Je vous donne à cet égard un démenti formel, repartit le major van Dyck qui assistait à l’entretien. J’étais là seul avec un de mes hommes et nous n’avions pas d’armes[6]. »


La violation de la neutralité du Luxembourg créait une situation particulière au point de vue diplomatique. Le Grand-Duché n’étant en guerre avec personne, les représentans des nations belligérantes résidant à Luxembourg avaient le droit et le devoir de rester à leur poste, et leur protection devait être assurée par les soins du gouvernement auprès duquel ils étaient accrédités. Néanmoins, dès le 4 août, M. Mollard, ministre de France, fut invité, par l’entremise du gouvernement grand-ducal, « à quitter aussitôt que possible le Luxembourg et à se rendre en France ; autrement, — ajoutait la lettre de M. von Buch à M. Eyschen, — les autorités militaires allemandes se trouveraient dans la pénible obligation de placer M. Mollard sous la surveillance d’une escorte militaire et, en cas extrême, de procéder à son arrestation[7]. »

Je ne me faisais aucune illusion. Ce même jour, 4 août, l’Allemagne ayant déclaré la guerre à la Belgique et les premières troupes allemandes ayant pénétré en territoire belge et brûlé Visé[8], je m’attendais à être l’objet du même traitement que mon collègue de France. Cependant, quelques jours passèrent sans que je fusse inquiété. On semblait m’ignorer ou m’oublier. De mon côté, pour ne donner prétexte à aucune plainte, je me constituai prisonnier volontaire chez moi. Je ne sortis plus de la légation après m’être acquitté du message dont me chargeait le dernier télégramme que je reçus de mon gouvernement, le 5 août, à deux heures de l’après-midi, télégramme qui me prescrivait de faire savoir au gouvernement grand-ducal que l’Allemagne avait violé la neutralité belge et que la Belgique résisterait par la force à cette agression. Le même soir, M. Eyschen vint me dire que le général von Fuchs, à qui il avait parlé de la situation du ministre de Belgique, avait répondu qu’il n’avait pas d’instructions en ce qui me concernait, et que lui-même serait remplacé le lendemain par un général de rang supérieur qui aurait peut-être reçu des ordres de Berlin. Toutefois, ni le lendemain, ni le surlendemain, aucune communication ne me fut faite. Je ne quittais pas ma demeure, mais continuais à recevoir les nombreux compatriotes qui recouraient aux bons offices de la légation.

Le samedi, 8 août, à trois heures de l’après-midi, M. Eyschen vint en personne me remettre la lettre par laquelle il me faisait connaître que l’autorité militaire allemande demandait mon départ. Le ministre d’Etat se disait navré d’avoir à me faire une telle communication. Il ajoutait que les autorités militaires conseillaient le voyage par chemin de fer, parce que le voyage en automobile m’exposerait « à être arrêté trop souvent pour des motifs de contrôle. » La lettre que M. Eyschen avait reçue du ministre d’Allemagne portait que le général commandant me priait « d’organiser » mon départ de telle façon que, dans les vingt-quatre heures, je pusse « entrer en relation personnelle à Coblence avec le général de Ploetz » au sujet de mon voyage ultérieur[9].

On comprendra que, dans les termes où elle était formulées cette « invitation » me parut tenir trop peu compte des égards et immunités dont un représentant diplomatique peut se réclamer. Non seulement le temps qui m’était accordé pour mes préparatifs de départ était restreint, car je devais quitter Luxembourg le lendemain à cinq heures du matin, mais on me traçait un itinéraire qui me faisait passer par l’Allemagne, sans me garantir que je n’y serais pas retenu. Aucune promesse ne m’était faite quant à l’inviolabilité de mes bagages et des papiers que je tenais à emporter.

Dans la réponse par laquelle j’accusais à M. Eyschen réception de sa communication, après avoir déclaré que je m’inclinais « devant un désir qui n’était que l’expression de la force, » j’ajoutais : « La lettre de Votre Excellence me dit que les autorités militaires conseillent le voyage par chemin de fer plutôt que par automobile. Je me conforme à cette suggestion et suis prêt à quitter Luxembourg demain, à l’heure qui me sera indiquée, et à prendre par train la direction de Coblence, à la condition toutefois que, dans cette ville, je sois autorisé à regagner immédiatement la Belgique par telle voie qui semblera possible et que les immunités diplomatiques me soient garanties tant que je me trouverai sur le territoire de l’Empire[10]. »

