L’Astrée/première partie/Le Dixiesme Livre

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Simon Rigaud (Première partiep. 469-537).


LE DIXIESME LIVRE
DE LA PREMIERE
Partie d'Astrée


Avec ces disours, le druyde et la nymphe tromperent une partie de la longueur du chemin, ayant esté et l’un et l’autre si attentifs, que presque sans y penser, ils se trouverent aupres du palais d’Isoure, Mais Adamas qui vouloit en toute façon remedier à ceste vie, l’instruisit de tout ce qu’elle avoit à dire de luy à Galthée, et sur tout de ne point luy faire entendre qu’il ait desapreuvé ses actions : Car, disoit-il, je cognois bien que le courage de la nymphe se doit vaincre par douceur et non par force. Mais cependant, ma niece, souvenez vous de vostre devoir, et que ces amourachements sont honteux, et pour ceux qui en sont atteints, et pour ceux qui les favorisent.

Il eust continué ses remonstrances, si, à l’entrée du palais, ils n’eussent rencontré Silvie qui les conduisit où estoit Galathée ; pour lors, elle se promenoit dans le plus proche jardin, cependant que Celadon reposoit. Soudain qu’elle les aperceut, elle s’en vint à eux, et le druyde d’un genouil en terre, la salua en luy baisant la robbe, et de mesme Leonide ; mais les relevant, elle les embrassa tous deux, remerciant Adamas de la peine qu’il avoit prise de venir, avec asseurance de s’en revancher en toutes les occasions qu’il luy plairoit. Madame, dit-il, tous mes services ne sçauroient meriter la moindre de ces belles paroles. Je regrette seulement que ce qui se presente ne soit une preuve plus grande de mon affection, afin qu’en quelque sorte vous puissiez cognoistre que si je suis vielly sans vous avoir fait service, ce n’a pas esté faute de volonté, mais de n’avoir eu l’heur d’estre employé. – Adamas, respondit la nymphe, les services que vous avez rendus à Amasis, je les tiens pour miens, et ceux que j’ay receus de vostre niece, je les reçois comme de vous. Par ainsi vous ne pouvez pas dire qu’en la personne de ma mere vous ne m’avez beaucoup servie, et qu’en celle de vostre niece, vous n’ayez bien souvent esté employé. Quelquefois, si je puis, je recognoistray ces services tous ensemble, mais en ce qui se presente à ceste heure, ressouvenez-vous, puis qu’il n’y a rien de plus douleurex que les blessures qui sont aux parties plus sensibles, qu’ayant l’esprit blessé vous ne sçauriez jamais trouver occasion de me servir qui me fust plus agreable que celle-cy. Nous en reparlerons à loisir, cependant allez vous reposer, et Silvie vous conduira en vostre chambre, et Leonide me rendra conte de ce qu’elle a fait.

Ainsi s’en alla le druyde.

Et Galathée caressant Leonide plus que de coustume, luy demanda des nouvelles de son voyage, à quoi elle satisfit : Mais, continua-t’elle, madame, je loue Dieu que je vous retrouve plus joyeuse que je ne vous avois laissée. – M’amie, luy dit la nymphe, la guerison toute évidente de Celadon m’a rapporté ce bien, car il faut que vous sçachiez que vous ne fustes pas à une lieue d’icy qu’il se resveilla sans fievre, et depuis est allé amendant de sorte, que luys mesme espere de se pouvoir lever dans deux ou trois jours. – Voilà, respondit Leonide, les meilleures nouvelles qu’à mon retour j’eusse peu desirer, que si je les eusse sceuesplustost, je n’eusse pas conduit ceans Adamas. – Mais à propos, dit Galathée, que dit-il de cest accident ? car je m’asseure que vous luy avez tout declaré. – Vous me pardonnerez, madame, dit Leonide, je ne luy ay dit que ce que j’ay pensé ne luy pouvoir estre caché lors qu’il seroit icy. Il sçait l’amitié que vous portez à Celadon, que je luy ay dit estre procedée de pitié, il cognoit fort bien ce berger et tous ceux de sa famille et s’asseure de luy pouvoir persuader tout ce qu’il luy plaira. Et je croy, quant à moy, si vous l’y employez, qu’il vous servira, mais il faudroit luy parler ouvertement. – Mon dieu ! dit la nymphe, est-il possible ? je suis certaine que s’il l’entreprend, le tout ne peut reussir qu’à mon contentement, car sa prudence est si grande et son jugement aussi, qu’il ne peut que venir à bout de tout ce qu’il commencera. – Madame, dit Leonide, je ne vous parle point sans fondement, vous verrez, si vous servez de luy, ce qui sera.

Voilà la nymphe la plus contente du monde, se figurant desja au comble de ses desirs. Mais cependant qu’elles discouroyent ainsi, Silvie et Adamas s’entretenoyent de ce mesme affaire, car la nymphe qui avoit beaucoup de familiarité avec le druyde luy en parla dés l’abord tout ouvertement. Luy qui estoit fort advisé, pour sçavoir si sa niece luy avoit dit la verité, la pria de luy raconter tout ce qu’elle en sçavoit. Silvie qui vouloit en toute sorte rompre ceste pratique, le fit sans dissimulation, et le plus briefvement qu’il luy fut possible, de ceste sorte :

Histoire de Leonide[modifier]

Sçachez que pour mieux vous faire entendre tout ce que vous me demandez, je suis contrainte de toucher les particularitez d’autre que de Galathée, et je le feray d’autant plus volontiers, qu’il est mesme à propos que pour y pouvoir à l’advenir, elles ne vous soient point cachées. C’est de Leonide dont je parle, que le destin semble vouloir embrouiller d’ordinaire aux desseins de Galathée. Ce que je vous en dis, n’est pas pour la blasmer, ou pour le publier, car le vous disant, je ne le croy moins secret, que si vous ne l’aviez pas sceu. Il faut donc, que vous entendiez, qu’il y a fort longtemps que la beauté et les merites de Leonide luy acquirent, apres une longue recherche, l’affection de Polemas. Et parce que les merites de ce chevalier ne sont point si petits, qu’ils ne puissent se faire aimer, vostre niece ne se contenta d’estre aymée, mais voulut aussi aymer ; toutesfois elle s’y conduisit avec tant de discretion, que Polemas mesme fut longuement sans en rien sçavoir. Je sçay que vous avez aimé, et que vous sçavez mieux que moy, combien mal aisément se peut cacher amour, tant y a qu’en fin le voile estant osté, et l’un et l’autre se cogneut, et amant et aimé ; toutesfois ceste amitié estoit si honneste, qu’elle ne leur avoit permis de se l’oser declarer.

Apres le sacrifice qu’Amasis fait tous les ans le jour qu’elle espousa Pymandre, il advint que l’apres-dinée nous trouvans toutes dans les jardins de Montbrison, pour passer plus joyeusement ceste heureuse journée, elle et moy, pour nous garentir du soleil, nous estions assises sous quelques arbres qui faisoyent un agreable ombrage. A peine y estions-nous que Polemas se vint mettre parmy nous, feignant que ç’avoit esté par hazard qu’il nous eust rencontrées, quoy que j’eusse bien pris garde qu’il y avoit long-temps qu’il nous accompagnoit de l’œil. Et parce que nous demeurions sans dire mot, et qu’il avoit la voix fort bonne, je luy dis qu’il nous obligeroit fort s’il vouloit chanter. Je le feray, dit-il, si ceste belle, monstrant Leonide, me le commande. – Un tel commandement, dit-elle, seroit une indiscretion, mais j’y employeray bien ma priere, et mesmes si vous avez quelque chose de nouveau. – Je le veux, respondit Polemas, et de plus je vous asseureray que ce que vous orrez, n’a esté fait que durant le sacrifice, cependant que estiez en oraison. – Et quoy, luy dis-je, ma compage est donc le sujet de ceste chanson ? – Ouy certes, me respondist-il, et j’en suis tesmoing. Et alors il commença de ceste sorte.

Stances d’une Dame en devotion.[modifier]


Dans le temple sacré, les grands dieux adorait
Celle que tous les cœurs adorent d’ordinaire :
Elle, sans qui la grace au monde ne peut plaire,
Des yeux et de la voix, des graces requeroit.

Et bien qu’elle voulust ses beaux yeux desarmer,
Et laisser de sa voix les appas et les charmes,
Ses beaux yeux et sa voix avoyent de telles armes,
Qu’on ne pouvoit la voir ny l’ouyr sans l’aymer.

Si quelquefois ses yeux d’un sainct zele enflambez,
Vont mignardant le ciel, toute ame elle mignarde,
Et si demy fermez en bas elle regarde,
O que leurs mouvemens ont de traits desrobez !

Que si quelque souspir va du cœur s’esgarant,
Quand les douceurs du ciel en esprit elle espreuve,
O que cet air fuitif incontinent tetreuve
D’autres souspirs esmeus d’un esprit different !

O grand Dieu, disoit elle, ayez pitié de moy !
Et mon desir alors s’efforceoit de luy dire :
Ayez pitié de moy, qui la pité desire :
Les effects de pitié doit ressentir en soy.

Sois pere, disoit-elle, et non juge en courroux,
Puis que tu veux, ô Dieu, que pere l’on t’appelle.


Sois ma dame, doisois-je, et non pas ma cruelle,
Puis que tant de beauté te rend dame de tous.

Regarde ta bonté plustost que ta rigueur,
Quand tu veux chastier, disoit-elle, une offense,
Et moy je luy disois : Et toy de mesme pense,
Qu’à tes yeux tant humains doit ressembler ton cœur.

Souviens toy, disoit-elle, ô grand Dieu, que je suis
A toy ma naissance et que toy seul j’adore.
Et moy je suis à toy, disois-je, et sçache enore
Que nulle autre que toy adorer je ne puis.

Mesure, disoit-elle, à l’Amour ta pitié.
Et lors elle tranchoit pour un temps son murmure.
Et moy je luy disois : Et toy, belle mesure
Ta pitié, non à moy, mais à mon amitié.

Ses vœux furent receus, et les miens repoussez,
Et toutesfois les miens avoyent bien plus de zele,
Car de la seule foy les siens naissoyent en elle,
Moy je voyais la saincte où les miens sont dressez.

Elle obtint le pardon (mais qui peut refuser
Chose qu’elle demande ?) et j’en portay la peine,
Car depuis s’esloignant de toute chose humaine,
Elle ne me vid plus que pour me mespriser.

Est-ce ainsi, dis-je lors, que t’ayant fait mercy,
Au lieu de pardonner tu me fais un outrage ?
O grand Dieu ! puny-la d’un si mauvais courage,
Car si je faus, ses yeux me l’ordonnent ainsi.

Nous estions demeurées fort attentifves, et peut-estre j’eusse sceu quelque chose d’avantage, n’eust esté que Leonide, craignant que Polemas ne déclarast ce qu’elle me vouloit cacher, soudain qu’il eut parachevé prit la parole. Je gage, dit-elle, que je devieneray pour qui ceste chanson a esté faite. Et lors s’approchant de son oreille, fit semblant de la nommer ; mais en effect elle luy dit qu’il prist garde à ce qu’il diroit devant moy. Luy comme discret, se retirant, luy repondit : Vous n’avez pas deviné, je vous jure que ce n’est pas pour celle que vous m’avez nommée. Je m’apperceus alors qu’elle se cachoit de moy, qui fut cause que feignat de cuillir quelques fleurs, je m’ostay d’auprès d’eux et m’en allay d’un autre costé, non toutesfois sans avoir l’oeuil à leurs actions.

Or, depuis, Polemas mesme m’a raconté le tout, mais ç’a esté apres que son affection a esté passée, car tant qu’elle a continué, il n’a pas esté en mon pouvoir de luy faire rien advouer.

Estans donc demeurez seuls, ils reprindrent les brisées qu’ils avoient laissées, et elle fut la premiere qui commença : Et quoi, Polemas, dit-elle, vous vous jouez ainsi de vous amies ? Advouez la vérité, pour qui sont ces vers ? – Belle nymphe, dit-il, en vostre ame vous sçavez aussi bien pour qui ils sont que moy. – Et comment, dit-elle, me croyez-vous quelque devineuse ? – Ouy certes, respondit Polemas, et de celles qui n’obéissent pas au dieu qui parle par leur bouche, mais qui se font obeir à luy. – Comment entendez-vous cet enigme ? dit la nymphe ? – J’entends, repliqua-t’il, qu’amour parle par vostre bouche, autrement vos paroles ne seroient pas si pleines de feux et d’amour qu’elles peussent allumer en tous ceux qui les oyent des brasiers si ardents. Et toutesfois vous ne luy obeissez point, encor qu’il commande que qui aime soit aimé ; car toute desobeissante, vous faites que ceux qui meurent d’amour pour vous, vous peuvent bein ressentir belle, mais non jamais amante ny seulement pitoyable. J’en jure pour mon particulier, qui puis avec verité jurer n’y avoir au monde de beauté plus aimée que la vostre l’est de moy.

En disant ces dernieres paroles il rougit, et elle sousrit en luy respodant : Polemas, Polemas, les vieux soldats par leur playes monstrent le tesmoignage de leur valeur, et ne s’en plaignent point ; vous qui vous plaignez des vostres, seriez bien empesché de les monstrer, si Amour comme vostre general, pour vous donner digne salaire, demandoit de les voir. – Cruelle nymphe, dit le chevalier, vous vous trompez, car je luy dirois seulement : O Amour ! oste ce bandeau, et regarde les yeux de mon ennemie. Car il n’auroit pas si tost ouvert les yeux qu’il ressentiroit les mesmes playes que je prote au cœur, non point comme vous dites en me plaignant, mais tant s’en faut en faisant ma gloire d’avoir un si digne autheur de ma blesseure. Par ainsi jugez qui si Amour vouloit entrer en raison avec moy, je luy aurois plustost satisfait qu’à vous, car il ressentiroit les mesmes coups, ce que vous ne pouvez, d’autant qu’un feu ne se peut brusler soy-mesme. Si ne devez-vous pas, encor qu’insensible à vos beautez, l’estre à nos larmes, ny estre marrie, où les armes du merite ne peuvent resister, si celles de la pitié pour les moins rebouchent le tranchant de vos rigueurs, à fin que de mesme qu’on vous adore comme belle, on vous puisse louer comme humaine.

Leonide aimoit ce chevalier, et toutesfois ne vouloit pas qu’il le sceut encores ; mais aussi elle craignoit qu’en luy ostant l’espoir entierement, elle ne luy fist perdre le courage. Cela fust cause qu’elle luy respondit : Si vostre amitié est telle, le temps m’en donnera plus de cognoissance que ces paroles trop bien dictes pour proceder d’affection ; car à ce que j’ay ouy dire, l’Affection ne peut estre sans passion, et la passion ne peut permettre à l’esprit un si libre discours. Mais quand le temps m’en aura autant dit que vous, vous devez croire que je ne suis ny de pierre, ny si mescognoissante que vos merites ne me soient cogneus, et que vostre amitié ne m’esmeuve ; jusques alors n’esperez de moy, que cela mesme que vous pouvez de mes compagnes en general.

Le chevalier luy voulut baiser la main pour ceste asseurance, mais parce que Galathée la regardoit : Chevalier, luy dit-elle, soyez discret, chacun a l’oeil sur nous, si vous me traittez de ceste sorte vous me perdrez. Et à ce mot elle se leva et vint entre nous qui allions cueillant des fleurs.

Voilà la premiere ouverture qu’ils se firent de leurs volontez, qui donna occasion à Galathée de s’en mesler. Car s’estant apperceue de ce qui s’estoit passé au jardin, et ayant dés long-temps fait dessein d’acquerir Polemas, voulut le sçavoir ce qui s’estoit passé entre Leonide et luy, parce qu’elle s’est tousjours rendue fort familiere à vostre niece, et qu’elle a monstré de la particulariser en ses secrets, la nymphe n’osa luy nier entierement la verité de ceste recherche. Il est vray qu’elle luy teut ce qui estoit de sa volonté propre, et sur ce discours, Galathée voulut sçavoir les paroles particulieres qu’ils estoient dictes, en quoy vostre niece en partie satisfit, et en partie dissimula. Si est-ce qu’elle en dit assez pour accroistre de telle sorte le dessein de Galathée que depuis ce jour elle resoulut d’en estre aimée, et entreprit ceste œuvre avez de tels artifices, qu’il estoit impossible qu’il advinst autrement. D’abord elle deffendit à Leonide de continuer plus outre ceste affection, et puis luy dit qu’elle en coupast toutes les racines, parce qu’elle sçavoit bien que Polemas avoit autre dessein, et que cela ne luy serviroit qu’à se faire mocquer. Outre que si Amasis venoit à le sçavoir, elle en seroit offensée.

