Conférences/Souvenirs littéraires

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SOUVENIRS LITTÉRAIRES
Œuvres de Paul ValeryNrfVol 11 (p. 13-26).


SOUVENIRS LITTÉRAIRES[1]


Souvent il m’arrive, quand je me trouve, comme aujourd’hui, dans un lieu public, dans une salle de spectacle ou de concert, où tant de visages sont condensés, tant d’existences réunies, il m’arrive de songer à tous les souvenirs d’une telle assemblée, à ce qu’on pourrait en extraire de récits merveilleux.

Imaginez qu’un despote, un sultan tout-puissant et curieux fasse cerner tout à coup cette enceinte par sa garde, et, sous la menace des armes, qu’il nous contraigne tous à raconter l’un après l’autre ce que chacun de nous a vu, ou entendu, ou éprouvé de plus étrange dans sa vie. Quel coup de filet ! Quelle foison d’impressions sortirait d’un public pressé comme une éponge, et duquel le passé personnel, les expériences singulières ruisselleraient devant lui-même. Car le public, le public même, il est ce sultan qui s’ennuie, et qui s’ennuie sur ses trésors… L’écrivain, poète ou conteur, ce n’est qu’un homme d’entre les hommes qui s’enhardit à rompre le silence général et à prendre la parole.

Je n’ai pas connu Victor Hugo, et j’en ai, vous le pensez bien, un immense regret. Mais enfin j’avais treize ans quand il est mort, et j’avoue que j’avais encore fort peu produit.

Victor Hugo accueillait volontiers les jeunes poètes. Stéphane Mallarmé nous contait quelquefois que, faisant un jour une visite au grand homme, Hugo le prit par l’oreille et lui dit : « Ah ! Ah ! voilà mon cher poète impressionniste. »

Victor Hugo confondait un peu les écoles. Il était capable de toutes. Cependant, pour l’observateur d’aujourd’hui, il semble en quelques endroits plus proche de la poésie qu’on appelait symbolique que ne le furent ses successeurs immédiats, les poètes du Parnasse.

Il y a dans les vers de Victor Hugo, surtout dans ceux de la la dernière période de sa vie, quelques-uns des plus beaux vers « symbolistes » qu’on ait jamais écrit.

Entre parenthèses, je crois bien qu’il n’était pas du tout du sentiment de ces personnes qui réduisent la littérature à sa formule la plus simple, qui la ramènent à ce type : « Vous voulez dire qu’il pleut, dites qu’il pleut. »

Dans une magnifique pièce qu’il a consacrée au souvenir et à la gloire de Théophile Gautier, pièce écrite un an ou deux après la mort du poète, Victor Hugo, âgé de soixante et onze ans, pouvant se voir tout près de sa fin, ayant vu mourir tous ses émules, presque tous ses amis et quelques-uns de ses disciples, ayant vu disparaître Lamartine, Musset, Vigny, Gautier enfin, veut évoquer sa propre mort prochaine. Il pense : « Je suis très vieux. Tout le monde est mort autour de moi, et maintenant mon tour est venu, je vais mourir. » Comment l’exprime-t-il ? Va-t-il le dire en quatre mots, en quatre vers tout simples et directs ? Il veut dire qu’il va mourir, va-t-il dire : « Je vais mourir » ?

Point du tout. Victor Hugo, de cette idée si simple, tire un vaste et puissant développement et substitue à l’expression directe tout un système d’expressions symbolistes de la plus grande force et de la plus profonde beauté.

Il dit :

J’y cours. Ne ferme pas la porte funéraire.

Il dit :

Mon fil, trop long, frissonne et touche presque au glaive…

Ou bien encore, peignant l’approche inéluctable de la mort qui procède vers lui, il écrit ces admirables vers :

Le dur faucheur, avec sa large lame avance,
Pensif et pas a pas, vers le reste du blé.

Victor Hugo savait bien, et nous démontre par toute son œuvre, que l’expression directe ne peut être, en poésie, qu’une singularité, et que le règne de l’expression directe, dans un texte, équivaut à la suppression totale de la poésie.