Ayant revu M. von Buch, M. Eyschen revint me dire que l’officier supérieur commandant actuellement à Luxembourg ne pouvait prendre d’engagement que pour le trajet de Luxembourg à Coblence et que, dans cette dernière ville, il appartiendrait au général von Ploetz de me renseigner sur ce que j’avais à faire. Une telle réponse me paraissant trop vague pour m’en contenter, je déclarai que je resterais à mon poste, quoi qu’il advint, aussi longtemps qu’on ne pourrait m’en donner de plus satisfaisante. Des instructions furent alors demandées à Berlin. Le lendemain, dans la matinée, M. Eyschen m’apportant en personne un laissez-passer conforme aux desiderata que j’avais exprimés et signé par le ministre d’Allemagne et, le général commandant le VIIIe corps d’armée. Il me faut ajouter qu’un wagon-salon était mis à ma disposition. C’est dans ces conditions que je quittai Luxembourg le dimanche 9 août, à midi. Après une notification un peu brutale, la mesure d’expulsion dont j’étais l’objet fut exécutée avec courtoisie. Un train spécial me ramena jusque Cranenburg, dernière station du réseau allemand sur la ligne de Glèves-Nimègue.


On s’est demandé si le grand-duché de Luxembourg avait entièrement satisfait à ses obligations internationales. Ce fut le premier souci du gouvernement grand-ducal de se mettre, à cet égard, à l’abri de tout reproche. Y a-t-il réussi ? Notre intention étant d’exposer les faits et non de déterminer les responsabilités, nous ne ferons que poser les termes du problème et signaler les élémens d’une solution impartiale.

Chacun sait que la neutralité imposée au grand-duché de Luxembourg par le traité de Londres du 11 mai 1861 est une neutralité désarmée. La forteresse de Luxembourg est démantelée ; la force armée ne peut être qu’une force de police employée « au maintien du bon ordre. » Elle se compose d’une compagnie de gendarmes et d’une compagnie de volontaires, comprenant au total 300 hommes.

Mais il y a d’autres moyens de s’opposer à une invasion que la résistance à main armée. Les défenses qu’on pourrait appeler passives ne sont pas interdites à un petit pays placé, par sa situation géographique, dans une position particulièrement menacée. La capitale du Luxembourg, bâtie sur un promontoire rocheux, se relie aux plateaux voisins par des viaducs d’une hardiesse souvent admirée, et dont les piles recèlent des chambres à explosifs. Les ponts sur la Moselle, certains tunnels auraient pu être détruits pour ralentir tout au moins la marche d’une armée envahissante. Faut-il reprocher au gouvernement grand-ducal de n’avoir pas eu recours à ces moyens de défense, d’une efficacité restreinte, lorsqu’il n’y a point de force armée pour y collaborer, mais qui eussent prouvé, tout au moins, que le pays s’attachait désespérément à son indépendance ? En droit strict, le reproche serait justifié. En fait, l’invasion fut si soudaine, qu’à accepter ce que nous croyons être l’interprétation luxembourgeoise, le temps matériel aurait fait défaut pour prendre une décision quelconque. C’est une question que peuvent aider à résoudre non seulement les dates, mais les heures mentionnées dans notre récit. On comprendra qu’elle puisse prêter à controverse, étant donné qu’il suffit de quelques instans pour allumer la mèche d’une mine.

En passant, ne manquons pas de signaler la mise en pratique d’une des thèses favorites de l’Allemagne, thèse suivant laquelle un mauvais coup serait excusable, dès qu’il y a nécessité d’agir avec promptitude. « Nous avons dû prendre des mesures pour la protection de notre armée et la sûreté des voies ferrées, dit M. de Jagow dans son télégramme du 2 août 1914 au président du gouvernement du Luxembourg… En présence du péril imminent, nous n’avions malheureusement plus le temps d’en aviser préalablement le gouvernement luxembourgeois. »

Peut-être la crainte d’attirer de terribles maux sur leur pays fit-elle que les membres du gouvernement grand-ducal préférèrent « avoir été surpris, » que d’avoir eu à répondre à une sommation préalable. Et lorsque l’invasion fut un fait accompli, aucune voix, à notre connaissance, ne s’éleva dans le grand-duché, contre l’attitude résignée qui avait été adoptée. L’idée seule des conséquences désastreuses qu’aurait entraînées la moindre résistance semble avoir été à ce point terrorisante qu’elle écarta toute autre considération. « Que pouvions-nous faire ? A quoi bon d’inutiles sacrifices ? » telles sont les phrases que nous entendîmes souvent répéter.