Leonide qui alors n’avoit pas plus de malice qu’un enfant, receut les paroles de la nymphe comme de sa maistresse, sans penetrer au dessein qui les luy faisoit dire et ainsi demeura quelques jours si retirée de Polemas qu’il ne sçavoit à quoi il en estoit. Au commencement cela le rendoit plus ardent en la recherche, car c’est l’ordinaire de ces jeunes esprits de desirer avec plus de violence ce qui leur est plus difficile. Et de faict il continua de sorte, que Leonide avoit assez de peine à dissimuler le bien qu’elle luy vouloit, et en fin le sceut si mal faire que Polemas cogneut bien qu’il estoit aimé. Mais voyez ce que l’Amour ordonne ! ce jeune amant, apres avoir trois ou quatre mois continué ceste recherche d’autant plus violemment qu’il avoit monis d’asseurance de la bonne volonté qu’il desiroit, aussi tost presque qu’il en est certain, perd sa violence, peu à peu aime si froidement, que d’autant que la fortune et l’amour, quand ils commencent à descendre, tombent tout à fait, la nymphe ne se prit garde qu’elle demeura la seule en ceste affection.

Il est vray que Galathée qui survint là dessus en fut en partie la cause ; car, ayant dessein sur Polemas, elle usa de tel artifice et se servit si bien, et de son authorité et du temps, que l’on peut dire qu’elle le luy desroba insensiblement, parce que quand Leonide le rudoyoit, Galathée le favorisoit, et quand l’autre fuyoit sa compagnie, celle-cy l’attiroit à la sienne. Et cela continua si longuement et si ouvertement que Polemas commença de tourner les yeux vers Galathée, et peu après le cœur les suivit ; car se voyant favoriser d’une plus grande que celle qui les mesprisoit, il se blasmoit de le souffrir sans ressentiment, et de n’embrasser la fortune qui toute riante le venoit rencontrer.

Mais, ô sage Adamas, voyez quelle gratieuse rencontre a esté celle-cy, et comme il a pleu à l’Amour de se jouer de ces cœurs. Il y avoit quelque temps que par l’ordonnance de Clidaman, Agis se rencontra serviteur de vostre niece, et comme vous sçavez, par l’élection de la fortune. Or, quoi que ce jeune chevalier ne fust point donné à Leonide de sa deliberation, si consentitil au don, et l’appreuva par les services que depuis il luy rendoit et qu’elle n’eut point desagreables, à ce qu’elle monstroit par ses actions. Mais quand Polemas entreprit de la servir, Agis qui comme avaricieux avoit tousjours les yeux sur son thresor, prit garde à l’amour naissante de ce nouvel amant, et quelquefois s’en plagnoit à elle. Mais la froideur de ses reponses, au lieu d’estreindre ses jalousies, seulement amortissoit peu à peu ses amours ; car, considerant combien il y avoit peu a’asseurance en son ame, il tascha de prendre une meilleure resolution qu’il n’avoit pas fait par le passé, et ainsi, pour ne voir un autre triompher de luy, il esleut plustot de s’eloigner. Recepte, à ce que j’ay ouy dire, la meilleure qu’une ame atteinte de ce mal puisse avoir pour s’en delivrer. Car tout ainsi que le commencement de l’amour est produit par les yeux, il me semble que celuy de son cintraire le doive estre par le deffaut de la veue, qui ne peut estre en rien tant qu’en l’absence, où l’oubly mesme couvre de ses cendres les trop vives representations de chose aimée.

Et de ce faict Agis parvint heureusement à son dessein, car à peine estoit-il entierement party, que l’amour partit aussi de son ame, y logeant en sa place de mepris de ceste volage. Si bien que Leonide en ce nouveau dessein d’acquerir Polemas, perdit celuy qui des-ja estoit entierement à elle.

Mais les brouilleries d’Amour ne s’arrestans pas là (car il voulut que Polemas ressentist aussi de son costé ce qu’il faisoit endurer à la nymphe), presque en ce mesme temps l’Affection de Lidamor prit naissance, et il advint que, tout ainsi que Leonide avoit desdaigné Agis pour Polemas, et Polemas Leonide pour Galathée, de mesme Galathée desdaigna Polemas pour Lindamor. De dire les folies que l’un et l’autre ont faites, il seroit trop mal aisé. Tant y a que Polemas se voyant enfin payé de la mesme monnoye dont il paya vostre niece, n’a peu pour cela perdre, ny l’esperance, ny l’amour, au contraire a recherché toute sorte d’artifice pour r’entrer en grace, mais jusques à ceste heure fort inutilement. Il est vray que s’il n’a peu rien obtenir de plus avantageux, il a pour le moins fait en sorte, que celuy qui a esté cause de son mal, n’a pas esté le possesseur de son bien ; car, soit par les artifices ou par la volonté des dieux, qu’un certain devot druide luy a declarée depuis quelque temps en ça, Lindamor n’est plus aimé. Et semble qu’Amour ait pris dessein de ne laisser jamais en repos l’estomac de Galathée, la memoire de l’un n’estant si tost effacée en son ame qu’une autre n’y prenne place.

Et nous voicy à ceste heure reduittes à l’amour d’un berger, qui comme berger peut en sa qualité meriter beaucoup, mais non point en celle de servituer de Galathée. Et toutesfois elle en est si passionée, que si son mal eust continué, je ne sçay ce qu’elle fust devenue, pouvant dire n’avoir jamais veu une telle curiosité ny un si grand soing que celuy qu’elle a eu durant son mal.

Mais ce n’est pas tout ; il faut qu’en ce que je vay vous dire, ô sage Adamas, vostre prudence face paroistre un de ses effects ordinaires. Vostre niepce est tant esprise de Celadon que je ne sçay si Galathée l’est d’avantage. Là dessus la jalousie s’est meslée entre elle et quoique j’aye tasché d’excuser et de rabatre ces coups le plus qu’il m’a esté possible, si est-ce que j’en desespere à l’advenir. C’est pourqoui je loue Dieu de vostre venue, car sans mentir je ne sçavois plus comme m’y conduire sans vous. Vous m’excuserez bien si je vous parle ainsi franchement de ce qui vous touche, l’amitié que vous porte à tous deux m’y contraint.

Ainsi paracheva Silvie son discours avec tant de demonstration de trouver ceste vie mauvaise, qu’Adamas l’en estima beaucoup. Et pour donner commencement, non point à la guerison du berger, mais à celle des nymphes, car ce mal estoit le plus grand, Adamas luy demanda quel estoit son adivs. Quant à moi, dit-elle, je voudrois commencer à leur oster la cause de leur mal, qui est ce berger, mais il le faut faire avec artifice, puis que Galathée ne veut point qu’il s’en aille. – Vous avez raison, respondit le druide, mais en attendant que nous le puissions faire, il faut bien garder qu’il ne devienne amoureux d’elles, d’autant que la jeunesse et la beauté ont une sympathie qui n’est pas petite, et ce seroit travailler en vain s’il venoit à les aymer. – O Adamas, dit Silvie, si vous cognoissiez Celadon comme moy, vous n’auriez point ceste crainte ; il est tant amoureux d’Astrée que toute la beauté du monde, hors la sienne, ne luy peut plaire, et puis il est encor assez mal pour songer à autre chose qu’à sa guerison. – Belle Silvie, resondit le druide, vous parlés bien en personne qui ne sçait guiere d’Amour et comme celle qui n’a encores senti ses forces. Ce petit dieu, d’autant qu’il commande à toute chose, se moque aussi de toute chose, si bien que quand il y a moins d’apparence qu’il doive faire un effect, c’est lors qu’il se plaist de faire cognoistre sa puissance. Ne vivez point vous mesme si asseurée, puis qu’il n’y a encor eu nulle sorte de vertu qui ne soit peu exempter de l’amour ; la chasteté mesme ne l’a sceu faire, tesmoin Endymion. – Voy, dit incontinent Silvie, pourquoy, ô sage Adamas, m’allez-vous presageant un si grand desastre ? – C’est afin, dit-il, que vous vous armiez contre les forces de ce dieu, de peur que vous asseurant trop en l’opinion de ce que vous jugez impossible, vous ne soyez surprise avant que de vous y estre preparée. J’ay ouy dire que Celadon est si beau, si discret et si accompli qu’il ne luy deffaut nulle des perfections qui font aimer ; si cela est, il y a du danger, d’autant que les trahisions d’amour sont si difficiles à descouvrir, qu’il ny en a eu encor un seul qui l’ait peu faire. – Laissez m’en la peine, dit-elle, et voyez seulement ce que vous voulez que je fasse en cest affaire dont nous avons discouru. – Il me semble, dit le druide, qu’il faut que ceste guerre se fasse à l’oeil, et quand j’auray veu comme va le monde, nous disposerons des affaires au moins mal qu’il nous sera possible, et cependant tenons nostre dessein secret.

Là dessus Silvie le laissa reposer, et vint retrouver Galthée qui avec Leonide, estoit pres du lict de Celadon ; car ayant sceu qu’il estoit esveillé, elles n’avoient peu ny l’une ny l’autre retarder d’avantage de le voir. Les caresses qu’il fit à Leonide ne furent pas petites, car pour la courtoisie dont elle l’obligeoit, il l’amoit et estimoit beaucoup, quoy l’humeur de Silvie luy pleust d’avantage. Peu apres ils entrerent en discours d’Adamas, louant sa sagesse, sa prudence et sa bonté ; sur quoy Celadon s’enquit si ce n’estoit pas cestuy-cy qui estoit fils du grand Pelion, duquel il avoit ouy dire tant de merveilles. C’est luy mesme, respondit Galathée, qui est venu expres pour votre mal. – O madame, respondit le berger, qu’il seroit bon medecin, s’il le pouvoit guerir, mais j’ay opinion que quand il le cognoistra, il desesperera plustost de mon salut qu’on n’osera pas entreprendre la cure.

Galathée croyoit qu’il parlast du mal du corps. Mais, dit-elle, est-il possible que vous croyez d’estre encor malade ? Je m’asseure que si vous voulez vouy y aider, en deux jours vous sortirez du lict. – Peut-estre, madame, respondit Leonide, ne sera-t-il pas guery pour cela, car quelquefois nous portons le mal si caché, que nous mesmes n’en sçavons rien, qu’il ne soit en extremité.

Leur discours eut duré d’avantage, n’eust esté que le druide les vint trouver, afin de voir ce qui seroit necessaire pour son dessein. Il le trouva assez bien disposé pour le corps, car le mal avoit passé sa furie, et venoit sur le declin ; mais quand il eut parlé à luy, il jugea bien que son esprit avoit du mal, encor qu’il ne creust pas que ce fust pour ses nymphes. Et sçachant bien que le prudent medecin doit tousjours approter le premier remede au mal qui est le plus prest à faire son effort, il resolut de commencer sa cure par Galathée.

Et en ce dessein, desirant de s’esclaircir tout à faict de la volonté de Celadon, le soir que toutes les nymphes estoient retirées, il prit garde quand Meril n’y estoit point, et ayant fermé les portes, il luy parla de ceste sorte. Je croy, Celadon, que votre estonnement n’a pas esté petit, de vous voir tout à coup eslevé à une si bonne fortune que celle que vous possedez, car je m’asseure qu’elle est du tout outre vostre esperance, puis qu’estant nay ce que vous estes, c’est à dire berger, et nourry parmy les villages, vous vous voyez maintenant chery des nymphes, caressé et servy, je ne diray pas des dames, qui ont accoustumé d’estre commandée, mais de celle qui commande absolument sur toute ceste contrée. Fortune à la verité que les plus grands ont desirée, mais où personne encore n’a peu atteindre que vous, dont vous devez louer les dieux et leur en rendre graces afin qu’ils la vous continuent.

Adamas luy parloit ainsi pour le convier à luy dire la verité de son affection luy semblant que par ce moyen, monstrant de l’approuver, il le feroit beaucoup mieux descouvrir. A quoy le berger respondist avec un grand souspir : Mon pere, si celle-cy est une bonne fortune, il faut donc que j’aye le goust depravé, car je ne ressentis de ma vie de plus fascheux absynthes que ceux que ceste fortune, que vous nommez bonne, m’a fait gouster depuis que je suis en l’estat où vous me voyez. – Et comment ? adjousta le druide pour mieux couvrir sa finesse, est-il possible que vous ayez si peu de cognoissance de vostre bien, que vous ne voyez à quelle grandeur ceste rencontre vous esleve ? – Helas ! respondit Celadon, c’est ce qui me menace d’une plus haute cheute. – Quoy, vous craignez, luy dit Adamas, que ce bon-heur ne vous dure pas ? – Je crains, dit le berger, qu’il dure plus que je ne le desire. Mais pourquoy est-ce que nos brebis s’estonnent et meurent quand elles sont longuement dans une grande eau, et que les poissons s’y plaisent et nourrissent ? – Parce, respondist le druide, que c’est contre leur naturel. – Et croyez vous, mon pere, luy repliqua-t’il, qu’il le soit moins contre celuy d’un berger, de vivre parmy tant de dames ? Je suis nay berger, et dans les villages, et rien qui ne soit de ma condition ne me peut plaire. – Mais est-il possible, adjousta le druide, que l’ambition qui semble estre née avec l’homme, ne vous puisse point faire sortir de vos bois, ou que la beauté dont les attraits sont si forts pour un jeune cœur, ne puisse vous divertir de vostre premier dessein ? – L’ambition que chacun doit avoir, respondit le berger, est de faire bien ce qu’il doit faire, et en cela estre le premier entre ceux de sa condition, et la beauté que nous devons regarder, et qui nous doit attirer, c’est celle-là que nous aimer, mais non pas celle que nous devons reverer, et ne voir au’avec les yeux du respect. – Pourquoy, dit le druide, vous figurez-vous qu’il y ait quelque grandeur entre les hommes, où le merite et la vertu ne puissent arriver ? – Parce, respondist-il, que je sçay que toutes choses doivent se contenir dans les termes où la nature les a mises, et que comme il n’y a pas apparence qu’un rubis, pour beau et parfait qu’il soit, puisse devenir un diamant, celuy aussi qui espere de s’eslever plus haut, ou pour mieux dire de changer de nature, et se rendre autre chose que ce qu’il estoit, perd en vain et le temps et la peine.

Alors le druide estonné des considerations de ce berger, et bien aise de le voir tant eslongné des desseins de Galathée, reprit la parole de ceste sorte : Or, mon enfant, je loue les dieux de ce que je trouve en vous tant de sagesse, et vous asseure que tant que vous vous conduirez ainsi, vous donnerez occasion au Ciel de vous continuer toute sorte de felicité. Plusieurs emportez de leur vanité sont sortis d’eux-mesmes sur des esperances encores plus vaines que celles que je vous ay proposées, mais que leur en est-il advenu ? Rien, sinon apres une longue et incroyable peine, un tres grand repentir de s’y estre si long temps abusez. Vous devez remercier le Ciel qui vous a donné ceste cognoissance avant que vous ayez occasion d’avoir leur repentir, et faut que vous le requeriez qu’il la vous conserve, à fin que vous puissiez continuer en la tranquillité, et en la douce vie où vous avez vesuc jusques icy. Mais puis que nous n’aspirez point à ces grandeurs ny à ces beautez, qu’est-ce donc, ô Celadon, qui vous peut arrester parmy elles ? – Helas ! respondit le berger, c’est la seule volontée de Galathée qui me retient presque comme prisonnier. Il est bien vray que si mon mal me l’eust permis, j’eusse essayé en toute façon d’eschapper, quoy que j’en recognoisse l’entreprise difficile, si je ne suis aidé de quelqu’un, si ce n’est que laissant tout respect à part, je m’en vueille aller de force. Car Galathée me tient de si court, et les nymphes quand elle n’y est pas, et le petit Meril quand elles n’y peuvent demeurer, que je ne sçaurois tourner le pied que je ne les aye à mes costez. Et lors que j’en aye voulu parler à Galathée, elle s’est mise aux reproches contre moy, avec tant de colere, qu’il faut advouer que je n’ay osé luy en parler depuis, mais ce sejour m’a de sorte esté ennuyeux que je l’accuse principalement de ma maladie. Que si vous avez jamais eu compassion d’une personne affligée, mon pere, je vous adjure, par les grands dieux que vous servez si dignement, par vostre bonté naturelle, et par la memoire honorable de ce grand Pelion vostre pere, de prendre pitié de ma vie et joindre vostre prudence à mon desir, afin de me sortir de ceste fascheuse prison, car telle puis-je dire la demeure que je fais en ce lieu.

