Commentaire sur Des Délits et des Peines/Édition Garnier/9

La bibliothèque libre.


IX.
des sorciers.

En 1749[1], on brûla une femme dans l’évêché de Vurtzbourg, convaincue d’être sorcière. C’est un grand phénomène dans le siècle où nous sommes. Mais est-il possible que des peuples qui se vantaient d’être réformés, et de fouler aux pieds les superstitions, qui pensaient enfin avoir perfectionné leur raison, aient pourtant cru aux sortiléges, aient fait brûler de pauvres femmes accusées d’être sorcières, et cela plus de cent années après la prétendue réforme de leur raison ?

Dans l’année 1652 une paysanne du petit territoire de Genève, nommée Michelle Chaudron[2], rencontra le diable en sortant de la ville. Le diable lui donna un baiser, reçut son hommage, et imprima sur sa lèvre supérieure et à son téton droit la marque qu’il a coutume d’appliquer à toutes les personnes qu’il reconnaît pour ses favorites. Ce sceau du diable est un petit seing qui rend la peau insensible, comme l’affirment tous les jurisconsultes, démonographes de ce temps-là.

Le diable ordonna à Michelle Chaudron d’ensorceler deux filles. Elle obéit à son seigneur ponctuellement. Les parents des filles l’accusèrent juridiquement de diablerie. Les filles furent interrogées et confrontées avec la coupable : elles attestèrent qu’elles sentaient continuellement une fourmilière dans certaines parties de leur corps, et qu’elles étaient possédées. On appela les médecins, ou du moins ceux qui passaient alors pour médecins. Ils visitèrent les filles. Ils cherchèrent sur le corps de Michelle le sceau du diable, que le procès verbal appelle les marques sataniques. Ils y enfoncèrent une longue aiguille, ce qui était déjà une torture douloureuse. Il en sortit du sang, et Michelle fit connaître, par ses cris, que les marques sataniques ne rendent point insensible. Les juges ne voyant point de preuve complète que Michelle Chaudron fût sorcière, lui firent donner la question, qui produit infailliblement ces preuves : cette malheureuse, cédant à la violence des tourments, confessa enfin tout ce qu’on voulut.

Les médecins cherchèrent encore la marque satanique. Ils la trouvèrent à un petit seing noir sur une de ses cuisses. Ils y enfoncèrent l’aiguille. Les tourments de la question avaient été si horribles que cette pauvre créature expirante sentit à peine l’aiguille : elle ne cria point ; ainsi le crime fut avéré. Mais comme les mœurs commençaient à s’adoucir, elle ne fut brûlée qu’après avoir été pendue et étranglée.

Tous les tribunaux de l’Europe chrétienne retentissaient alors de pareils arrêts. Les bûchers étaient allumés partout pour les sorciers, comme pour les hérétiques. Ce qu’on reprochait le plus aux Turcs, c’était de n’avoir ni sorciers ni possédés parmi eux. On regardait cette privation de possédés comme une marque infaillible de la fausseté d’une religion.

Un homme zélé pour le bien public[3], pour l’humanité, pour la vraie religion, a publié, dans un de ses écrits en faveur de l’innocence, que les tribunaux chrétiens ont condamné à la mort plus de cent mille prétendus sorciers. Si on joint à ces massacres juridiques le nombre infiniment supérieur d’hérétiques immolés, cette partie du monde ne paraîtra qu’un vaste échafaud couvert de bourreaux et de victimes, entouré de juges, de sbires, et de spectateurs.



  1. Voltaire, ailleurs, dit 1750 ; voyez tome XVII, pages 388 et 502, et, dans le Prix de la justice et de l’humanité, l’article ix, qui traite aussi Des Sorciers.
  2. Voyez aussi tome XVII, page 561.
  3. Voltaire lui-même ; voyez ci-dessus, page 520, l’Avis au public.