En laissant à qui de droit le soin de prononcer un jugement définitif, il sera permis à un Belge, qui éprouve une légitime fierté de la manière dont son propre pays s’est comporté, de poser tout au moins cette question : Les partisans d’une prudente abstention ont-ils apprécié toute la valeur du service qu’un petit peuple, matériellement impuissant, mais grandi par une noble audace, aurait pu rendre à la cause de la justice ? Toutefois, si l’effet moral d’une tentative de résistance eût été considérable, il est clair que, dans le cas du Luxembourg, privé par les traités de forteresses et d’armée, le résultat stratégique d’une telle tentative eût été minime.


N’y a-t-il pas lieu à critique dans le fait d’avoir été trop optimiste, trop confiant ? L’éminent homme d’État qui, depuis plus de trente ans, préside aux destinées du Luxembourg, ne m’en voudra pas, je pense, d’exprimer l’opinion que, de ce côté, sa prévoyance a été en défaut[11]. Cet optimisme, d’ailleurs, ne s’appuyait-il pas sur des argumens solides en apparence ? Lorsque je signalais à M. Eyschen le réseau de lignes stratégiques qui encerclait le Luxembourg, lorsque je lui parlais du danger qu’il y avait à laisser entre les mains d’une administration allemande les principales lignes de chemins de fer du Grand-Duché, le ministre d’État me répondait : « Nous avons pris nos précautions. Lisez l’article 2 de la convention du 11 novembre 1902 entre le grand-duché de Luxembourg et l’Empire allemand, renouvelant et prorogeant le contrat d’exploitation des chemins de fer Guillaume-Luxembourg. »

Cet article mérite, en effet, de fixer l’attention. En voici la teneur : « Le gouvernement impérial s’engage à ne jamais se servir des chemins de fer luxembourgeois, exploités par la direction générale impériale des chemins de fer d’Alsace-Lorraine, pour le transport de troupes, d’armes, de matériel de guerre et de munitions, et à ne pas en user pendant une guerre dans laquelle l’Allemagne serait impliquée, pour l’approvisionnement des troupes, d’une façon incompatible avec la neutralité du Grand-Duché, et, en général, à ne causer ou tolérer, à l’occasion de l’exploitation de ces lignes, aucun acte qui ne fût en parfait accord avec les devoirs incombant au Grand-Duché comme État neutre… »

Qu’on rapproche ce texte de l’ordre remis au capitaine qui, le 2 août 1914, amena à Luxembourg le premier train militaire blindé. Interrogé au sujet de ses instructions, cet officier répond qu’il a pour mission d’occuper la gare et les lignes de chemin de fer. Dans son télégramme du même jour, M. de Bethmann-Hollweg déclare : « Nous avons dû prendre des mesures pour la sécurité des chemins de fer du grand-duché exploités par nous… » Il ajoute, il est vrai : « en prévision d’une attaque des Français[12]. »

En ce qui concerne l’invasion de la Belgique, des juristes d’outre-Rhin ont essayé de prouver qu’en l’espace de trois quarts de siècle la situation internationale s’était modifiée si profondément qu’il fallait considérer les traités de 1831 et 1839, garantissant la neutralité belge, comme surannés. A quels subtils argumens faudrait-il recourir pour appliquer la même thèse à une convention signée moins de douze ans avant sa violation ? Et quelle durée pourra-t-on assigner dorénavant aux engagemens au bas desquels l’Allemagne mettra sa signature[13] ?


Ce n’est point seulement l’attitude du gouvernement luxembourgeois, c’est aussi celle de la cour grand-ducale qui a donné lieu à commentaires et à critiques. Nous touchons ici un sujet délicat qu’il convient de traiter avec réserve. Il nous sera permis cependant de préciser certaines situations qu’on peut considérer comme faisant déjà partie du domaine de l’histoire. Ce serait une erreur de croire que la maison de Nassau n’a eu que des sympathies pour le régime que représente l’hégémonie prussienne au sein de l’Empire allemand. Four qu’il en fût ainsi, il faudrait supposer que cinquante ans ont suffi à dissiper les regrets et les rancunes que firent naître les dépouillemens effectués au lendemain de Sadowa. Une anecdote, qui nous a été rapportée de bonne source, fera comprendre combien les sentimens intimes des princes sont parfois en contradiction avec les apparences qu’imposent les devoirs officiels. On connaît le refrain de l’air national luxembourgeois : Der Feierwon :

Mir welle bleine wat mîr sin, ce qui signifie :

« Nous voulons rester ce que nous sommes. »

A un moment où l’indépendance luxembourgeoise se trouvait particulièrement menacée[14], le sentiment populaire, au lieu de bisser ce refrain, y introduisit comme variante un second vers :

Mîr welle jo Keng Preise gin, dont le sens est :

« Nous ne voulons pas devenir Prussiens. »