Adamas, tres-aise d’ouyr l’affection dont il le supplioit, l’embrassa, et le baisa au front, et puis luy dit : Ouy, mon enfant, soyez asseuré que je feray ce que vous me demandez, et qu’aussi tost que vostre mal le vous permettra, je vous faciliteray les moyens pour sortir sans effors de ce lieu. Continuez seulement en ce dessein et vous guerissez.

Et apres plusieurs autres discours, il le laissa, mais avec tant de contentement, que si Adamas le luy eust permis, il se fust levé à l’heure mesme.

Cependant Leonide, qui ne vouloit laisser Galathée plus longtemps en l’erreur où Climante l’avoit mise, le soir qu’elle vid Silvie et le petit Meril retirez, se mit à genoux devant son lict, et apres quelques discours communs, elle continua : O madame, que j’ay appris de nouvelles en ce voyage ! et des nouvelles qui vous touchent, et ne voudrois pas, pour quoy que ce fust, ne les avoir sceues, pour vous destromper. – Et qu’est-ce ? respondit la nymphe. – C’est, adjousta Leonide, qu’il vous a esté fait la plus grande meschanceté que jamais Amour inventast, et me semble que vous ne devez point regretter mon voyage, encor que je n’y eusse fait autre chose. Ce druide qui est cause que vous estes icy, est le plus meschant homme, et le plus rusé qui se melast jamais de tromper quelqu’un. Et lors elle raconta d’un bout à l’autre ce qu’elle avoit oüy de la bouche mesme de Climante, et de Polemas, et que tout cest artifice n’avoit esté inventé que pour de posseder Lindamor, et remettre Polemas en sa place.

Au commencement la nymphe demeura un peu estonné. En fin l’amour du berger qui la flattoit, luy persuda que Leonide parloit avec dessein, et pour la divertir de l’amitié du berger, afin de le posséder seule, de sorte qu’elle ne creut rien de ce qu’elle luy disoit. Au contraire le tournant en risée, elle luy dit : Leonide, allez vous coucher, peut-estre vous leverez-vous demain plus fine, et alors vous sçaurez mieux desguiser vos artifices. Et à ce mot [382/383] se tourna de l’autre costé en sousriant, ce qui offensa de sorte Leonide qu’elle resolut, à quelque prix que ce fust, de mettre Celadon en liberté.

Et en ce dessein, le soir mesme, elle vint trouver son oncle, auquel elle tint tel langage : Puis que vous voyez, mon pere, que Celadon se porte si bien, que voulez-vous qu’il fasse icy plus longuement ? Je ne vous ay point caché ce qui est de la volonté de Galathée : jugez que mal il en peut advenir. J’ay voulu desabuser la nymphe de ce que cet imposteur de Climante luy a persuadé, mais elle est tant acquise à Celadon que tout ce qui l’en veut retirer luy est ennemy declaré, de sorte que pour le plus seur il me semble qu’il seroit à propos de faire sortir ce berger de ceans, ce qui ne se peut sans vous, car la nymphe a l’oeil sur moy de telle façon, que je ne puis tourner un pied qu’elle n’y prenne garde et qu’elle ne me soupçonne.

Adamas demeura un peu estonné d’ouyr sa niece parler ainsi, et eut opinion qu’elle eust peur qu’il se fust apperceu de la bonne volonté qu’elle portoit au berger, et qu’elle voulust le prevenir. Toutesfois jugeant que pour coupper les racines de ses amours, le meilleur moyen estoit de s’en esloigner Celadon, il dit à sa niece, pour mieux couvrir son artifice, qu’il desiroit ce qu’elle disoit sur toute chose, mais qu’il n’en sçavoit trouver le moyen. – Le moyen, dit-elle, est le plus aisé du monde : ayez seulement un habit de nymphe, et l’en faites vestir. Il est jeune et n’a encor point de barbe ; par ceste ruze, il pourra sortir sans estre cogneu, et sans qu’on sçache qui luy a aidé, et ainsi Galathée ne sçaura à qui s’en prendre.

Adamas trouva ceste invention bonne, et pour l’executer plustost, resolut à l’heure mesme, que la nuict estant passée, il iroit querir un habit, sous pretexte de chercher ses remedes pour guerir du tout le berger, faisant entendre à Galathée, qu’encor que le berger fust hors de fievre, il n’estoit pas hors des dangers de la recheute et qu’il y falloit pourvoir avec prudence. Et communiqua ce dessein à Silvie qui l’approuva fort, pourvu qu’il ne tardast pas beaucoup à revenir.

A peine Celadon estoit bien esveillé, que Galathée et Leonide entrerent dans la chambre sous pretexte d’apprendre comment il se portoit, et en mesme temos Adamas qui cogneut bien, voyant une si grande vigilance de ces nymphes, que tout retardement estoit dangereux. Apres avoir demandé à Celadon quelques choses ordinaires de son mal, il s’approcha de luy, et se tournant vers la nymphe, lui dit qu’elle luy permist de s’enquerir de quelques particularitez qu’il n’oseroit luy demander devant elle. Galathée qui croyoit que ce fust de sa maladie, se recula, et donna lieu à Adamas de faire entendre son dessein au berger, luy promettant de revenir dans deux ou trois jours au plus tard. Celadon l’en conjura par toutes les plus fortes prieres qu’il peut, cognoissant bien que sans luy ceste prison dureroit encores longuement. Apres l’en avoir asseuré il tire à part Galathée, et luy dit que le berger pour ceste heure se portoit bien, mais comme il luy avoit desja dit, il estoit à craindre qu’il ne retombast et qu’il estoit necessaire de prevenir le mal, qu’à ceste cause il vouloit aller querir ce qui luy estoit necessaire, et qu’il reviendroit aussi tost qu’il l’auroit recouvré. La nymphe fut tres aise de cecy, car d’un costé elle desiroit la guerison entiere du berger, et de l’autre la presence du druide commençoit de l’importuner, prevoyant qu’elle ne pourroit vivre si librement avec son aimé Celadon qu’auparavant. Il cogneut bien quel estoit son dessein, toutesfois il n’en fit point de semblant.

Et incontinent apres le disner il se mit en chemin, laissant les trois nymphes bien en peine, car chacune avoit un dessein different, et toutes trois voulans en venir à bout, il estoit necessaire qu’elles se trompassent bien finement. Cela estoit cause que le plus souvent elles estoient toutes trois autour de son lict, mais Silvie plus que toutes les autres, afin d’empescher qu’elles ne luy peussent parler en particulier.

Si ne peut-elle faire si bon guet, que Leonide ne prist le temps luy dire la resolution qu’elle avoit prise avec son oncle, et puis elle continua : Mais dites la verité, Celadon, vous estes encor si mescognoissant que, quand vous aurez receu ce bon office de moy, vous ne vous en ressouviendrez non plus que vous voyez à ceste heure l’amitié que je vous porte. Pour le moins ayez memoire des outrages que Galathée me fait à vostre occasion, et si l’amour qui en toute autre merite un autre amour, ne peut, naissant en moy, produire le vostre, que j’aye ce contentement d’ouyr une fois de vostre bouche, que l’affection d’une nymphe telle que je suis, ne vous est point desagreable.

Celadon, qui avoit desja bien recogneu ceste naissante amitié, eut desiré de la faire mourir au berceau, mais craignant que le despit qu’elle en concevroit, ne luy fist produire des effects contraires à la resolution qu’elle avoit prise avec son oncle, il fit dessein de luy donner quelques paroles pour ne pas la perdre entierement, et ainsi il luy respondit : Belle Leonide, quelle opinion auriez-vous de moy, si oubliant Astrée que j’aye si longuement servie, je commençois une nouvelle amitié ? Je vous parle librement, car je sçay autant de vos affaires, que vous-mesme. – Donc, belle nymphe, repliqua le berger, si vous le sçavez, comment voulez-vous que je puisse forcer cest amour qui a tant de force en mon ame, que ma vie et ma volonté en dépendent ? Mais puis que vous sçavez que je suis, lisez en mes actions passées et voyez que c’est qui me reste pour vous satisfaire, et dites moy ce que vous voulez que je fasse.

Leonide, à ce discours, ne peut cacher ses larmes. Toutesfois, comme sage qu’elle estoit, apres avoir consideré combien elle contrevenoit à son devoir de vivre de cette sorte, et combien elle travailloit vainement, elle resolut d’estre maistresse de ses volontez. Mais d’autant que c’estoit une œuvre si difficile qu’elle n’y pouvoit parvenir tout à coup, il falut que le temps luy servist à preparer ses humeurs, pour estre plus capables à recevoir les conseils de la prudence. Et en ceste resolution, elle luy parla de ceste sorte : Berger, je ne puis à ceste heure prendre le conseil qui m’est necessaire, il faut que pour avoir assez de force, j’aye du loisir à r’amasser les puissances de mon ame, mais qu’il vous souvienne de l’offre que vous m’avez faite, car je pretends de m’en prevaloir.

Leurs discours eust continué d’avantage si Silvie ne l’eust interrompu, qui survenant et s’adressant à Leonide : Vous ne sçavez pas, dit-elle, ma sœur, que Fleurial est arrivé et a tellement surpris la garde de la porte qu’il a plustost esté pres de Galathée que nous ne l’avons sceu. Il luy a donné des lettres et je ne scay d’où elles viennent, mais il faut que ce soit de bon lieu, car elle a changé de couleur deux ou trois fois. Leonide incontinent se douta que c’estoit Lindamor, qui fut cause qu’elle laissa le berger avec Silvie, et alla vers Galthée se sçavoir asseurément.

Silvie alors, se voyant seule avec luy, commença de l’entretenir avec tant de courtoisie que s’il y eust eu en ce lieu là quelque chose propre à luy donner de l’amour, c’eust esté elle sans doute. Et voyez comme Amour se plaist à contrarier nos desseins ! Les autres deux nymphes par tous artifices recherchent le luy en donner, et ne peuvent ; et celle-cy, qui ne s’en soucie point, attaint plus pres du but que les autres. Par là on peut cognoistre combien [l’Amour est libre, puis que mesme il ne veut estre obligé de sa naissance à autre qu’à ce qui luy plaist.

Cependant que Celadon estoit sur ceste mesme pensée, Silvie qui n’alloit recherchant que les occasions de le mettre en discours, parce qu’elle se plaisoit bien fort en sa conversation, et à l’ouyr parler, luy dit : Vous ne sçauriez croire, berger, combien ceste rencontre de vous avoir cogneu me rapporte de plasir, et je vous jure que d’ores en là, si Galathée m’en croit, tant que son frere sera hors de ceste contrée, nous aurons plus souvent vostre compagnie que nous n’avons pas eu par le passé. Car, à ce que je voy par vous, je pense qu’il y a du plaisir en vos hameaux, et parmy vos honnestes libertez, puis que vous estes exempts de l’ambition, et par consequent des envies, et que vous vivez sans artifice, et sans mesdisance, qui sont les quatre pestes de la vie que nous faisons. – Sage nymphe, respondit le berger, tout ce que vous dites est plus veritable, si nous estions hors du pouvoir de l’amour. – Mais il faut que vous sachiez que les mesmes effets que l’ambition produit aux cours, l’amour les fait naistre en nos villages ; car les ennuis d’un rival ne sont guieres moindres que ceux d’un courtisan, et les artifices des amants et des bergers ne cedent rien aux autres. Et cela est cause que les medisans se retiennent entre nous la mesme authorité d’expliquer comme bon leur semble nos actions, aussi bien qu’entre vous. Il est vray que nous avons un advantage, qu’au lieu de deux ennemis que vous avez qui est l’amour et l’ambition, nous n’en avons qu’un. Et de là vient qu’il y a quelques particuliers entre nous qui se peuvent dire heureux, et nul, comme je croy, entre les courtisans ; car ceux qui n’aiment point, n’evitent pas les allechements de l’ambition, et qui n’est point ambitieux n’aura pas pour cela l’arme gelée pour resister aux flammes de tant de beaux yeux, là où nul n’ayant qu’un ennemy, nous pouvons plus aisément luy resister, comme Silvandre a fait jusques icy, berger à la verité remply de beaucoup de perfections, mais plus heureux encore le peut-on dire sans l’offenser, que sage. Car quoy que cela puisse en quelque sorte proceder de sa prudence, si est-ce que je tiens que c’est un grand heur de n’avoir jusques icy rencontré beauté qui attire, il n’a jamais eu familiarité avec aucune bergere, qui est cause qu’il se conserve en sa liberté, parce que je croy, quant à moy, si l’on n’aime point ailleurs, qu’il est impossible de pratiquer longuement une beauté bien aimable sans l’aymer.

Silvie luy respondit : Je suis si peu sçavante en ceste science, qu’il faut que je m’en remette à ce que vous en dites. Si crois-je toutesfois, qu’il faut que ce soit autre chose que la beauté qui fasse aimer, autrement une dame qui seroit aimée d’un homme, le devroit estre de tous. – Il y a, respondit le berger, plusieurs responses à ceste opposition. Car toutes beautez ne sont pas veues d’un mesme œil, d’autant que tout ainsi qu’entre les couleurs il y en a qui plaisent à quelques uns et qui déplaisent à d’autres, de mesme faut-il dire des beautez, car tous les yeux ne jugent pas semblables, outre qu’aussi ces belles ne voyent pas chacun d’un mesme œil, et tel leur plaira, à ce qui elles tascheront de plaire, et tel au rebours, à qui elles essayeront de se rendre desagreables. Mais, outre toutes ces raisons, il me semble que celle de Silvandre encores est tres bonne : quand on luy demande pourquoy il n’est point amoureux, il respond qu’il n’a pas encor trouvé son aymant, et que quand il le trouvera ; il sçait bien qu’infailliblement il faudra qu’il aime comme les autres.

Et respondit Silvie : Qu’entend-il par cest aymant ? – Je ne sçay, repliqua le berger, si je le vous sçauray bein dedure, car il a fort estudié, et entre nous, nous le tenons pour homme tres-entendu. Il dit que quand le grand Dieu forma toutes nos ames, il les toucha chacune avec une piece d’aymant, et qu’apres il mit toutes ces pieces dans un lieu à part, et que de mesmes celles des femmes, apres les avoir touchées, il les serra en un autre magazine separé. Que depuis quand il envoye les ames dans les corps, il meine celles des femmes où sont les pierres d’aymant qui ont touché celles des hommes, et celles des hommes à celles des femmes, et leur en fait prendre une à chacune. S’il y a des ames larronnesses, elles en prennent plusieurs pieces qu’elles cachent. Il advient de là qu’aussi tost l’ame est dans le corps et qu’elle rencontre celle qui a son aymant, il luy est impossible qu’elle ne l’aime et d’icy procedent tous les effects de l’amour ; car quant à celles qui sont aimées de plusieurs, c’est qu’elles ont esté larronnesses et ont pris plusieurs pieces. Quant à celle qui aime quelqu’un qui ne l’aime point, c’est que celuy-là a son aymant, et non pas elle le sien.

