Commentaire sur Des Délits et des Peines/Édition Garnier/12

La bibliothèque libre.


XII.
de la question.

Tous les hommes étant exposés aux attentats de la violence ou de la perfidie détestent les crimes dont ils peuvent être les victimes. Tous se réunissent à vouloir la punition des principaux coupables et de leurs complices ; et tous cependant, par une pitié que Dieu a mise dans nos cœurs, s’élèvent contre les tortures qu’on fait souffrir aux accusés dont on veut arracher l’aveu. La loi ne les a pas encore condamnés, et on leur inflige, dans l’incertitude où l’on est de leur crime, un supplice beaucoup plus affreux que la mort qu’on leur donne, quand on est certain qu’ils la méritent. Quoi ! j’ignore encore si tu es coupable, et il faudra que je te tourmente pour m’éclairer ; et si tu es innocent, je n’expierai point envers toi ces mille morts que je t’ai fait souffrir, au lieu d’une seule que je te préparais ! Chacun frissonne à cette idée. Je ne dirai point ici que saint Augustin s’élève contre la question dans sa Cité de dieu. Je ne dirai point qu’à Rome on ne la faisait subir qu’aux esclaves ; et que cependant Quintilien, se souvenant que les esclaves sont hommes, réprouve cette barbarie.

Quand il n’y aurait qu’une nation sur la terre qui eût aboli l’usage de la torture, s’il n’y a pas plus de crimes chez cette nation que chez une autre, si d’ailleurs elle est plus éclairée, plus florissante depuis cette abolition, son exemple suffit au reste du monde entier. Que l’Angleterre seule instruise les autres peuples ; mais elle n’est pas la seule : la torture est proscrite dans d’autres royaumes, et avec succès. Tout est donc décidé. Des peuples qui se piquent d’être polis ne se piqueront-ils pas d’être humains ? s’obstineront-ils dans une pratique inhumaine, sur le seul prétexte qu’elle est d’usage ? Réservez au moins cette cruauté pour des scélérats avérés qui auront assassiné un père de famille ou le père de la patrie[1] ; recherchez leurs complices, mais qu’une jeune personne qui aura commis quelques fautes qui ne laissent aucunes traces après elles subisse la même torture qu’un parricide, n’est-ce pas une barbarie inutile ? J’ai honte d’avoir parlé sur ce sujet après ce qu’en a dit l’auteur Des Délits et des Peines. Je dois me borner à souhaiter qu’on relise souvent l’ouvrage de cet amateur de l’humanité.



  1. C’est une bien grande concession que cette réserve ; mais avant de la reprocher à Voltaire, il faut se reporter au temps où il écrivait, et qui n’était pas ce que, grâce à lui, sur beaucoup de points, est devenu le nôtre. Il n’y avait que neuf ans que Damiens avait donné à Louis XV un coup de canif. (B.)