Or, lorsqu’en 1890, le grand-duc Adolphe succéda au roi des Pays-Bas Guillaume III, par suite de l’extinction, quant aux mâles, de la ligne cadette de la maison de Nassau, les Luxembourgeois ne laissèrent pas de se montrer quelque peu méfians à l’égard du prince allemand qui allait les gouverner. Les plus frondeurs eurent l’audace de donner libre cours à ces sentimens le jour où le nouveau grand-duc fit son entrée dans la capitale. Autour de la voiture dans laquelle il se trouvait, on chantait avec enthousiasme le refrain national avec la variante : Mîr welle jo Keng Preise gin. Le grand-duc ne pouvait ouvertement approuver cette manifestation bruyante, mais des témoins m’ont assuré que sa satisfaction intime était visible. On en devine le motif : jamais le prince n’avait pardonné à la Prusse de l’avoir dépouillé de son beau duché de Nassau.

La jeune souveraine qui porte actuellement la couronne grand-ducale de Luxembourg, née le 14 juin 1894, compte à peine vingt et un ans. Avant d’avoir atteint sa majorité, fixée par la Constitution à dix-huit ans, elle régna cinq mois sous la régence de sa mère, la grande-duchesse Marie-Anne, régence commencée sous le précédent règne pendant la longue maladie du grand-duc Guillaume. Naturellement réservée, d’un caractère réfléchi et prudent qui pourrait faire croire à de la timidité si, dans certaines circonstances, on ne voyait cette réserve faire place à beaucoup de fermeté, la grande-duchesse Marie-Adélaïde n’a guère manifesté, jusqu’à ce jour, des idées personnelles. Confiante dans le talent et la sagesse d’un ministre qui a prouvé son dévouement à la dynastie et au pays, elle semble disposée à laisser le plus longtemps possible le gouvernail du pouvoir exécutif entre les mains de l’homme d’Etat expérimenté que tous les partis respectent.

On a reproché a la grande-duchesse d’avoir une cour composée en majeure partie de dignitaires allemands. On a parlé d’influences occultes, d’ingérence dans la politique intérieure ; l’entourage de la souveraine a été qualifié de « camarilla. » Les critiques qui se sont fait jour, à ce sujet, dans la presse et même à la Chambre, ont pu paraître déplacées, tout au moins dans les termes où elles se formulaient. Ce qu’il en faut retenir, c’est avant tout le sentiment d’indépendance qu’elles trahissaient, la manifestation de l’opinion publique affirmant le désir du peuple luxembourgeois d’être affranchi de toute direction germanique. Les apparences sont parfois plus fâcheuses que la réalité. S’il a semblé que la Cour grand-ducale prenait trop souvent langue à Berlin, on peut supposer que cette déférence était due plutôt à la crainte qu’à la sympathie, et nous admettrions volontiers qu’elle était plus affectée que sincère. Il n’est, en tout cas, pas douteux que la grande-duchesse Marie-Adélaïde a ressenti vivement la manière dont ses droits souverains et l’indépendance du pays ont été méconnus et que ce fut, pour la jeune princesse, une cruelle désillusion de se voir traitée si brutalement par l’omnipotent voisin pour lequel son gouvernement et elle-même avaient eu tant d’égards.


Un des plus sérieux reproches qui aient été faits aux Luxembourgeois désireux de maintenir leur nationalité est de n’avoir pas suffisamment défendu leur indépendance économique. Non seulement tout a été mis en œuvre pour faciliter l’établissement dans le pays de puissantes firmes allemandes, telles que la Gelsenkirchener-Bergwerks-Aktien-Gesellschaft, mais la plupart des firmes luxembourgeoises font aujourd’hui partie de syndicats allemands ou ont confié la direction de leurs entreprises à une majorité d’administrateurs allemands. Un notable luxembourgeois auquel je signalais, un jour, le danger de cette manière d’agir, me répondit : « Les affaires sont les affaires. » Etait-ce cynisme, était-ce indifférence, était-ce découragement ? Les gens positifs répondront : « Qu’importe ! On ne change pas le cours des lois économiques. » Il semble bien, en effet, qu’elle était inévitable, cette conséquence de l’incorporation du Luxembourg dans le Zollverein. Mais le Zollverein est une barrière artificielle, un endiguement qui a créé des courans également artificiels.

Rien ne prouve que l’industrie luxembourgeoise n’eût pas également prospéré en dehors de cette barrière. Et, si l’Empire allemand a offert un vaste marché aux produits luxembourgeois, si, de plus, la part du Grand-Duché, dans les recettes douanières communes, lui a procuré un moyen facile d’équilibrer son budget, ces avantages ne laissent pas d’être diminués par quelques drawbacks, parmi lesquels il nous suffira de citer la cherté générale des moyens d’existence devenue un des plus fréquens sujets de plainte de la population grand-ducale.