On luy fit plusieurs oppositions, quand il disoit ces choses, mais il respondit fort bien à toutes. Entre autres je luy dis : Mais que veut dire que quelquefois un berger aymera plusieurs bergeres ?– C’est, dit-il que la piece d’aymant qui le toucha, estant entre les autres, lors que Dieu les mesla, se cassa, et estant en diverses pieces, toutes celles qui en ont, attirent ceste ame. Mais aussi prenez garde que ces personnes qui sont esprises de diverses amours n’aiment pas beaucoup : c’est d’autant que ces petites pièces separées n’ont pas tant de force qu’estans unies.

De plus, il disoit que d’icy venoit que nous voyons bien souvent des personnes en aimer d’autres qui à nos yeux n’ont rien d’aimable, que d’icy procedoient aussi ces estranges amours, qui quelquefois faisoient qu’un Gaulois nourry entre toutes les plus belles dames, viendra à aimer une barbare estrangere. Il y eut Diane qui luy demanda ce qu’il diroit de ce Tymon Athenien qui n’aima jamais personne, et que jamais personne n’aima. L’aymant, dit-il, de celuy-là, ou estoit encor dans le magazin du grand Dieu, quand il vint au monde, ou bien celuy qui l’avoit pris mourut au berceau, ou avant que ce Tymon fust nay, ou en aage de cognoissance. De sorte que depuis, quand nous voyons quelqu’un qui n’est point aimé, nous disons que son aymant a esté oublié. – Et que disoit-il, dit Silvie, sur ce que personne n’avoit aimé Tymon ? - Que quelque fois, respondit Celadon, le grand die contoit les pierres qui luy restoient, et trouvant le nombre failly, à cause de celles que quelques ames larronnesses avoient prises de plus, comme je vous ay dit, afin de remettre les pieces en leur nombre esgal, les ames qui alors se rencontroient pour entrer au corps, n’en emportoient point, que de là venoit que nous voyons quelquefois des bergeres assez accomplies, qui sont si défavorisées, que personne ne les aime.

Mais le gracieux Corilas luy fit une demande selon ce qui le touchoit pour lors : Que veut dire qu’ayant aimé longuement une personne, on vient à la quicter et à en aimer un e autre ? – Silvandre respondit à cela que la piece d’aymant de celuy qui venoit à se changer, avoit esté rompue, et que celle qu’il avoit aimée la premiere en devoit avoir une piece plus grande que l’autre, pour laquelle il la laissoit, et que tout ainsi que nous voyons un fer entre deux calamites, se laisser tirer à celle qui a plus de force, de mesme l’ame se laisse emporter à la plus forte partie de son aymant. – Vrayement, dit Silvie, ce berger doit estre gentil d’avoir de si belles conceptions ; mais dites-moy, je vous supplie, qui est-il ? – Il seroit bien mal-aisé que je le vous disse, respondit Celadon, car luy mesme ne le sçait pas. Toutesfois nous le tenons pour estre de bon lieu, selon le jugement que l’on peut faire de ses bonnes qualitez. Car il faut que vous sçachiez qu’il y a quelques années qu’il vint habiter en nostre village, avec fort peu de moyens, et sans cognoissance, sinon qu’il disoit venir du lac de Leman où il avoit esté nourri petit enfant. Si est-ce que depuis qu’il a esté cogneu, chacun luy a aidé, outre qu’ayant la cognoissance des herbes, et du naturel des animaux, le bestail augmente de sorte entre ses mains, qu’il n’y a celuy qui ne desire de luy en remettre, dont il rend à chacun si bon conte, qu’outre le proffit qu’il y fait, il n’y a celuy qui ne l’aye tousjours gratifié de quelque chose ; de façon qu’à ceste heure il est à son aise et se peut dire riche. Car, ô belle nymphe, il ne nous faut pas beaucoup pour nous rendre tels, d’autant que la nature estant contente de peu de chose, nous qui ne recherchons que de vivre selon elle, sommes aussi tost riches que contents, et nostre contentement estant facile à obtenir, nostre richesse incontinent est acquise.

– Vous estes, dit Silvie, plus heureux que nous. Mais vous m’avez parlé de Diane, je ne la cognois que de veue : dites moy, je vous supplie, qui est sa mere ? – C’est Bellinde, respondit-il, femme du sage Celion, qui mourut assez jeune. – Et Diane, dit Silvie, qui est-elle est quelle est son humeur ? C’est, luy respondit Celadon, une des plus belles bergeres de Lignon, et si je n’estois partial pour Astrée, je dirois que c’est la plus belle ; car, en verité, ce qui se se void à l’œil, elle a tant de beautez en l’esprit qu’il n’a rien à redire ny à desirer. Plusieurs fois nous avons esté trois ou quatre bergers ensemble à la considerer , sans sçavoir quelle perfection luy souhaitter qu’elle n’eust. Car encor qu’elle n’aime rien d’amour, si aime-t’elle toute vertu d’une si sincere volonté, qu’elle oblige plus de cette sorte que les autres par leurs violentes affections. – Et comment, dit Silvie, n’est elle point servie de plusieurs ? – La tromperie, respondit Celadon, que le pere de Filidas luy a faicte, a empesché que cela n’a point esté encore, et à la verité ce fust bien la plus insigne dont j’aye jamais ouy parler. – Si ce ne vous estoit de la peine, adjousta Silvie, je serois bien aise de l’entendre de vous, et aussi de sçavoir ce Celion et ceste Bellinde. – Je crains, respondit le berger, que le discours n’en soit si long qu’il vous ennuye. – Au contraire, dit la nymphe, nous ne sçaurions mieux employer le temps, cependant que Galathée lira les lettres qu’elle vient de recevoir. – Pour satisfaire donc à vostre commandement, adjousta-t’il, je le feray le plus briefvement qu’il me sera possible.

Et lors il continua de ceste sorte.

Histoire de Celion et Bellinde[modifier]

Il est tout certain, belle nymphe, que la vertu despouillé de tout autre agencement, ne laisse pas d’estre d’elle-mesme agreable, ayant des aymants tant attirans, qu’aussi tost qu’une ame en est touchée, il faut qu’elle l’aime et la suive. Mais quand ceste vertu se rencontre en un corps qui est beau, elle n’est pas seulement agreable, mais admirable, d’autant que les yeux et l’esprit demeurent ravis en la contemplation et en la vision du beau. Ce qui se cognoistra clairement par le discours que je pretens vous faire de Bellinde.

Sçachez donc qu’assez pres d’icy, le long de la riviere de Lignon, il y eut un tres-honneste pasteur nommé Philemon, qui apres avoir demeuré long temps marié eut une fille qu’il nomma Bellinde, et qui, venant à croistre, fit autant paroistre de beauté en l’esprit que l’on luy en voyoit au corps.

Assez pres de sa maison logeoit un autre berger nommé Leon, avec qui le voisinage l’avoit lié d’un tres estroit lien d’amitié, et la fortune ne voulant pas en cela advantager l’un sur l’autre, luy donna aussi en mesme temps une fille, de qui la jeunesse promettoit beaucoup de sa future beauté : elle fut nommé Amaranthe. L’amitié des peres fit naistre par la frequentation celles des filles, car elles furent dés le berceau nourries ensemble, et depuis, quand l’aage le leur permit, elles conduisoient de mesme leurs troupeaux, et le soir les ramenoient de compagnie en leurs loges. Mais parce que comme le corps alloit augmentant, leur beauté aussi croissoit presque à veue d’œil, il y eut plusieurs bergers qui rechercherent leur amité, dont les services et l’affection ne peurent obtenir d’elle rien de plus avantageux que d’estre receus avec courtoisie.

Il advint que Celion, jeune berger de ces quartiers, ayant esgaré une brebis, la vint retrouver dans le trouppeau de Bellinde où elle s’estoit retirée. Elle la luy rendit avec tant de courtoisie, que le recouvrement de sa brebis fut le commencement de sa propre perte, et dés lors il commença de sentir de quelle force deux beaux yeux sçavent offenser, car auparavant il en estoit si ignorant que la pensée seulement ne luy en estoit point encor entrée en l’ame. Mais quelque ignorance qui fust en luy, si se conduisit-il de sorte qu’il fit par ses recherches recognoistre quel estoit son mal au seul medecin dont il pouvoit attendre la guerison. De sorte que Bellinde par ces actions le sceut presque aussi tost que luy-mesme, car luy pour le commencement n’eust sceu dire quel estoit son dessein, mais son affection qui croissoit avec l’aage vint à une telle grandeur qu’il en ressentit l’incommodité à bon escient, et dés lors, la recognoissant, il fut contraint de changer ses passetemps d’enfance en une fort curieuse recherche.

Et Bellinde d’autre costé, encores qu’elles fust servie de plusieurs, recevoit son affection mieux que tout autre, mais toutesfois non point autrement que s’il eust esté son frere, ce qu’elle luy fit bien paroistre un jour qu’il croyoit avoir trouvé la commodité de luy declarer sa volonté. Elle gardoit son troupeau le long de la riviere de Lignon, et contemploit sa beauté dans l’onde. Sur quoy le berger prenant occasion, luy dit en luy mettant d’une façon toute amoureuse la main devant les yeux : Prenez garde à vous, belle bergere, retirez les yeux de ceste onde ; ne craignez-vous point le danger que d’autres ont couru en une semblable action ? – Et pourquoy me dites-vous cela ? respondit Bellinde qui ne l’entendoit point encore. – Ah ! dit alors le berger, belle et dissimulée bergere, vous representez dans ceste riviere bien-heureuse plus de beauté que Narcisse dans la fontaine.

A ces mots, Bellinde rougit, et ce ne fit qu’augmenter sa beauté d’avantage, toutesfois elle respondit : Et depuis quand, Celion, est-ce que vous m’en voulez ? Sans mentir, il est bon de vous. – Pour vous vouloir du bien, dit le berger, il y a long temps que je vous en veux et vous devez croire que ceste volonté ne sera limitée d’autre terme que celuy de ma vie.

Alors la bergere, baissant la teste de son costé, luy dit : Je ne fay point de doute de vostre amitié, la recevant de la mesme volonté que je vous offre la mienne. A quoy Celion incontinent respondit : Que je baise ceste belle main pour remerciement d’un si grand bien et pour arrhes de la fidele servitude que Celion vous veut rendre le reste de sa vie. Bellinde recogneut, tant à l’ardeur dont il proferoit ces paroles, qu’aux baisers qu’il imprimoit sur sa main, qu’il se figuroit son amité d’autre qualité qu’elle ne l’entendoit pas. Et parce qu’elle ne vouloit pas qu’il vesquist en ceste erreur : Celion, luy dit-elle, vous estes fort esloigné de ce que vous pensez ; vous ne pouvez mieux me bannir de vostre compagnie que par ce moyen. Si vous desirez que je continue l’amitié que je vous ay promise, continuez aussi la vostre avec la mesme honnesteté que vostre vertu me promet ; autrement, dés icy, je romps toute familiarité avec vous, et vous proteste de ne nous aymer jamais. Je pourrois, comme c’est la coustume de celles qui sont aymées, vous rabrouer, mais j’en use point ainsi, parce que franchement je veux que vous sachiez que si vous vivez autrement que vous devez, vous ne devez jamais avoir esperance en mon amitié.

Elle adjousta encor quelques autres paroles, qui estonnerent de sorte Celion qu’il ne sceut que luy respondre ; seulement il se jetta à genoux, et sans autre discours avec ceste soumission, luy demanda pardon, et puis luy protesta que son amitié procedoit d’elle, et qu’elle la pouvoit regler comme ce qu’elle faisoit naistre. Si vous en usez ainsi, reprit alors Bellinde, vous m’obligerez à vous aymer ; autrement, vous me contraindrez au contraire. – Belle bergere, luy repliqua-t’il, mon affection est née, et telle qu’elle est, il faut qu’elle vive, car elle ne peut mourir qu’avec moy, si bien que je ne puis remedier à cela qu’avec le temps. Mais de vous promettre que je m’estudieray à la rendre telle que vous me commanderez, je le vous jure, et cependant je veux bien n’estre jamais honnoré de vos bonnes graces si en toute ma vie vous cognoissez action qui pour la qualité de mon affection vous puisse desplaire. En fin la bergere consentit à estre aymée, à condition qu’elle ne recogneust rien en luy qui peust offenser son honnesteté.

Ainsi ces amants commencerent une amitié qui continua fort longuement, avec tant de satisfaction pour l’un et pour l’autre, qu’ils avoient de quoy se louer en cela de leur fortune. Quelquefois si le jeune berger estoit empesché, il envoyoit son frere Diamis vers elle, qui sous couverture de quelques fruits luy donnoit des lettres de son frere. Elle bien souvent luy faisoit reponse avec tant de bonne volonté qu’il avoit dequoy se contenter, et ceste affection fut conduite avec tant de prudence que peu de personnes s’en apperceurent.

Amaranthe mesme, quoy qu’elle fust d’ordinaire avec eux, l’eust tousjours ignoré, n’eust esté que par hazard elle trouva une lettre que sa compagne avoit perdue. Et voyez, je vous supplie, quel fut son effect et combien c’est chose dangereuse d’approcher ces feux d’une jeune ame. Jusques à ce temps ceste bergere n’avoit jamais eu non seulement le moindre ressentiment d’amour, mais non pas mesme aucune pensée de vouloir estre aymée. Et aussi tost qu’elle vit ceste lettre, ou fust qu’elle portast quelque envie à sa compagne qu’elle n’estimoit pas plus belle, et toutesfois elle voyoit recherchée de cet honneste berger, ou bien qu’elle fust en l’aage, qui est si propre à brusler, qu’on ne sçauroit si tost en approcher le feu qu’il ne s’esprenne, ou bien que ceste lettre avoit des ardeurs si vives qu’il n’y avoit glace qui luy peust resister. Tant y a qu’elle prit un certain desir non pas d’aymer, car amour ne la vouloit peut-estre attaquer à l’abord à toute outrance, mais bien d’estre aymée et servie de quelque berger qui eust du merite. Et en ce poinct elle releut la lettre plusieurs fois qui estoit telle.

Lettre de Celion à Bellinde[modifier]

Belle bergere, si vos yeux estoient aussi pleins de verité, qu’ils sont de cause d’amour, la douceur que d’abord ils pormettent, me les feroit adorer avec autant de contentemens, qu’elle a produit en moy de vaine esperance. Mais tant s’en faut qu’ils soient prests de satisfaire à leurs trompeuses promesses, que mesme ils ne les veulent advouer, et sont si eloignez de guerir ma blessure qu’ils ne s’en veulent pas seulement dire les autheurs. Si est-ce que mal-aisément la pourront-ils nier, ils considerent quelle elle est, n’y ayant pas apparence qu’autre beauté que la leur en puisse faire de si grandes. Et toutesfois, comme si vous aviez dessein d’égaler vostre cruauté à vostre beauté, vous ordonnez que l’affection que vous avez faict naistre, meure cruellement en moy. Dieux ! fust-il jamais une plus impitoyable mere ? Mais moy qui ay plus cher ce qui vient de vous que ma propre vie, ne pouvant souffrir une si grande injustice, je suis resolu de porter ceste affection avec moy dans le cercueil, esperant que le Ciel, esmeu en fin par ma patience, vous obligera à m’estre quelquefois aussi pitoyable que vous m’estes chere maintenant, et cruelle.

Amaranthe releut plusieurs fois cette lettre, et sans y prendre garde, alloit beuvant la douce poison d’amour, non autrement qu’une personne lasse se laisse peu à peu emporter au sommeil. Si son penser luy remet devant les yeux le visage du berger, ô qu’elle le trouve plein de beauté ! si sa façon, qu’elle luy semble agreable ! si son esprit, qu’elle le juge admirable ! Et bref, elle le voit si parfait, qu’elle croit sa compagne trop heureuse d’estre aimée de luy. Apres, reprenant la lettre, elle la relisoit, mais non pas sans s’arrester beaucoup sur les sujets qui luy touchoient le plus au cœur ; et quand elle venoit sur la fin, et qu’elle voyoit ce reproche de cruelle, elle en flattoit ses desirs, qui naissants appelloient quelques foibles esperances comme leurs nourrives, avec opinion que Bellinde ne l’amoit pas encores, et qu’ainsi elle le pourroit plus aisément gagner. Mais la pauvrette ne prenoit pas garde que celle-cy estoit la premiere lettre qu’il luy avoit escrite et que depuis beaucoup de choses se pouvoient estre changées. L’amitié qu’elle portoit à Bellinde, quelquefois l’en retiroit, mais incontinent l’amour surmontoit l’amitié ; en fin fut qu’elle escrivit une telle lettre à Celion.