Je n’ai fait que voir Leconte de Lisle. A l’époque où j’habitais le Quartier Latin, je voyais tous les jours, à l’heure du déjeuner, passer deux ou trois hommes considérables. Je prenais mes repas dans un petit restaurant de ce quartier devant lequel, vers midi et quart, paraissait la silhouette d’un homme assez voûté, à courte barbe, à redingote sévère. Il avait les yeux vagues et distraits sous les verres du binocle. Il marchait le long des murs, perdu dans ses pensées, et souvent, de son doigt, il traçait le long des murs des esquisses de courbes : c’était l’illustre géomètre Henri Poincaré. Quelques instants plus tard, la rue retentissait d’un vacarme significatif ; des piétinements, des cris, des jurons annonçaient quelque passage extraordinaire ; on voyait enfin riant et disputant, s’avancer le cortège assez inquiétant de Verlaine. Verlaine y figurait sous les espèces sordides d’un mendiant ou d’un chemineau, porteur d’une casquette et cravaté d’un foulard rouge. Il tenait à la main un gourdin énorme dont il frappait le sol à chaque pas. De temps à autre on s’arrêtait ; les rires éclataient, ou les injures, et la bande reprenait bruyamment son chemin vers la rue Descartes où logeait le poète. Le contraste était remarquable. Il m’amusait de voir se suivre, à quelques minutes d’intervalle, le grand savant abîmé dans ses réflexions et ses ébauches de calcul, et puis ce grand poète errant, inventeur de tant de musique… Je descendais ensuite au Luxembourg dont le bassin, semé de voiles, m’attirait, et je ne manquais pas de rencontrer Leconte de Lisle, qui traversait le jardin à heure fixe pour se rendre de son logement de l’École des Mines, au Sénat, dont il était le bibliothécaire. Il y avait, entre midi et deux heures, sur ce point de Paris, une conjonction de trois hommes illustres merveilleusement dissemblables.

Comme je vous l’ai dit, je n’ai pas connu Leconte de Lisle en personne. En ce temps-là, sa poésie, dont je n’étais pas du tout sans apprécier la valeur, n’était point cependant celle qui m’attirait. La plupart de mes camarades admiraient Leconte de Lisle. Quelques-uns l’allaient voir. Je regrette aujourd’hui de n’avoir pas fait comme eux. Tout changement d’idéal s’appuie sur l’idéal que l’on délaisse et le suppose. Leconte de Lisle me semble un peu trop abandonné maintenant. Il me semble que nous n’avons plus d’hommes de cette haute allure. Nul n’a été plus ferme que lui dans la volonté de puissance en ce qui concerne l’art poétique et le grand style.

Vers 1893, il était encore dans sa gloire, mais cette gloire en était au point où la gloire ne se renouvelle plus. Autour de Verlaine et de Mallarmé se concentrait l’activité des jeunes gens.

Mallarmé, que peut-être vous avez lu, ou du moins essayé de lire, est, comme vous le savez, un auteur assez difficile. Je ne vous parlerai pas aujourd’hui de son œuvre, je ne vous dirai que quelques mots de sa personne. Il était l’être le plus délicieux, l’homme le plus affable, le plus courtois qui se pût voir. On se trouvait, quand on allait lui faire visite, reçu par un homme de très petite taille, au visage noble, d’expression grave et douce, aux yeux admirables. Son accueil était d’une grâce exquise et presque surannée. Mallarmé avait en quelque sorte reconstruit son être social, sa personne visible, comme il avait reconstitué entièrement sa pensée et sa langue. Il nous offre un exemple tout à fait singulier de récréation de quelqu’un par soi-même, de refonte méditée d’une personnalité naturelle. Rien ne semble plus beau que ce dessein qu’un homme a pu concevoir et accomplir sur sa pensée et sur ses actes, sur son œuvre, et, en somme, sur toutes ses formes d’existence, comme Mallarmé l’a fait.

Les relations avec Mallarmé étaient charmantes. Tous les mardis il réunissait, comme vous le savez, quelques amis autour de lui et nombre d’inconnus. Allait chez lui qui voulait, il était avec tous d’une affabilité égale. Cette grande liberté d’accès n’était pas sans conséquences amusantes. On voyait paraître chez lui, tous les ans, vers la même époque, un Américain très chevelu dont on pouvait se demander s’il avait jamais ouvert un livre de Mallarmé, ni lu une ligne de lui. Cet homme inexpliqué arrivait, s’asseyait, ne disait rigoureusement rien, approuvait de la tête, puis disparaissait. Il manifestait d’ailleurs la plus grande révérence pour Mallarmé. Un jour il écrivit au poète pour lui dire qu’en souvenir des bonnes soirées passées chez lui autour de sa lampe, il avait eu l’idée, un fils lui étant né, de le baptiser Mallarmé. Il est donc actuellement en Amérique un monsieur qui s’appelle Mallarmé sans savoir probablement de qui il s’agit, et pourquoi il porte ce prénom étrange et rare.