Quelque opinion que l’on ait sur ces questions, l’expérience n’a que trop démontré le danger de mettre les intérêts en contradiction avec les aspirations politiques. C’est en vain qu’un peuple prétendra maintenir son indépendance, c’est en vain qu’il proclamera cette volonté dans le refrain de son hymne national, s’il ne réussit point à se défendre contre une lente absorption économique.


FR. DE JEHAY.

  1. Le comte V. van den Steen de Jehay, auteur de cet article, était ministre de Belgique à Luxembourg au moment de l’entrée des troupes allemandes dans le Grand-Duché. Sa présence y fut « tolérée » pendant quelques jours après l’expulsion du représentant de la France, M. A. Mollard. Le récit du comte Fr. de Jehay est de ceux qui mettent les choses au point par la précision des détails et l’impartialité des appréciations.
  2. L’Allemagne, la Belgique, la France et l’Italie étaient les seuls pays représentés par des diplomates à résidence fixe dans le Grand-Duché.
  3. Séance du 3 août 1914.
  4. Le texte allemand dit : « ..dass wir zuverlässige Nachrichten haben, wonach französische Streitkräfte im Vormarsch auf Luxemburg sind. »
  5. Lecture de ces deux télégrammes fut donnée par M. Eyschen à la Chambre des députés luxembourgeoise dans la séance du 3 août 1914.
  6. Le major van Dyck, commandant la force armée du Grand-Duché, était aussi aide de camp de S. A. R. la Grande-Duchesse. Son automobile, confondu avec une des voitures de la Cour, donna lieu sans doute à la légende d’après laquelle la Grande-Duchesse elle-même avait barré l’entrée de sa capitale aux troupes envahissantes.
  7. Livre Jaune français, n° 139.
  8. Au moment de l’expulsion de M. Mollard, ces faits n’étaient pas encore connus à Luxembourg. M. von Buch, ministre d’Allemagne, proposa même de confier la protection des intérêts français au ministre de Belgique (Livre Jaune, n° 139). Lorsque M. Eyschen me fit part de cette intention, je ne pus m’empêcher de lui dire : « Ce n’aurait pas été pour longtemps, s’il est vrai que l’Allemagne songe à violer aussi la neutralité de la Belgique. »
  9. 1er Livre Gris belge, n° 66.
  10. 2e Livre Gris, n° 41.
  11. Ces pages étaient déjà livrées à l’impression lorsque nous est parvenue l’attristante nouvelle de la mort du président du gouvernement luxembourgeois. Sa mémoire ne souffrira pas de l’appréciation que nous émettons ici, puisque, avant tout, elle met en évidence la loyauté de l’homme politique qui ne pouvait concevoir qu’on manquât à la parole donnée, à un engagement solennel et écrit. Avec l’unanimité de ses concitoyens, rendons hommage à celui qui, jusqu’à la veille de sa mort, travailla pour le bien de son pays et laissera à tous ceux qui furent en rapports avec lui le souvenir d’un noble cœur et d’une belle intelligence.
  12. « Unsere militäirischen Massnahmen in Luxemburg bedeuten keine feindselige Handlung gegen Luxemburg, sondern lediglig Massnahmen zur Sicherung der in unserm Betrieb belindlichen dortigen Eisenbahnen gegen Ûberfall der Franzosen. » Télégramme du chancelier à M. Kyschen communiqué à la Chambre des députés luxembourgeoise, séance du 3 août 1914.
  13. Dans les protestations qu’il a formulées à Berlin contre la violation de la neutralité luxembourgeoise, le gouvernement grand-ducal n’aura pas manqué, sans doute, de signaler la double atteinte au respect des conventions internationales que cette violation impliquait. M. Eyschen dut être particulièrement déçu par la méconnaissance d’un engagement dont il avait été le négociateur et qui lui semblait une si sérieuse garantie. Son discours à la Chambre des députés du 3 août 1914 ne mentionne cependant pas spécialement le traité de 1902. L’étonnante désinvolture avec laquelle l’Allemagne considéra que ce traité, comme beaucoup d’autres, n’avait que la valeur d’un « chiffon de papier » a fait l’objet d’un excellent article publié par le Journal de Genève, dans son numéro du 30 novembre 1914.
  14. Ce fut en 1860 ou 1867, suivant M. G. Wampach, Le Luxembourg neutre. Paris, 1900, p. 113.