Lettre d’Amaranthe à Celion[modifier]

Vos perfecions doivent excuser mon erreur, et vostre courtoisie recevoir l’amitié que je vous offre. Je me voudrois mal, si j’amois quelque chose moindre que vous, mais pour vostre merite, je fais ma gloire, d’où ma honte procederoit pour un autre. Si vous refusez ce que je vous presente, ce sera faute d’esprit ou de courage, lequel que ce soit des deux, vous est aussi peu honorable qu’à moy d’estre refusée.

Elle donna la lettre elle-mesme à Celion, qui ne pouvant imaginer ce qu’elle vouloit, aussi tost qu’il fut en lieu retiré, la leut, mais non point avec plus d’estonnement que de mespris. Et n’eust esté qu’il la sçavoit infiniment amie de sa maistresse, il n’eust pas mesme daigné luy faire response, toutesfois craignant qu’elle ne luy peust nuire, il luy envoya ceste response par son frere.

Response de Celion à Amaranthe[modifier]

Je ne sçay qu’il y a en moy, qui vous puisse esmouvoir à m’aimer, toutesfois je m’estime autant heureux qu’une telle bergere me daigne regarder, que je suis infortuné de ne pouvoir recevoir une telle fortune. Que pleust à ma destinée que je me peusse aussi bien donner à vous comme je n’en ay la puissance ! Belle Amaranthe, je me croirois le plus heureux qui vive, de vivre en vostre service, mais n’estant plus en ma disposition, vous n’accuserez, s’il vous plaist, mon esprit,ny mon courage de ce à quoy la necessité me contraint. Ce me sera tousjours beaucoup de contentement d’estre en vos bonnes graces, mais à vous encor plus de regret de remarquer à tous momens l’impuissance de mon affection. Si bien que je suis forcé de vous supplier par vostre vertu mesme de diminuer ceste trop ardante passion en une amitié moderée, que je recevray de tout mon coeur, car telle chose ne m’est impossible, et ce qui ne l’est pas ne me peut estre trop difficile pour vostre service.

Ceste response l’eust bien peu divertir, si l’amour n’estoit du naturel de la poudre, qui fait plus d’effet lorsqu’elle est la plus serrée ; car, contre ces difficultez premieres, elle opposoit quelque sorte de raison, que Celion ne devoit si tost laisser Bellinde, que ce seroit estre trop volage, si à la premiere semonce il s’en despartoit. Mais le temps luy apprit à ses despens qu’elle se trompoit, car depuis ce jour le berger la desdaigna de sorte qu’il la fuyoit, et bien souvent amoit mieux s’esloigner de Bellinde que d’estre contraint de la voir.

Ce fut lors qu’elle se reprit de s’estre si facilement embarquée sur une mer si dangereuse et tant remarquée par les ordinaires naufrages de ceux qui s’y hazardent ; et ne pouvant supporter ce desplaisir, devint si triste qu’elle fuyoit ses compagnes et les lieux où elle se souloit plaire, et en fin tomba malade à bin escient. Sa chere Bellinda l’alla voir incontinent, et sans y penser, pria le berger de l’y accompagner ; mais, d’autant que le veue d’un bien qu’on ne peut avoir, ne fait qu’augmenter le desir, ceste visite ne fit que rengreger le mal d’Amaranthe. Le soir estant venu, toutes les bergeres se retirerent, et ne resta que Bellinde avec elle, si ennuyée du mal de sa compagne (car elle ne sçavoit quel il estoit) qu’elle n’avoit point de repos. Et lors qu’elle le luy demandoit, pour toute response elle n’avoit que des souspirs. Dont Bellinde au commencement estonnée, en fin offensée contre elle, luy dit : Je n’eusse jamais pensé qu’Amaranthe eust si peu aimé Bellinde qu’elle luy eust peu celer quelque chose, mais à ce que je voy, j’ay bien esté deceue, et au lieu qu’autrefois je disois que j’avois une amie, je puis dire à ceste heure que j’ay aymé une dissimulée.

Amaranthe à qui la honte sans plus avoit clos la bouche jusques là, se voyant seule avec elle et pressée avec tant d’affection, se resolut d’esprouver les derniers remedes qu’elle pensoit estre propres à son mal. Chassant donc la honte le plus loing d’elle qu’elle peut, elle ouvrit deux ou trois fois la bouche pour luy declarer toutes choses ; mais la parole luy mouroit de sorte entre les levres, que ce fut tout ce qu’elle peut faire que de proferer ces mots interrompus, se mettant encore la main sur les yeux pour n’oser voir celle à qui elle parloit : Ma chere compagne, luy dit-elle, car elles se nommoient aisni, nostre amitié ne permet que je vous cele quelque chose, sçachant bien que quoy que qui vous soit declaré, qui m’importe, sera toujours aussi soigneusement tenu secret par vous que par moy-mesme. Excusez donc, je vous supplie, l’extreme erreur, dont pour satisfaire à nostre amitié, je suis contrainte de vous faire ouverture. Vous me demandez quelle est ma douleur, et d’où elle procede : sçachez que c’est amour qui naist des perfections d’un berger. Mais, helas ! à ce mot, vaincue de honte et de desplaisir, tournant la teste de l’autre costé, elle se teut avec un torrent de larmes.

L’estonnement de Bellinde ne se peut representer, toutesfois pour luy donner courage de parachever, elle luy dit : Je n’eusse jamais creu qu’une passion si commune à chacun, vous eust tant donné d’ennuy. Que l’on aime, c’est chose ordinaire, mais que ce soient les perfections d’un berger, cela n’advient qu’aux personnes de jugement. Dites moy donc qui est ce bienheureux.

Alors Amaranthe reprenant la parole, avec un souspir luy partant du profond cœur, luy dit : Mais helas ! ce beger aime ailleurs. – Et qui est-il ? dit Bellinde. – C’est, respondit-elle, puis que vous le voulez sçavoir, vostre Celion. Je dis vostre, ma campagne, parce que je sçay qu’il vous aime et que ceste seule amitié luy fait desdaigner la mienne. Excusez ma folie, et sans faire semblant de la cognoistre, laissez moy seule plaindre et souffrir mon mal.

La sage Bellinde eut tant de honte, oyant ce discours, de l’erreur de sa compagne, que combien qu’elle aymast Celion autant que quelque chose peut estre aymée, elle resolut toutesfois de rendre à ceste occasion une preuve non commune de ce qu’elle estoit. Et pour ce, se tournant vers elle, elle luy dit : A la verité, Amaranthe, je souffre une peine qui ne peut se dire de vous voir si transportée en ceste affection, car il semble que nostre sexe ne permette pas une si entiere authorité à l’amour. Toutesfois puis que vous en estes en ces termes, je loue Dieu que vous vous soyez adressée en lieu où je puisse vous rendre tesmoignage de ce que je vous suis. J’ayme Celion, je ne le veux nier, autant que s’il estoit mon frere, mais je vous aime aussi comme ma sœur, et veux (car je sçay qu’il m’obeyra) qu’il vous ayme plus que moy. Reposez-vous en sur moy et resjouissez-vous seulement, veu que vous cognoistrez, lors que vous serez guerie, quelle est Bellinde envers vous.

Apres quelques autres semblables discours, la nuict contraignit Bellinde de se retirer, laissant Amaranthe avec tant de contentement qu’oubliant sa tristesse, en peu de jours elle recouvra sa premiere beauté.

Cependant Bellinde n’estoit pas sans peine, qui recherchant le moyen de faire sçavoir son dessein à Celion, trouva en fin la commodité telle qu’elle desiroit. De fortune elle le rencontra qui se jouoit avec son belier dans ce grand pré où la plupart des bergers d’ordinaire paissent leurs troupeaux. Cet animal estoit le conducteur du trouppeau et si bien dressé qu’il sembloit qu’il entendist son maistre quand il parloit à luy. A quoy la bergere prit tant de plasir qu’elle s’y arresta longuement. En fin elle voulut essayer s’il la recognoistroit comme luy, mais il estoit encore plus prompt à tout ce qu’elle vouloit, sur quoy s’esloignant un peu de la trouppe, elle dit à Celion : Que vous semble, mon frere, de l’accointance de vostre beslier et de moy ? il est de plus plaisans que je veis jamais. – Tel qu’il est, belle bergere, dit-il, si vous voulez me faire cet honneur de le recevoir, il est à vous. Mais il ne faut pas s’estonner qu’il vous rende tant d’obeissance, car il sçait bien qu’autrement je le desavouerois pour mien, ayant appris par tant de chansons qu’il a ouyes de moy en paissant, que j’estois plus à vous qu’à moy. – C’est tres bien expliquer, dit la bergere, l’obeissance de vostre belier, que je ne veux recevoir pour vous estre mieux employé qu’à moy. Mais puis que vous me donnez une si entiere puissance sur vous, je la veux essayer, joignant encor au commandement une tres affectionnée priere. – Il n’y a rien, respondit le berger, que vous ne me puissiez commander.

Alors Bellinde croyant avoir trouvé la commodité qu’elle recherchoit, poursuivit ainsi son discours : Dés le jour que vous m’asseurastes de vostre amitié, je jugeay ceste mesme volonté en vous ; aussi m’obligea-t’elle à vous aimer ; et honorer plus que personne qui vive. Or quoy que je vous die, je ne veux pas que vous croyez que j’aye diminué ceste bonne volonté, car elle m’accompagnera au tombeau ; et toutesfois peut-estre le feriez-vous, si je ne vous en avois adverty, mais obligez-moy de croire que ma vie, et non mon amitié peut diminuer.

Ces paroles mirent Celion en grande peine, ne sçachant à quoy elles tendoient. En fin il respondit qu’il attendroit sa volonté avec beaucoup de joye et de crainte : de joye, pour ne pouvoir penser rien de plus avantageux pour luy que l’honneur de ses commandements, et de crainte, pour ne sçavoir de quoy elle le menaçoit ; que toutesfois la mort mesme ne luy sçauroit estre desagreable si elle luy venoit par son commandement.

Bellinde alors continua : Puis qu’outre ce que vous me dites à cette heure, vous m’avez tousjours rendu tant de tesmoignages de cette asseurance que vous me donnez, que je n’en puis avec raison douter aucunement, je ne feray point d’autre difficulté non pas de prier, mais de conjurer Celion par toute l’amitié dont il favorise sa Bellinde de luy obeir ceste fois. Je ne veux pas luy commander chose impossible, ny moins le distraire de l’affection qu’il me porte ; au contraire, je veux, s’il se peut, qu’il augmente tousjours d’avantage. Mais avant que passer plus outre, que je sçache vous supplie, si jamais vostre amitié a point esté d’autre qualité qu’elle est à ceste heure.

Alors Celion, monstrant un visage moins fasché que celuy qu’auparavant la doute le contraignoit d’avoir, respondit qu’il commençoit de bien esperer, ayant receu de telles asseurances ; que pour satisfaire à sa demande, il advoutoit qu’autrefois il l’avoit aimée avec les mesmes affections et passions, et avec les mesmes desseins que la jeunesse a de coustume de produire dans les cœurs les plus transportez d’amour, et qu’en cela il n’en exceptoit une seule ; que depuis, son commandement avoit tant eu de puissance sur luy qu’il avoit obtenu cela sur sa passion, que sa sincere amitié surmontoit de tant son amour qu’il ne croiroit point offenser une sœur de l’aimer avec ce dessein. – Sur ma foy, mon frere, repliqua la bergere, car pour tel vous veux-je tenir le reste de ma vie, vous m’obligez tant de vivre ainsi avec moy, que jamais nulle de vos actions n’acquit d’avantage sur mon ame que celle cy. Mais je ne puis vous voir en peine plus longuement : sçachez donc que ce que je veux de vous est seulement que, conservant inviolable ceste belle amitié que vous me portez à ceste heure, vous mettiez l’amour en une des belles bergeres de nostre Lignon. Vous direz que cet office est estrange pour Bellinde ; toutesfois, si vous considerez que celle dont je vous parle, vous veut pour mary, et que c’est apres vous la personne que j’ayme le plus, car c’est Amaranthe, je m’asseure que vous ne vous en estonnerez pas. Elle m’en a prié, et moy je le vous commande par tout le pouvoir que j’aye sur vous. Elle se hasta de luy faire ce commandement, craignant que si elle retardoit d’avantage, elle n’eust pas assez de pouvoir pour resister aux supplications qu’elle prevoyoit.

Quel croyez-vous, belle nymphe, que devint le pauvre Celion ? Il demeura pasle comme un mort, et tellement hors de soy qu’il ne peut de quelque temps proferer une seule parole. En fin, quand il peut parler, avec une voix telle que pouvoit avoir une personne au milieu du supplice, il s’escria : Ah ! cruelle Bellinde, aviez-vous conservé ma vie jusques icy pour me le ravir avec tant d’inhumanité ? Ce commandemant est trop cruel pour me laisser vivre et mon affection trop grande pour me laisser mourir sans desespoir. Helas ! permettez que je meure, mais que je meure fidele. Que s’il n’y a moyen de guerir Amaranthe que par ma mort, je me sacrifieray fort librement à sa santé ; l’eschange de ce commandement ne me sera moindre tesmoignage d’estre aimé de vous, que quoy que vous puissiez jamais faire pour moy.

Bellinde fut esmeue, mains non pas changée. Celion, luy dit-elle, laissons toutes ces vaines paroles, vous me donnerez peu d’occasion de croire de vous ce que vous m’en dites, si vous ne satisfaites à la premiere priere que je vous ay faite. – Cruelle, luy dit incontinent l’affligé Celion, si vous voulez que je change ceste amitié, que pouvoir avez-vous plus de me commander ? Que si vous ne voulez pas que je la change, comme est-il possible d’aimer la vertu, et le vice ? Et s’il n’est pas possible, pourquoy voulez-vous pour preuve de mon affection une chose qui ne peut estre ?

La pitié la cuida vaincre, et combien qu’elle receust beaucoup de peine de l’ennuy du berger, si luy estoit-ce un contentement qui ne se pouvoit esgaler de se cognoistre si parfaittement aimée de celuy qu’elle aimoit le plus. Et peut estre que cela eust peu obtenir quelque chose sur sa resolution, n’eust esté qu’elle vouloit oster toute opinion à Aramanthe qu’elle fust atteinte de son mal, encor qu’elle aimast ce berger et en fust beaucoup aimée. Elle contraignit donc la pitié qui desja avoit avec amené quelques larmes jusques à la paupere, de s’en retourner en son cœur sans donner cognoissance d’y estre venues, et à fin de ne retomber en ceste peine, elle s’en alla, et en partant, luy dit : Vous me tiendrez pour telle qu’il vous plaira, si suis-je resolue de ne vous voir jamais que vous n’ayez effectué ma priere et vostre promesse, et croyez que ceste resolution survivra vostre opiniastreté.