Je veux vous rapporter quelques circonstances de mes relations personnelles avec Stéphane Mallarmé. Un jour de l’année 1897, il me manda chez lui. Il m’écrivait qu’il avait à me communiquer quelque chose d’importance. Je le trouvai dans sa chambre ; sa chambre et son cabinet de travail, c’était la même pièce. Mallarmé, petit professeur d’anglais et de très médiocre situation de fortune vivait dans un appartement à la fois délicieux et infiniment simple, rue de Rome. Il habitait au haut de la maison un logement infime, magnifiquement décoré des peintures que ses amis personnels, Manet, Berthe Morisot, Whistler, Claude Monet, Redon, lui avaient données. Il me reçut donc dans la petite pièce où, non loin de son lit, était sa table de travail, vieille table carrée aux jambes torses, de bois très sombre. Un manuscrit était devant lui. Il le prit et se mit à lire un texte étrange, plus étrange que ce que je connaissais déjà de lui. Le manuscrit lui-même me sembla si bizarre que je ne pouvais détacher mes yeux de ce papier que Mallarmé tenait. Ainsi m’apparut pour la première fois ce poème extraordinaire qui s’appelle « Un Coup de Dés ». Je ne sais s’il est jamais tombé sous vos yeux. C’était un poème spécialement fait pour donner au lecteur assis au coin de son feu l’impression d’une partition d’orchestre. Mallarmé avait longtemps réfléchi sur les procédés littéraires qui permettraient, en feuilletant un album typographique, de retrouver l’état que nous communique la musique d’orchestre ; et, par une combinaison extrêmement étudiée, extrêmement savante des moyens matériels de l’écriture, par une disposition toute neuve et profondément méditée des blancs, des pleins et des vides, des caractères divers, des majuscules, des minuscules, des italiques, etc., il était arrivé à construire un ouvrage d’une apparence véritablement saisissante. Il est certain qu’en parcourant cette partition littéraire, en suivant le mouvement de ce poème visuel, dont certains mots ou certains passages se répondent, imprimés qu’ils sont dans le même caractère, s’ajustent à distance exactement comme des motifs, ou bien comme des timbres dans un morceau de musique, on conçoit, on croit entendre, une symphonie d’espèce toute nouvelle. On comprend combien il serait précieux, dans la poésie, de pouvoir faire des rappels, des raccords, de poursuivre un thème au travers d’un thème et d’enlacer des parties indépendantes d’une pensée. Mallarmé avait osé orchestrer une idée poétique.

Ayant fini sa lecture, il me demanda si je ne le jugeais pas tout à fait insensé. Je restai un instant silencieux, très embarrassé ; je m’excusai sur l’extrême nouveauté, sur ma surprise, et je lui demandai à revoir le texte de près. Il me tendit le manuscrit, et je commençai de me figurer l’immense travail qu’avait dû exiger cet ouvrage et de mesurer la constance, l’ingéniosité, la profondeur, qu’il supposait dans son auteur.

Cet homme avait réfléchi sur tous les mots. L’obscurité que vous savez, que vous avez affrontée peut-être à vos dépens, elle n’est autre chose que le résultat d’une recherche infiniment prolongée, qui veut tirer du langage et de la poésie tout ce qu’ils peuvent donner à la volonté inflexible de créer.

Mais je ne veux, aujourd’hui, insister sur des considérations de cet ordre. Je préfère demeurer dans le domaine de la mémoire, ne pas vous engager avec moi dans une analyse trop ardue. Revenons donc à nos souvenirs.

En voici encore un, le dernier, la dernière chère et douloureuse impression qui me reste de Mallarmé. Il s’agit de la dernière visite que je lui ai faite. C’était le 14 juillet 1898. Il m’avait invité à passer la journée avec lui, dans sa propriété, très petite, de Valvins. Valvins est un hameau situé au bord même de la Seine, en face de la lisière de la forêt de Fontainebleau. Là, Mallarmé avait coutume d’aller passer l’été, dans une maison paysanne qu’il avait arrangée selon son goût parfait. Il y trouvait la paix, le travail méditatif, pendant ses mois de vacances. Il y avait là une yole dans laquelle il promenait quelquefois ses amis sur la rivière. C’est là que je l’ai trouvé, le 14 juillet 1898. Après le déjeuner, il me conduisit dans son minuscule cabinet de travail qui avait deux pas de large sur six pas de long. Sur l’appui de la fenêtre, étaient étalées les épreuves de ce fameux Coup de Dés dont je viens de vous parler. Nous avons longtemps regardé ensemble cette sorte de machine de langage qu’il avait ainsi savamment, patiemment, témérairement construite, car rien n’était plus téméraire que cet essai. Nul n’a eu plus de courage littéraire que cet homme, qui aurait pu être le premier poète de son temps s’il eût consenti de n’être pas tout à fait soi-même, et qui a tout risqué pour suivre profondément en soi, pendant toute sa vie, une idée.