Si Celion se trouva hors de soy se voyant seul, esloigné de toute consolation, et resolution, celuy le pourra juger qui aura aymé. Tant y a qu’il demeura deux ou trois jours comme un homme perdu, qui couroit les bois, et fuyoit tous ceux qu’il avoit autrefois frequentez. Enfin un vieil pasteur infiniment amy de son pere, homme a la verité fort sage, et qui avoit tousjours fort aimé Celion, le voyant en cest estat, et se doutant qu’il n’y avoit point de passion assez forte pour causer de semblables effects que l’amour, le tournade tant de costez qu’il luy fit descouvrir sa peine, à laquelle il donna quelque soulagement par son bon conseil, car, en son jeune aage, il avoit passé bien souvent par semblables destroits. Et en fin, le voyant un peu remis, se mocqua de ce qu’il avoit eu tant de peine pour si peu de chose, luy remonstrant qu’en cela le remede estoit si aisé qu’il auroit honte qu’on sceust que Celion, estimé de chacun pour sage et pour personne de courage, eust eu si peu d’entendement que de ne sçavoir prendre resolution en un accident si peu difficile, qu’au pis aller, il ne falloit que faindre. Et puis il continuoit : Toutesfois il a esté tres-à propos qu’au commericemezt vous ayez faict ces difficultez, car elle croira que vostre affection est extreme et cela l’obligera à vous aimer d’avantage, mais puis que vous en avez fait tant de demonstration, il suffit que pour la contenter, vous faignez ce qu’elle vous a commande. Ce conseil fut en fin receu de Celion et executé comme il avoit esté proposé : il est vray qu’il escrivit auparavant cette lettre à Bellinde.

Lettre de Celion à Bellinde[modifier]

Si j’avais merité un traittment si rude que celuy que je reçois de vous, j’eslirois plustost la mort que de le souffrir ; mais puis que c’est pour votre contentement, je te reçois avec un peu plus de plaisir, que si en eschange vous m’ordonniez la mort. Toutesfois, puis que je me suis tout donné à vous, il est raisonnable que vous en puissiez absolument disposer. J’essayeray donc de vous obeir, mais ressouvenez vous qu’aussi longtemps que durera ceste contrainte, autant faudra-t’il rayer des jours de ma vie, car je ne nommeray jamais vie ce qui rapporte plus de douleur que la mort : abregez le donc, rigoureuse bergere, s’il y a encore en vous une seule estincelle, non pas d’amitié, mais de pitié seulement.

Il fut impossible à Bellinde de ne ressentir ces paroles, qu’elle recognoissoit proceder d’une entiere affection, mais si ne fust-il pas possible à ces paroles de la divertir de son dessein. Elle advertit Amaranthe que le berger l’aimeroit et que sa santé seule luy en retardoit la cognoissance. Cest advertissement precipita sa guerison, de sorte qu’elle rendit bien preuve que pour les maladies du corps, la guerison de l’ame n’est pas inutile. Quelle fut l’extreme contrainte de Celion et quelle la peine qu’il en supportoit ! Elle estoit telle qu’il en devint maigre et tellement changé qu’il n’estoit pas recognoissable.

Mais voyez quelle estoit la severité de ceste bergere ! Il ne luy suffit pas d’avoir traitté de ceste sorte Celion, car jugeant qu’Amaranthe avoit encor quelque soupçon de leur amitié, elle resolut de pousser ces affaires si avant, que l’un ny l’autre rie s’en peust desdire. Chacun voyoit l’apparente recherche que le berger faisoit d’Amaranthe, car il s’estoit ouvertement declaré et mesme le pere du berger, qui cognoissoit les louables vertus de Leon et combien sa famille avoit tousjours esté honorable, ne desappreuvoit point ceste recherche.

Un jour Bellinde, le voulant sonder, la luy proposa comme sa compagne, et luy qui le jugea à propos y entendit fort librement et ce mariage estoit des-ja bien fort advancé sans que Celion le sceut. Mais quand il s’en apperceut, il ne peut s’empescher, trouvant le moyen de parler à Bellinde, de luy faire tant de reproches, qu’elle en eut presque honte et le berger, voyant bien qu’il y falloit remedier d’autre sorte que de parole, courut soudain au meilleur remede qui fut, à son pere, auquel il fit telle response: Je seroy tresmarry de vous desobeyr jamais, et moins pour cet effet que pour tout autre. Je voy que vous trouvez bonne l’alliance d’Amaranthe, vous sçavez qu’il n’y a bergere que j’affectionne ; d’avantage toutesfois je l’aime fort pour maistresse, mais non pas pour femme, et vous supplie de ne me commander d’en dire la cause.

Le pere à ces propos soupçonna qu’il eust recogneu quelque mauvaise condition en la bergere, et loua en son ame la prudence de son fils qui avoit ce commandement sur ses affections. Ainsi ce coup fut rompu. Et d’autant que la chose estoit passée si avant que plusieurs l’avoient sceue, plusieurs aussi demandoient d’où ce refroidissement procedoit, le pere ne peut s’empescher d’en dire quelque chose à ses plus familiers et eux à d’autres, si bien qu’Amarante en eut le vent, qui au commencement s’affligea fort mais depuis repensant en elle mesme quelle folie estoit la sienne de se vouloir faire aimer par force, peu à peu s’en retira et la premiere occasion qu’elle vid de se marier, elle la receut. Ainsi ces honnestes amants furent allegez d’un faix si mal-aisé à supporter, mais ce ne fut que pour estre surchargez d’un autre beaucoup plus pesant.

Bellinde estoit des-ja en aage d’estre mariée et Philemon infiniment desireux de la loger, pour avoir sur ses vieux jours le contentement de se voir renaistre en ce qui viendroit d’elle. Il eust bien receu Celion, mais Bellinde qui fuyoit autant le mariage que la mort, avoit deffendu à ce berger d’en parler, bien luy avoit-elle promis que si elle se voyoit contrainte de se marier, elle l’en advertiroit, à fin qu’il la fist demander, qui fut cause que Philemon, voyant la froideur de Celion, ne la luy voulut pas offrir. Et cependant Ergaste, berger des principaux de ceste contrée et qui estoit estimé de chacun pour ses louables vertus, la fit demander, et parce qu’il ne vouloit que cela fust esventé qu’il n’en fust asseuré, celuy qui traitta cet affaire le tint si secret que la promesse du mariage fut aussi tost sceue que la demande. Car Philemon s’asseurant de l’obeissance de sa fille, s’y obligea de parole, et puis l’en advertit.

Au commencement elle trouva fort difficile la resolution qu’il luy faloit prendre, parce que c’estoit un homme qu’elle n’avoit jamais veu. Toutesfois ce bel esprit qui jamais ne flechissoit sous les faix du malheur, se releva incontinent, et surmontant ce desplaisir, ne permit seulement à son œil de donner signe de son ennuy pour sa consideration ; mais elle ne peut jamais obtenir cela sur elle pour celle de Celion, et fallut que ses larmes payassent l’erreur de sa trop opiniastre haine contre le mariage. Si est-ce que pour satisfaire en quelque sorte à sa promesse, elle advertit le pauvre berger que Philemon la vouloit marier. Soudain qu’il eust ceste permission tant desirée, il sollicita de sorte son pere que le mesme jour il en parla à Philemon, mais il n’estoit plus temps, dequoy le pere de Bellinde eut beaucoup de regret, car il l’eust bien mieux aimé qu’Ergaste.

O dieux ! que de regrets quand il sceut l’arrest de son malheur ! Il sortit de sa maison et ne cessa qu’il n’eust trouvé la bergere. A l’âbord il ne peut parler, mais son visage luy raconta assez quelle response avoit esté celle de Philemon et combien qu’elle fust aussi necessiteuse de bon conseil que luy et de force pour supporter ce coup, si voulut-elle se monstrer aussi bien invaincue à ce desplaisir qu’elle avoit toujours fait gloire de l’estre à tous les autres. Mais aussi ne voulut-elle pas paroistre si insensible que le berger n’eust quelque cognoissance qu’elle ressentoit son mal et qu’il Iuy desplaisait, sur quoy elle luy demanda a, quoi reussiroit la demande qu’il avoit faite à son pere.

Le berger luy respondit avec les mesmes paroles que Philemon luy avoit dites, y adjoustant tant de plaintes et tant de desesperez regrets qu’elle eust esté un rocher si elle ne se fust pas esmeue ; toutesfois elle l’interrompit, combattant contre soy mesme avec plus de vertu qu’il n’est pas croyable, et luy remonstra que les plaintes sont propres aux esprits foibles et non pas aux personnes de courage, qu’il se faisoit beaucoup de tort et à elle aussi de tenir tel langage. Et, disoit-elle, en fin, Celion, qu’est devenue la belle resolution que vous disiez avoir contre tous accidents, sinon au changement de mon amitié ? Et pouvez-vous avoir opinion que quelque chose la puisse esbranler ? ne voyez-vous pas que ces paroles ne peuvent advancer rien d’avantage que de faire concevoir à ceux qui les oiront quelque mauvaise opinion de nous ? Pour Dieu ! ne me mettez sur le front une tache que j’ay, avec tant de peine evitée jusques icy, et puis qu’il n’y a autre remede, patientez comme je. fais, et peut-estre que le Ciel fera reussir toute chose plus à nostre contentement qu’il ne nous est permis à cet heure de le desirer. De mon costé je rompray le mal-heur tant qu’il me sera possible, mais s’il n’y a point de remede, encor ne faut-il pas estre sans resolution : plutost esloignons-nous.

Ces derniers mots cuiderent le desesperer du tout, luy semblant que ce grand courage procedoit de peu d’amitié.

S’il m’estoit aussi aisé, respondit le berger, de me resoudre à cest accident qu’à vous, je me jugerois indigne de vous aymer ny d’estre aimé de vous, car une si foible amitié ne merite tant d’heur. Et bien, pour fin, et pour loyer de mes services, vous me donnez une resolution en la perte asseurée que je vois de vous, et secrettement me dites que je ne dois me desesperer de vous voir à un autre. Ah ! Bellinde, avec quel œil verrez-vous ce nouvel amy ? avec quel cœur l’aimerez-vous ? et avec quelles faveurs le caresserez-vous ? puis que vostre œil m’a mille fois promis de n’en voir d’amour jamais d’autre que moy, puis que ce cœur m’a juré de ne pouvoir aimer que moy, et puis qu’amour n’avoit destiné vos caresses à une moindre affection que la mienne. Et bien, vous me commandez que je vous laisse ? pour vous obeyr, je le feray, car je ne veux sur la fin de ma vie commencer à vous desobeir. Mais ce qui me le fait entreprendre, c’est pour sçavoir asseurément que la fin de ma vie n’esloignera guiere la fin de vostre amitié. Et quoy que je me die le plus malheureux qui vive, si cheris-je beaucoup ma fortune, en ce qu’elle m’a presenté tant d’occasion, de vous faire paroistre mon amour, que vous n’en pouvez douter, et encor ne serois-je satisfait de moy mesme, si ce dernier moment qui m’en reste, n’estoit employé à vous en asseurer. Je prie le Ciel, et voyez quelle est mon amitié, qu’en ceste nouvelle eslection, il vous comble d’autant de bonheur que vous me causez de desespoir. Vivez heureuse avec Ergaste et en recevez autant de contentement que j’avois de volonté de vous rendre du service, si mes jours me l’eussent d’avantage permis. Que ceste nouvelle affection pleine des plaisirs que vous vous promettez, vous accompagne jusques au cercueil, comme je vous asseure que ma fidelle amitié me clorra les yeux à vostre occasion, avec une extreme douleur.

Si Bellinde laissa si longuement parler Celion, ce fut de crainte que parlant, les larmes fissent l’office des paroles, et que cela rengregeast le desplaisir du berger ou qu’elle rendist preuve du peu de puissance qu’elle avoit sur elle-mesme, Orgueilleuse beauté, qui aimoit mieux estre jugée avec peu d’amour, qu’avec peu de resolution !

Mais en fin se cognoissant assez raffermie pour pouvoir respondre, elle luy dit : Celion, vous croyez me rendre preuve de vostre amitié, et vous faites le contraire, car comment m’avez-vous aymée, ayant si ma-avaise opinion de moy ? Si depuis ce dernier accident vous l’avez conceue, croyez que l’affection n’estoit pas grande qui a peu permettre que si promptement vousl’ayez changée. Que si vous n’avez point mauvaise opinion de moy, comme est-il possible que vous puissiez croire que je vous aye aimé, et qu’à cette heure je ne voys aime plus ? Pour Dieu ayez pitié de ma fortune, et ne conjurez plus avec elle pour augmenter mes ennuis. Considerez qu’il y a fort peu d’apparence que Celion, que j’ayme plus que le reste du monde et de qui l’humeur. m’agrée autant que la mienne mesme, eust esté changé pour un Ergaste qui m’est incogneu, et au lieu duquel j’eslirois plustost d’espouser le tombeau. Que si j’y suis forcée, ce sont les commandements de mon pere ausquels mon honneur ne permet que je contrarie. Mais est-il possible que vous ne vous ressouveniez des protestations que si sou- vent je vous ay faictes de ne vouloir me marier ? et toutesfois vous ne laissiez de m’aimer. Depuis, qu’y a-t-il de changé ? car si sans m’espouser vous m’avez bien aimge, pourquoy ne m’aimerez-vous pas sans m’espouser? Ayant un mary, qui me deffendra d’avoir un frere que j’aimeray tousjours avec l’amitié que je dois ? La volonté m’arreste pres de vous plus qu’il ne m’est permis. Adieu, mon Celion, vivez et aimez moy, qui vous aimeray jusques à ma fin, quoy qu’il puisse advenir de Bellinde.

A ce mot elle le baisa, qui fut la plus grande faveur qu’elle luy eust fait encores, le laissant tellement hors de luy-mesme, qu’il ne sceust former une parole pour luy respondre. Quand il fut revenu, et qu’il considera qu’amour flechissoit sous le devoir, et qu’il n’y avoit plus une seule estincelle d’esperance, qui peust esclairer entre ses desplaisirs, comme une personne sans resolution, il se mit dans le bois, et dans les lieux plus cachez, où il ne faisoit que plaindre son cruel desastre, quelque remonstrance que ses amis luy peussent faire. Il vesquit de ceste sorte plusieurs jours durant lesquels il faisoit mesme pitié aux rochers. Et afin que celle qui estoit cause de son mal en ressentist quelque chose, il luy envoya ces vers.

Stances de Celion sur le mariage de Bellinde et d’Ergaste.[modifier]


Doncques le Ciel consent qu’apres tant d’amitié,
Qu’apres tant de services,
D’un autre vous soyez les douceurs, les delices,
Et la chere moitié ?
Et que je n’aye en fin de mon amour fidelle
Que le ressouvenir qu’un regret renouvelle ?
Vous m’avez bien aimé, mais qu’est ce que me vaut,
Ceste amitié passée,
Si dans les bras d’autruy je vous voy caressée ?
Et si pourtant il faut
Que vous sçachant à luy, je couvre du silence
Le cruel desplaisir qui rompt ma patience ?

S’il avoit plus que moy de merite, ofc d’amour,
Je ne sçaurois que dire.
Mais helas ! n’est-ce point un trop cruel martyre
Qu’il obtienne en un jour,
Et sans le meriter, ce que le Ciel desnie
Aux desirs infinis d’une amour infinie ?

Mais, ô foible raison, le devoir, dittes-

vous,
Par ses loix m’a contrainte :
Et quel devoir plus fort et quelle loy plus saincte
Sçauroit estre pour nous,
Que la foy si souvant dedans nos mains jurée
Quand nous nous promettions une amour asseurée ?

Puisse, nce disiez-vous, incontinent seicher
Ma main comme parjure,
Si je manque jamais à ce que je t’asseure,
Et si j’ay rien plus cher,
Ny si dedans mon cœur d’avantage je prise
Que ceste affection que ta foy m’a promise !
O cruel souvenir de mon bonheur passé,
Sortez de ma memoire.
Helas ! Puis que le bien d’une si grande gloire
Est ores effacé,
Effacez-vous de mesme, il n’est pas raisonnable
Que vous soyez en rnoy, qui suis si miserable

Encores qu’il ne fist paroistre en une seule de ses actions, qu’il luy fust resté de l’esperance, si est-ce qu’il en avoit tousjours quelque peu parce que le contrat de mariage n’estoit point passé, et qu’il sçavoit bien que le plus souvent les conventions font rompre ceux que l’on croit les plus certains. Mais quand il sceut que les articles estoient signez d’un costé et d’autre, belle nymphe, comment vous pourrois-je dire le moindre de ses desespoirs ! Il se destordoit les mains, il s’arrachait le poil, il se plomboit l’estomac de coups, bref, c’estoit une personne transportée, et tellement hors de raison, qu’il partoit plusieurs fois en dessein de tuer Ergaste. Mais quand il estoit prest quelque estincelle de consideration, qui parmy tant de fureur luy estoit encores restée, luy faisoit craindre d’offenser Bellinde, à qui toutesfois, transporté de passion, il escrivoit bien souvent des lettres si pleines d’amour, et de reproches, que mal-aisément les pouvoit-elle lire sans larme ; entre autre il luy en envoya une telle :

Lettre de Celion a Bellinde en son transport[modifier]

Faut-il donc, inconstante bergere, que ma peine survive mon affection ? Faut-il que, sans vous aymer,j’aye tant de peine pour vous sçavoir entre les mains d’un autre ? N’est-ce point que les dieux me vueillent punir pour vous avoir plus aymée que je ne devois ? ou plustost m’est-ce point que je me figure de ne vous aymer plus, et que toutesfois, j’aye plus d’amour pour vous que je n’eus jamais ? Toutesfois, pourquoy vous aymerais-je, puis que vous estes, et ne pouvez estre à autre qu’à iune personne que je n’ayme point ? Mais au contraire, pourquoy ne vous aymerois-je point,puis que je vjous ay tant aymée ? Il est vray, mais je ne vous dois point aymer ; car vous estes ingrate, une ame toute d’oubly, et qui n’a nul ressentiment d’amour. Toutesfois, quelle que vous soyez, si estes-vous Bellinde, et Bellinde peut-elle estre sans que Celion l’ayme ? Vous ayme-je donc ou si le ne vous ayme point ? Jugez-en vous mesme, bergere, car quant à moy, j’ay I’esprit si troublé, que je n’en puis discerner autre chose sinon que je suis la personne du monde la plus affligée.

Et au bas de la lettre, il y avoit ces vers.

Stances


Je ne puis excuser ceste extreme inonstance,
Qui vous a fait si mal changer d’affection :
Changer de bien en mieux, je l’appelle prudence,
Mais de changer en pis, peu de discretion.

Lors que Bellinde receut cette lettre, et ces vers, elle estoit en peine de luy faire tenir une des siennes, parce qu’oyant dire l’estrange vie qu’il faisoit, et les paroles qu’il proferoit contre elle, elle ne pouvoit le souffrir qu’avec beaucoup de desplaisir, considerant combien cela donnoit l’occasion de parler à ceux qui n’ont des oreilles que pour apprendre les nouvelles d’autruy, et de langue que pour les redire. Sa lettre estoit telle.

Lettre de Bellinde à Celion[modifier]

Il est impossible de supporter d’avantage le tort que vostre estrange façon de vivre nous fait à tous deux. Je ne nie pas que vous n’ayez occasion de plaindre nostre fortune. Mais je dis bien qu’une personne sage n’en sçauroit avoir qui luy permette sans blasme de devenir fol. Quel transport est celuy qui vous empesche de voir, que donnant cognoissance à tout le reste du monde que vous mourez d’amour pour moy, vous me contraignez toutesfois de croire que veritablement vous ne m’aimez point ? Car si vous m’aimiez, voudriez-vous me desplaire? et ne sçavez-vous pas que la mort ne me sçauroit estre plus ennuyeuse que l’ opinion que vous donnez à chacun de nostre amitié? Cessez donc, mon frere, je vous supplie, et par ce nom qui vous oblige d’avoir soing de ce qui me touche, je vous conjure que si present vous ne pouvez supporter ce desastre sans donner cognoissance de vostre ennuy, vous preniez pour le moins resolution de vous esloigner, en sorte que ceux qui vous oyront plaindre, ne cognoissant point mon nom, ne fassent que regetter avec vous vos ennuis sans pouvoir rien soupçonner à mon desadvantage. S i vous me contentez en ceste resolution, vous me ferez croire que c’est surabondance, et non point deffaut d’affection, qui vous a fait errer contre moy. Et ceste consideration obligera Bellinde,outre l’amitié qu’elle vous porte, de conserver tousjours çhere la memoire de ce frere qui l’ayme, et qu’elle ayme parmy tous ses cruels et insupportables desplaisirs.

Quoy que Celion fust tellement transporté. que son esprit estoit presque incapable des raisons que ses amis luy pouvoient representer, si est-ce que son affection luy ouvrit les yeux à ce coup, et luy fit voir que Bellinde le conseilloit à propos, si bien que resolu a son depart, il donna secrettement ordre à son voyage. Et le jour avant qu’il voulust partir, il escrivit à sa bergere que, faisant dessein de luy obeyr, il la supplioit de luy donner commodité de pouvoir prendre congé d’elle, afin qu’il peust partir avec quelque sorte de consolation. La bergere qui veritablement l’aimoit, quoy qu’elle previst que cest adieu ne feroit que rengreger son desplaisir, ne voulut luy refuser ceste requeste, et luy donna assignation le lendemain au matin à la fontaine des Sycomores.

Le jour ne commençoit que de poindre quand le desolé berger sortant de sa cabane avec son trouppeau, le chassa droit à la fontaine, où s’estendant de son long, et les yeux sur le cours de l’onde, il commença, en attendant sa bergere, de s’entretenir sur son prochain mal-heur. Et apres avoir esté quelque temps muet, il souspira ces vers.

Comparaison d’une fontaine à son desplaisir.[modifier]


Ceste source eternelle,
Qui ne finit jamais,
Mais qui se renouvelle
Par des flots plus espais,

Ressemble à ces ennuis dont le regret m’oppresse.
Car comme elle sans cesse
D’une source feconde au mal-heur que je sens,
Ils s’m vont renaissans.

Puis d’une longue course,
Tout ainsi que ces flots
Vont esloignans leur source,
Sans prendre nul repos,
Moy par divers travaux, par mainte et mainte peine,
Comme Parmy l’areine,
Serpentant à grand sauts, l’onde s’en va courant,
Mon mal je vay pleurant.

Et comme vagabonde
Murmurant elle fuit,
Quand onde dessus onde
A longs flots elle bruit,
De mesme, me plaignant de ma triste advanture,
Contre amour je murmure :
Mais que me vaut cela, puis qu’il faut qu’à la fin
Je suive mon destin ?

Cependant que ce berger parloit de ceste sorte en soy-mesme, et qu’il en proferoit assez haut plusieurs paroles sans y penser, tant il estoit troublé de ce desastre, Bellinde, qui n’avoit pas perdu le souvenir de l’assignation qu’elle luy avoit donnée, aussi tost qu’elle se peut deffaire de ceux qui estoient autour d’elle, s’en alla le trouver ; tellement travaillée du regret de le perdre qu’elle ne le pouvoit si bien cacher qu’il n’en apparust beaucoup en son visage.

Ergaste, qui ce matin s’estoit levé de bonne heure pour la venir voir, de bonne fortune l’aperceut de loing, et voyant comme elle s’en alloit seule, et qu’il sembloit qu’elle cherchoit les sentiers plus couverts, eut volonté de sçavoir où elle alloit. Cela fut cause que la suivant de loing, il vit qu’elle prenoit le chemin de la fontaine des Sycomores, et jettant la veue un peu plus avant, encor qu’il fust fort matin, il prit garde qu’il y avoit desja un troupeau qui paissoit. Luy qui estoit tres advisé et qui n’estoit point tant ignorant des affaires de ceste bergere, qu’il n’eust ouy dire l’amitié que Celion luy portoit, entra soudain en quelque opinion que c’estoit là son trouppeau, et que Bellinde l’y alloit trouver. Encor qu’il n’eust point de doute de la pudicité de sa maistresse, si est-ce qu’il creut facilement qu’elle ne le hayssoit point, luy semblant qu’une ci longue recherche n’eust pas esté si fort continuée si elle luy eust esté desagreable. Et pour satisfaire à sa curiosité, aussi tost qu’il la vid sous les arbres, et qu’elle ne le pouvoit plus appercevoir, prenant le tour un peu plus loing, il se cacha entre quelques buissons, d’où il apperceut la bergere assise sur les gazons qui estoient relevez autour de la fontaine en façon de sieges, et Celion à genoux aupres d’elle.

Dieu ! quel tressault fut celuy qu’il receut de ceste veue ! Toutesfois, parce qu’il ne pouvoit ouyr ce qu’ils disoient, il se traina si doucement qu’il vint si pres d’eux qu’il n’y avoit qu’une haye (qui faisoit tout le tour de la fontaine comme une pallissade) qui les couvroit. De ce lieu donc passant curieusement la veue entre les ouvertures des fueilles, et tout attentif à leurs disconrs, il ouyt que la bergere luy respondoit : Et quoy, Celion, est-ce le pouvoir ou la volonté de me plaire qui vous deffaut en ceste occasion ? Cest accident aura-t’il plus de force sur vous que le pouvoir que vous m’y avez donné ? Où est vostre courage, Celion, ou bien où est vostre amitié ? N’avez-vous point autrefois surmonté pour l’amour que vous me portiez de plus grands mal-heurs que ceux-cy ? Et si cela est, où est l’affection ? où est la resolution qui le vous a fait faire ? Voulez-vous que je croye que vous en avez moins à ceste heure que vous n’aviez en ce temps là ? Ah ! berger, consentez plustost à la diminution de ma vie qu’à celle de la bonne volonté que vous m’avez promise. Et comme jusques icy, j’ay peu sur vous tout ce que j’ay voulu, que de mesme à l’advenir il n’y ait rien qui m’en puisse amoindrir le pouvoir.

Ergaste ouyt que Celion luy respondit : Est-il possible, Bellinde, que vous puissiez entrer en doute de mon affection et du pouvoir que vous avez sur moy ? Pouvez-vous avoir une si grande mescognoissance, et le Ciel peut-il estre tant injuste que vous ayez peu oublier les tesmoignages que je vous en ay donnez et qu’il ait permis que je survive à la bonne opinion que vous devez avoir de moy ? Vous, Bellinde, vous pouvez mettre en doute ce que jamais une seule de mes actions ny de vos commandemens n’a laissé douteux ! Au moins, avant que prendre une si desavantageuse opinion contre moy, demandez à Amaranthe ce qu’elle en croit, demandez au respect qui m’a fait taire, demandez à Bellinde mesme, si elle a jamais imaginé rien de si difficile que mon affection n’ait surmonté. Mais à ceste heure que je vous voy toute à un autre et que pour la fin de mon amour desastrée, il faut que vous laissant entre les bras d’un plus heureux que moy, je m’esloigne et me bannisse à jamais de vous, helas ! pouvez-vous dire que ce soit deffaut d’affection ou de volonté de vous obeyr si je ressens une peine plus cruelle que celle de la mort ? Quoy ? Bergere, vous croyez que je vous aime, si sans mourir je vous sçay toute à un autre ? Vous dittes que ce sera l’amour et le courage qui me rendront insensible à ce desastre et toutesfois en verité ne sera-ce pas plustost n’avoir ny amour ny courage, que de le souffrir sans desespoir ? O bergere ! que nous sommes bien loing de conte, vous et moy, car si ceste impuissance qui m’empesche de pouvoir vivre et supporter ce malheur, vous fait douter de mon affection, au contraire ceste grande constance et ceste extreme resolution que je vois en vous m’est une trop certaine asseurance de vostre peu d’amitié. Mais aussi à quoy faut-il que j’en espere plus de vous, puis qu’un autre, ô cruauté de mon destin ! vous doit posseder ?

A ce mot ce pauvre berger s’aboucha sur les genoux de Bellinde, sans force et sans sentiment.

Si la bergere fut vivement touchée, tant des paroles que de l’evanouissement de Celion, vous le pouvez juger, belle nymphe, puis qu’elle l’aimoit autant qu’il est possible d’aimer, et qu’il falloit qu’elle faignist de ne ressentir point ceste douloureuse separation. Lorsqu’elle le vid esvanouy et qu’elle creut n’estre escoutée que des sycomores et de l’onde de la fontaine, ne leur voulact cacher le desplaisir qu’elle avoit tenu si secret à ses compagnes et à tous ceux qui la voyoient ordinairement : Helas ! dit-elle en joignant les mains, helas ! ô Souveraine Bonté, ou sors moy de ceste misere, ou de ceste vie : romps par pitié ou mon cruel desastre ou que mon cruel desastre me rompe.

Et puis baissant les yeux sur Celion : Et toy, dit-elle, trop fidelle berger, qui n’es miserable que d’autant que tu aimes ceste miserable, le Ciel te vueille donner ou les contentemens que ton affection merite, ou m’enlever de ce monde, puis que je suis seule cause que tu souffres les desplaisirs que tu ne merites pas.

Et lors, s’estant teue quelque temps, elle reprit : O qu’il est difficile de bien aimer et d’estre sage tout ensemble ! Car je voy bien que mon pere a raison de me donner au sage berger Ergaste, soit pour ses merites, soit pour ses commoditez. Mais helas ! que me vaut ceste cognoissance, si amour deffend à mon affection de l’avoir agreable ? Je sçay qu’Ergaste merite mieux, et que je ne puis esperer rien de plus advantageux que d’estre sienne. Mais, comment me pourray-je donner à luy si amour m’a desja donnée à un autre ? La raison est du costé de mon pere, mais amour est pour moy, et non point un amour nouvellement nay ou qui n’a point de puissance, mais un amour que j’ay conceu, ou plustost que le Ciel a fait naistre avec moy, qui s’est eslevé dans mon berceau, et qui par un si long trait de temps s’est tellement insinué dans mon ame, qu’il est plus mon ame, que mon ame mesme. O dieux ! et faut-il esperer que je m’en puisse, despouiller sans la vie ? et si je ne m’en deffais, dy moy, Bellinde, que sera-ce de toy ?

En proferant ces paroles, les grosses larmes luy tomboient des yeux, et coulant le long de son visage, mouilloient et les mains et la joue du berger, qui peu à peu revenant, fut cause que la bergere interrompit ses plaintes, et s’essuyant les yeux, de peur qu’il ne s’en prist garde, changeant ett de visage et de voix, luy parla de ceste sorte : Berger, je vous veux advouer que j’ay du ressentiment de vostre peine, autant peut-estre que vous-mesme, et que je ne sçaurois douter de vostre bonne volonté, si je n’estois la plus mescognoissante personne du monde. Mais à quoy ceste recognoissance, et à quoy ce ressentiment ? Puis que le Ciel m’a sousmise à celuy qui m’a donné l’estre, voulez-vous, tant que cet estre me demeurera, que je luy puisse desobeir ? Mais soit ainsi que l’affection plus forte l’emporte sur le devoir, pour cela, Celion, serions-nous en repos ? Est-il possible, si vous m’aimez, que vous puissiez avoir du contentement, me voyant le reste de ma vie pleine de desplaisirs et de regrets ? Et pouvez-vous croire que le blasme que j’encourray, soit par la desobeissance de mon pere, soit pour l’opinion que chacun aura de nostre vie passée à mon desadvantage, me puisse laisser un moment de repos ? Cela seroit peut-estre croyable d’une autre que de moy, qui ay tousjours tant desapprouvé celles qui se sont conduites de ceste sorte, que la honte de me voir tomber en leur mesme faute me seroit tousjours plus insupportable que la plus cruelle fin que le Ciel me pourroit ordonner.

Armez-vous donc de ceste resolution, ô berger ! que tout ainsi que par le passé nostre affection ne nous a jamais fait commettre chose qui fust contre nostre devoir, quoy que nostre amour ait esté extreme, de mesme pour l’advenir il ne faut point souffrir qu’elle nous y puisse forcer. Outre que des choses où il n’y a point de remede, la plainte semble être bien inutile. Or il est tout certain que mon pere m’a donnée à Ergaste et que ceste donation ne peut desormais estre revoquée que par Ergaste mesme. Jugez quelle esperance nous devons avoir qu’elle le soit jamais ? Il est vray qu’ayant disposé de mon affection avant que mon pere de moy, je vous promets et vous jure devant tous les dieux et particulierement devant les deitez qui habitent en ce lieu que d’affection je seray vostre jusques dans le tombeau et qu’il n’y a ny pere, ny mary, ny tyrannie, ny devoir qui me fasse jamais contrevenir au serment que je vous en fais. Le Ciel m’a donnée à un pere, ce pere a donné mon corps à un mary : comme je n’ay peu contredire au Ciel, de mesme mon devoir me deffend de refuser l’ordonnance de mon pere, mais ny le Ciel, ny mon pere, ny mon mary, ne m’empescheront jamais d’avoir un frere que j’aimeray comme je luy ay promis, quelle que je puisse devenir.