Nous avons longtemps considéré ces épreuves d’imprimerie. La perfection de l’exécution matérielle était essentielle à son dessein, puisque l’œuvre qu’il rêvait était une œuvre dont l’apparence visible était une partie capitale, dont il fallait que tous les détails fussent ordonnés et réalisés minutieusement. Je me rappelle avoir discuté avec lui la place de certains mots, l’importance de certains blancs… Et puis, nous sommes sortis dans la campagne. Nous avons marché sous le soleil ardent. L’été était très avancé et déjà les blés étaient tout dorés devant nous dans la plaine. Il s’arrêta tout à coup pensif. Cet homme rêvait aux merveilles prochaines de l’automne, l’automne qui le ramenait à Paris, où il retrouvait les concerts… J’ai oublié de vous dire qu’il allait tous les dimanches aux concerts Lamoureux, où on le voyait s’absorber, non pas à écouter la musique pour elle-même, tant qu’à essayer de lui dérober ses secrets. On le voyait, le crayon aux doigts, qui notait ce qu’il trouvait de profitable à la poésie dans la musique, essayant d’en extraire quelques types de rapports qui pussent être transportés dans le domaine du langage. Il rêvait tout l’été à ce qu’il avait ainsi noté pendant l’hiver, et il attendait toujours avec impatience l’époque où il pourrait revenir à Paris et reprendre sa place au concert, c’est-à-dire recourir à sa source. Considérant donc les plaines d’or qui s’étalaient devant nous, cet homme, hanté par la musique, me dit un mot suprême. Désignant de la main la splendeur qui s’étalait devant nous, il me dit : « C’est le premier coup de cymbale de l’automne sur la terre. » Le soir, il m’accompagnait à la gare. Nous avons longtemps causé sous un ciel admirable… Je ne l’ai plus revu. Trois semaines après, je recevais le télégramme de sa fille qui m’annonçait sa mort. Il avait été foudroyé, littéralement étouffé par un mal sans remède, dans les bras mêmes du médecin qui venait lui faire visite. Ce fut pour moi un coup terrible.

Disons maintenant quelques mots d’un autre écrivain que j’ai aimé et admiré, lui aussi, quoique fort différent de Mallarmé.

Vous savez quel destin singulier fut le destin littéraire de Huysmans. Il avait commencé par être un disciple très strict de l’école naturaliste, un fervent de Zola, un des écrivains qui ont collaboré aux soirées de Médan. Son art fut extrêmement recherché, raffiné, nerveux, peut-être à l’excès. Huysmans n’en a pas moins acquis une influence singulière sur un triple public par trois œuvres principales dont la saveur et la puissance demeurent à peu près identiques. Ces livres : A Rebours, Là-bas et En Route ont produit, chacun sur une catégorie particulière de lecteurs, une profonde impression. A Rebours a été une révélation pour les jeunes gens de mon époque. Vous en connaissez la curieuse donnée : le dernier rejeton d’une antique famille s’enferme dans une demeure qu’il s’est fait construire aux environs de Paris, et là se livre à l’extrême culture de ses sensations. Il s’enivre de parfums qu’il a curieusement choisis et classés ; il se compose des symphonies de liqueurs. Ou bien, ce sont des objets singuliers, des fleurs rarissimes qu’il assemble, dont il s’éprend et se déprend. Mais, par ce même livre, Huysmans a fait connaître à un grand nombre de jeunes gens d’il y a quarante ans les écrivains encore secrets, les peintres ignorés, les artistes les moins connus du public. C’est dans ce livre que j’ai appris le nom de Verlaine, celui de Mallarmé, celui d’Odilon Redon et de quelques autres, alors presque inconnus.