A ces dernieres paroles, prevoyant bien que Celion se remettroit aux plaintes et aux larmes, afin de les eviter, elle se leva, et le prenant par la teste le baisa au front, et luy disant à Dieu, et s’en allant : Dieu vous vueille, dit-elle, berger, donner autant de contentement en vostre voyage que vous m’en laissez peu en l’estat où je demeure.

Celion n’ eut ny la force de luy respondre ny le courage de la suivre, mais s’estant levé, et tenant les bras croisez, l’alla accompapant des yeux, tant qu’il la peut voir. Et lors que les arbres luy en eurent osté la veue, levant les yeux au ciel tous chargez de larmes, apres plusieurs grands souspirs, il s’en alla courant d’un autre costé, sans soucy ny de son troupeau, ny de chose qu’il laissast en sa cabane.

Ergaste qui cache derriere le buisson, avoit ouy leurs discours, demeura plus satisfait de la vertu de Bellinde qu’il ne se peut dire, admirant et la force de son courage et la grandeur de son honnesteté. Et apres avoir demeuré long temps ravi en ceste pensée, considerant l’extreme affection qui estoit entre ces deux amants, il creut que ce seroit un acte indigne de luy que d’estre cause de leur separation, et que le Ciel ne l’avoit point fait rencontrer si à propos à cest adieu, que pour luy faire voir la grande erreur qu’il alloit commettre sans y penser.

Estant donc resolu de rapporter à leur contentement tout ce qui luy seroit possible, il se met à suivre Celion ; mais il estoit desja tant esloigné qu’il ne le sceut atteindre, et pensant de le trouver en sa cabane, il prit un petit sentier qui y alloit le plus droit. Mais Celion avoit passé d’un autre costé, car sans parler à personne de ses parents ny de ses amis, il s’en alla vagabond sans autre dessein plusieurs jours, sinon qu’il fuyoit les hommes et ne se nourrissoit que de fruicts sauvages que l’extreme faim luy faisoit prendre par les bois.

Ergaste qui vid que son dessein estoit rompu de ce costé, apres l’avoir cherché un jour ou deux, vint trouver Bellinde, esperant de sçavoir d’elle le chemin qu’il auroit pris. Et de fortune il la trouva au mesme lieu où elle avoit dit adieu à Celion, estant toute seule sur le bord de la fontaine, pensant à l’heure mesme au dernier accident qui luy estoit advenu en ceste place, le souvenir duquel luy arrachoit des larmes du profond du cœur.

Ergaste qui I’avoit veue de loing, estoit venu expres pour la surprendre le plus couvertement qu’il luy avoit esté possible, et voyant ses pleurs comme deux sources couler dans la fontaine, il en eut tant de pitié, qu’il jura de ne reposer de bon sommeil qu’il n’eust remedié à son desplaisir. Et pour ne perdre point d’avantage de temps, s’avançant tout à coup vers elle, il la salua. Elle qui se vid surprise avec les larmes aux yeux , afin de les dissimuler, faignit de se laver, et mettant promptement les mains dans l’eau, se les porta toutes mouillées au visage, de sorte que si Ergaste n’eust auparavant veu ses larmes, malaisément eust-il alors recogneu qu’elle pleurast. Ce qui encore luy fit d’avantage admirer sa vertu, car en mesme temps elle peignit en son visage une façon toute riante. Et se tournant vers le berger, luy dit, avec une façon pleine de courtoisie : Je pensois estre seule, gentil berger,mais à ce que je voy, vous y estes venu pour la mesme occasion, comme je pense, qui m’y a amenée, je veux dire pour vous y rafraischir, et sans mentir voicy bien la meilleure source, et la plus fraische qui soit en la plaine. – Sage et belle bergere, respondit Ergaste en sousriant, vous avez raison de dire que le sujet qui vous a fait venir icy, m’y a de mesme conduit, car il est tout vray. Mais quand vous dites que vous et moy y sommes pour nous rafraischir, il faut que je vous contredie, puisque ny l’un ny l’autre de nous n’y est pour ce dessein. – Quant à moy, dit la bergere, j’advoueray bien que je me puis estre trompée pour ce qui est de vous, mais pour mon particulier, vous me permettrez de dire qu’il n’y a personne qui en puisse sçavoir d’avantage que moy. – Je vous accorde, dit Ergaste, que vous en sçavez plus que tout autre ; mais pour cela vous ne me ferez pas confesser que le sujet qui vous a conduite icy soit celuy que vous dites. – Et quel penseriez-vous donc, dit-elle, qu’il fust ?

Et à ce mot, elle mit la main au visage faisant semblant de se frotter les sourcils, mais en effect c’estoit poùr couvrir en quelque sorte la rougeur qui lui estoit montée.

A quoy Ergaste prenant garde, et la voulant oster de la peine où il la voyoit, respondit de ceste sorte : Belle et discrette bergere, il ne faut plus que vous usiez de dissimulation envers moy, qui sçay aussi bien que vous ce que vous croyez avoir de plus secret en l’ame. Et pour vous monstrer que je ne ments point, je vous dis qu’à ceste heure vous estiez sur le bord de ceste eau, songeant avec beaucoup de desplaisir au dernier adieu que vous avez dit à Celion, au mesme lieu où vous estes. – Moy ? dit-elle incontinent toute surprise. – Ouy, vous-mesme, respondit Ergaste, mais ne soyez pas marrie que je le sçache, car j’estime tant vostre vertu et vostre merite ; que tant s’en faut que cela vous puisse jamais nuire, que je veux que ce soit la cause de vostre contentement. Je sçay le long service que ce berger vous a rendu, je sçay avec combien d’honneur il vous a recherchée, je sçay avec combien d’affection il a continué depuis tant d’années, et de plus, avec quelle sincere et vertueuse amitié vous l’affectionnez. La cognoissance de toutes ces choses me fait desirer la mort, plutost que d’estre cause de vostre reparation. Ne pensez pas que ce soit jalousie, qui me fait parler de ceste sorte ; jamais je n’entreray en doute de vostre vertu, et puis j’ay ouy de mes aureilles les sages discours que vous luy avez tenus. Ne pensez non plus que je ne croye que vous perdant, je ne perde aussi la meilleure fortune que je sçaurois jamais avoir, mais le seul sujet qui me pousse à vous redonner à celuy à qui vous devez estre, c’est, ô sage Bellinde, que je ne veux pas acheter mon contentement avec vostre eternel desplaisir et que veritablement je croirois estre coulpable, et envers Dieu, et envers les hommes, si à mon occasion une si belle et vertueuse amitié se rompoit entre vous.

Je viens donc icy pour vous dire que je veux bien me priver de la meilleure alliance que je sçaurois jamais avoir, pour vous remettre en vostre liberté et vous redonner le contentement que le mien vous osteroit. Et outre que je penseray avoir fait ce que je croy que le devoir me commande, encores ne me sera-ce peu de satisfaction de penser que si Bellinde est contente, Ergaste est un des instruments de son contentement. Seulement je vous requiers, si en cecy je vous oblige, qu’estant cause de la reunion de vostre amitié, vous me receviez pour tiers entre vous deux et que vous me fassiez la mesme part de vostre bonne volonté que vous avez promise à Celion quand vous avez creu d’espouser Ergaste, je veux dire, que de tous deux je sois aimé et receu comme frere.

Pourrois-je, belle nymphe, vous redire le contentement inesperé de ceste bergere ? Je croy qu’il seroit impossible, car elle mesme fut tellement surprise, qu’elle ne sceut.de quelles paroles le remercier. Mais le prenant par la main, s’alla rasseoir sur les gazons de la fontaine, où apres s’estre un peu remise, et voyant la bonne volonté dont Ergaste l’obligeoit, elle luy declara tout au long ce qui s’estoit passé entre Celion et elle. Et apres mille sortes de remerciemens, que j’obmets pour ne vous ennuyer, elle le supplia de l’aller chercher luy-mesme, d’autant que le transport de Celion estoit tel qu’il ne reviendroit pour personne du monde qui l’allast querir, parce qu’il ne croiroit jamais ceste bonne volonté de luy, à qui il n’en avoit point donné d’occasion, si eue luy estoit asseurée par quelqu’autre. Au contraire se figureroit que ce seroit un artifice pour le faire revenir.

Ergaste qui vouloit en toute sorte parachever la bonne œuvre qu’il avoit commencée, resolut de partir dés le lendemain avec Diamis, frere de Celion, luy promettant de ne point revenir sans le luy r’amener.

Estans donc partis en ce dessein, apres avoir sacrifié à Thautates pour le prier qu’il addressast leurs pas du costé où ils devoient trouver Celion, ils prindrent le chemin qui le premier se presenta à eux. Mais ils eussent cherché longuement en vain avant que d’en avoir des nouvelles, si luy-mesme transporté de fureur, ne se fust resolu de revenir en Forests, afin de tuer Ergaste, et puis du mesme glaive se percer le coeur devant Bellinde, ne pouvant vivre et sçavoir que quelqu’autre jouist de son bien.

En ceste rage il se remit en chemin, et parce qu’il ne se nourrissoit que des herbes et des fruits qu’il trouvoit le long des chemins, il estoit tant affoibly, qu’à peine pouvoit-il marcher, et n’eust esté la rage qui le portoit, il ne l’eust peu faire ; encor falloit-il que plusieurs fois du jour il se reposast, mesme lors que le sommeil le pressoit.

Il advint que de ceste sorte lassé, il se mit sous quelques arbres qui faisoient un agreable ombrage à une fontaine, et là, apres avoir quelque temps repensé à ses déplaisirs, il s’endormit. La fortune qui se contentoit des ennuis qu’elle luy avoit donnez, adressa pour le rendre entierement heureux les pas d’Ergaste et de Diamis en ce mesme lieu, et par hazard Diamis marchoit le premier. Soudain qu’il le vid, il le recogneut, et tournant doucement en arriere, en vint advertir Ergaste, qui tout joyeux voulut l’aller embrasser, mais Diamis le retint en luy disant : Je vous supplie, Ergaste, ne faisons rien en cecy de mal à propos. Mon frere, si tout à coup nous luy disons ces bonnes nouvelles, mourra de plaisir et si vous cognoissiez l’extrerne affliction que cest accident luy a causé, vous seriez de mesme opinion. C’est pourquoy il me semble qu’il vaut mieux que je le luy die peu à peu, et parce qu’il ne me croira pas, vous viendrez apres le luy reconfirmer. Ergaste trouvant cet advis bon, s’esloigna entre quelques arbres d’où il pouvoit les voir, et Piamis s’advança. Et faut bien dire qu’il fut inspiré de quelque bon demon, car si d’abord Celion eust veu Ergaste, peut-estre suivant sa resolution, luy eust-il fait du déplaisir.

Or, à l’heure mesme que Diamis s’en approcha, son frere s’esveilla, et recommençant son ordinaire entretien, se mit à plaindre de ceste sorte.

Plainte[modifier]


0utré par la douleur de mortelles atteintes,
Sans autre reconfort
Que celui de mes plaintes,
Je souspire à la mort.

Mon deffense est sans plus l’impiossible esperance,
Mais le glaive aceré,
Dont le mal-heur m’offence,
Est un mal asseuré.

J’espere quelquefois en ma longue misere,
De voir finir mon dueil.
Mais quoy ? je ne l’espere,
Sinon dans le cercueil.

Celuy ne, doit-il point s’estimer miserable,
Et les dieux ennemis,
Dont l’espoir favorable
En la mort est

remis ?

Mais où sont les desseins de ce courage extreme,
En mon mal resolu ?
Mais où suis-je moy mesme ?
Je ne me cognois plus.

Mon ame en sa douleur est tellement confuse
Que ce qu’ore elle veut
Soudain elle refuse
Alors qu’elle le peut.

Reduite en cest estat, elle ne peut cognoistre
Qu’elle a, ny quelle elle est :
0 ! pourquoy faut-il estre,
Lorsque tout nous desplaist ?

Diamis qui ne vouloit le surprendre, apres l’avoir quelque temps Escouté, fit du bruit expres à fin qu’il tournast la teste vers luy, et voyant que tout estonné il le regardoit, il s’advança doucement, et apres l’avoir salué, luy dit : Je loue Dieu, mon frere, de ce que je vous ay trouvé si à propos pour vous faire le message que Bellinde vous mande. – Bellinde ? dit-il incontinent, est-il possible qu’elle ayt quelque memoire de moy entre les bras d’Ergaste ? – Ergaste, dit Diamis, n’a point eu Bellinde entre les bras, et j’espere, si vous avez quelque resolution, qu’elle ne sera jamais à luy. – Et doutez-vous, respondit Celion, que la resolution me puisse manquer en un semblable affaire ? – Je voulois dire, repliqua Diamis, de la prudence. – Je pense, respondit Celion, qu’il n’y a point de prudence qui puisse contrevenir à l’ordre que le destin a resolu. Le destin, dit Diamis, ne vous est pas si contraire que vous pensez, et vos affaires ne sont pas en si mauvais termes que vous croyez. Ergaste refuse Bellinde. – Ergaste, dit Celion, la refuse ? – Il est tout certain, continua Diamis, et afin que vous en soyez plusasseuré, Ergaste mesme vous cherche pour le vous dire.

Celion oyant ces nouvelles, demeura sans respondre presque hors de soy. Et puis reprenant la parole : Vous mocquez-vous point, dit-il, mon frere, ou si vous le dites pour m’abuser ? – Je vous jure, respond Diamis, par le grand Thautates, Hesus et Thamaris, et par tout ce que nous avons de plus sacré, que je vous dy verité et que bien tost vous le sçaurez par le berger Ergaste. Alors Celion levant et les mains et les yeux au ciel : O Dieu ! dit-il, à quelle fin mal-heureuse me reservez-vous ? Son frere, pour l’interrompre: Il ne faut plus, luy dit-il, parler ny de mal-heur ny de mort, mais seulement de joye et de contentement, et sur tout vous preparer à remercier Ergaste du bien qu’il voils fait ; car je le voy qui vient à nous.

A ce mot Celion se leva, et le voyant si pres, le courut embrasser avec autant de bonne volonté que peu auparavant il luy en portoit beaucoup de mauvaise. Mais quand il sceut la verité de toute ceste affaire, il se mit à genoux devant Ergaste, et luy vouloit à force baiser les pieds.

J’abbregerai, belle nymphe, tous leurs discours et vous diray seulement, qu’estant de retour, Ergaste luy donna Bellinde et qu’avec le consentement de son pere, il la luy fit espouser et voulut seulement, comme il en avoit des-jà prié Bellinde, que Celion le receust pour tiers en leur honneste et sincere affection, et luy-mesme se donnant entierement à eux, ne voulut jamais se marier.

Voilà, belle et sage nymphe, ce qu’il vous a pleu de sçavoir de leur fortune qui fut douce a tous trois, tant que les dieux leur permirent de vivre ensemble ; car peu de temps apres leur nasquit un fils qu’ils firent nommer Ergaste, à cause de l’amitié qu’ils portoient au gentil Ergaste, et pour en conserver plus longuement la memoire. Mais il advint qu’en ce cruel pillage que quelques estrangers firent aux provinces des Sequanois, Viennois, et Segusiens, ce petit enfant fut perdu, et mourut sans doute de necessité, car depuis on n’en a point eu de nouvelles. Et quelques années apres ils eurent une fille qui fut nommé Diane. Mais Celion ny Bellinde n’eurent pas longuement le plaisir de cet enfant, parce qu’ils moururent incontinent apres et tous deux en mesme jour ; et c’est ceste Diane dont vous m’avez demandé des nouvelles et qui est tenue en mon hameau pour l’une des plus belles et plus sages bergeres de Forests.