Huysmans était sous-chef de bureau à la Sûreté Générale, au Ministère de l’intérieur. J’avais grande envie de le voir et j’osai lui demander un rendez-vous. Il m’écrivit : « Venez rue des Saussaies, à la Sûreté Générale. Là, dans un lieu abject, mais solitaire, nous pourrons causer. » Je ne manquai point de me rendre en ce lieu redoutable. Rue des Saussaies, le garçon de bureau me conduisit dans un petit cabinet orné de cartons. Là, régnait Huysmans. Comme je regardais autour de moi, cherchant une contenance, j’aperçus d’étranges écriteaux sur les cartons verts du sous-chef. Sur l’un de ces cartons, le mot « tapeurs » était écrit d’une main ferme ; l’autre portait le mot « raseurs », et je me dis : « Je ne suis pas dans le carton de gauche, mais il y a bien des chances pour que ma lettre soit dans l’autre. » Lorsqu’un homme devient notoire, il sent de jour en jour davantage la nécessité de tels cartons.

La conversation de Huysmans était furieusement pittoresque. Il avait le langage le plus vert qui se pût entendre. Je ne saurais véritablement vous reproduire la plupart des propos qu’il m’a tenus. Il était rarement tendre et souvent satirique. Huysmans était le plus nerveux des hommes, au demeurant très fidèle et très serviable. Ses livres singuliers lui attiraient d’étranges visiteurs ou des correspondants bien extraordinaires. Toutes les fois que j’allais le trouver, c’était quelque histoire nouvelle, toujours surprenante.

Je vous dirai maintenant quelques mots du peintre Edgar Degas, que j’ai beaucoup connu et qui se place fort naturellement auprès de Huysmans et de Mallarmé. Vous connaissez l’œuvre de Degas ; elle est aujourd’hui dans les musées. L’homme était la personnalité la plus entière, la plus vive, parfois la plus incommode ; homme d’esprit s’il en fut et d’une intelligence singulière. Degas vivait, quand je l’ai connu, dans une maison de la rue Victor-Massé, aujourd’hui démolie, dont il occupait trois étages. Au premier était son musée particulier. Il avait entassé là des œuvres des peintres qu’il aimait. Il avait de très beaux Delacroix, des Corot, des Ingres, etc. Au-dessus, était son appartement, l’un des appartements les plus vaguement balayés et frottés que j’aie vus de ma vie. Ce n’était que poussière et merveilles, car ses esquisses préférées couvraient les murs. Au troisième était l’atelier. Là se trouvaient la baignoire, le tub et les éponges qui ont si souvent servi à ses modèles et qui figurent dans un si grand nombre de ses compositions. Mais ce n’est pas du peintre, ni même du critique admirable qu’il était que je veux vous parler. Je parlerai d’un Degas moins connu, du Degas homme de lettres et poète. Il y avait chez lui un écrivain latent, et d’abord un homme d’esprit dont les mots sont si connus que je ne les répéterai point devant vous. Il y avait aussi un Degas poète, un Degas qui appartient par là à ces souvenirs littéraires que nous vous contons aujourd’hui. Je n’en parlerai point comme d’un poète amateur. Degas, esprit précis, ne pouvait supporter de demeurer dans l’état larvaire de l’amateur. Il avait une curiosité immédiate et infinie de tout ce qui, dans les arts, constitue le métier, on dirait aujourd’hui la technique. Il faisait donc des vers avec le sentiment d’un métier qu’il ne possédait pas ; il les faisait d’ailleurs avec la plus grande peine, comme il sied, car qui fait des vers sans peine ne fait point de vers. Quand il était embarrassé, quand la muse manquait à l’artiste ou l’artiste à la muse, il prenait conseil, il allait gémir dans le sein des hommes de l’art. Il recourait tantôt à Hérédia, tantôt à Stéphane Mallarmé ; il leur exposait ses malheurs, ses désirs, ses impossibilités, il disait :

— J’ai travaillé toute la journée à ce sacré sonnet. J’ai perdu tout un jour, loin de la peinture, à faire des vers, et je n’arrive pas à ce que je voudrais. J’en ai mal à la tête.

Une fois qu’il tenait ce discours à Mallarmé il finit par lui dire :

— Je ne m’explique pas pourquoi je ne parviens pas à finir mon petit poème, car enfin je suis plein d’idées.

Et Mallarmé lui répondit :

— Mais Degas ce n’est pas avec des idées qu’on fait des vers, c’est avec des mots.

Il y a là une grande leçon.

  1. Conférence donnée à L’Université des Annales le 18 novembre 1927.