Conférences inédites de l'Académie royale de peinture et de sculpture/La Querelle du Dessin et de la Couleur

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PREMIÈRE PARTIE

LA QUERELLE DU DESSIN ET DE LA COULEUR




Les conférences suivantes de Blanchard et de Jean-Baptiste de Champaigne montreront, mieux qu’un récit ne pourrait le faire, combien fut vive, vers 1671, la querelle du dessin et de la couleur. Les conférences de de Sève et de Desportes prouveront à leur tour que ta question ne fut pas définitivement close le 9 janvier 1672, jour où Le Brun déclara solennellement son sentiment.

En lisant les discours prononcés à l’Académie en 1671, on serait tenté de croire que le hasard seul fit naître la querelle entre dessinateurs et coloristes. Il semble en effet que Philippe de Champaigne, en faisant l’éloge de la Sainte Famille du Titien, n’ait pas songé à critiquer indirectement quelques-uns de ses collègues, que Blanchard en lui répondant n’ait pas, malgré la fermeté de son plaidoyer, entamé une véritable polémique, et que le débat se soit aigri par le seul choc inévitable des idées. On a cette impression que, si Philippe de Champaigne n’avait pas prononcé son discours, jamais la paix de l’Académie n’eût été troublée. Rien n’est plus faux cependant que cette impression, et il importe de l’établir ici très nettement, afin que le lecteur comprenne mieux la portée des paroles de Champaigne et de Blanchard, afin aussi qu’il se rende compte de la haute politesse avec laquelle, au XVIIe siècle, s’engageaient les plus vives discussions.

En réalité, la querelle du dessin et de la couleur est antérieure à 1671. Elle prit naissance le jour où Rubens trouva en France des admirateurs assez enthousiastes pour le comparer, sinon l’opposer, aux peintres Italiens et surtout à Raphaël. Il n’était même pas nécessaire de parler de Rubens pour éveiller la susceptibilité de certains artistes : Titien leur était suspect, et alors même qu’on le déclarait inférieur à Raphaël, ils craignaient qu’on se laissât séduire par la dangereuse « magie de son pinceau », par son trop « charmant coloris ». Il s’ensuivit qu’en face des amis de Poussin, Fréart de Chambray, puis Le Brun, se forma peu à peu un autre parti dont les plus fougueux défenseurs furent sans doute Roger de Piles et Gabriel Blanchard.

Lorsqu’en 1668 parut le poème de Dufresnoy sur la peinture, Roger de Piles s’empressa d’en donner une traduction accompagnée de longues remarques. Déjà le poème de Dufresnoy accordait au coloris une part plus large que ne l’avaient fait Fréart de Chambray, l’ami de Poussin, et Perrault, l’ami de Le Brun, dans leurs ouvrages sur le même sujet ; sans être révolutionnaire, Dufresnoy devenait inquiétant. Roger de Piles, quelquefois assez dur pour Poussin, ne dissimula pas sa sympathie pour Titien et Véronèse, ou même pour Rubcns et Van Dyck ; ce fut un scandale ; à partir de ce jour, la guerre commenta ouvertement.

C’est certainement à ces discussions entre partisans et adversaires de la couleur, que Guillet de Saint-Georges fait allusion, lorsqu’il parle des événements qui obligèrent l’Académie à interrompre ses conférences, et s’emporte contre des « particuliers d’autant plus dangereux pour l’Académie, qu’ils venaient triompher dans le poste même qui avait été choisi pour les détruire[1] ». Cette phrase donne à entendre que, dans les réunions académiques, il y eut, au moment où parut le livre de Roger de Piles, quelques escarmouches. Roger de Piles n’était pas de l’Académie ; mais Blanchard en était, et la jeune école dut sans doute malmener un peu l’ancienne, selon l’éternelle coutume.

Dans ces conditions, l’ouverture de conférence du 12 juin 1671, dans laquelle Philippe de Champaigne, tout en louant le Titien, déclare que faire de la couleur « sa seule étude, c’est se tromper soi-même, c’est choisir un beau corps, se laisser éblouir de son éclat et ne se pas mettre assez en peine de ce qui doit animer cette belle apparence, qui ne peut subsister seule, quelque beauté qu’elle puisse avoir », un tel discours donc devait mettre le feu aux poudres.

De fait, Blanchard se sentit touché, et essaya, après avoir préparé son discours pendant cinq mois, de prouver qu’« un peintre n’est peintre que parce qu’il emploie des couleurs capables de séduire les yeux et d’imiter la nature ». Il n’y eut, dans tout son discours, rien de blessant pour Philippe de Champaigne mais le neveu de ce dernier, croyant l’honneur de la famille en jeu, demanda la permission de répondre à Blanchard et l’obtint. Il fit paraître quelque animosité contre son adversaire, et il est visible que la lutte, quoique courtoise, fut chaude. Le Brun, pour qui Blanchard était plein de respect, remplit le rôle d’arbitre le 9 janvier 1672, et se prononça en faveur de Philippe et de Jean-Baptiste de Champaigne.

Mais la lutte n’était pas éteinte, et il est bien regrettable que nous ne puissions retrouver le discours que prononça Blanchard (sans doute le premier samedi de décembre de cette même année 1672[2]), « sur le sujet de la disposition des couleurs et de leurs propriétés ». Il est probable que l’enthousiaste admirateur du Titien ne fit pas amende honorable car cinq ans après (le 6 mars 1677) un partisan du dessin, de Sève le jeune, faisant allusion à la discussion passée, déclara que « dans la suite des conférences, on ne laissa pas, en parlant de l’étroite obligation du peintre, de vouloir faire passer cette partie de la couleur comme la principale de la peinture. » En tout cas, les coloristes continuèrent de répandre leurs idées, puisque de Sève ne prit la parole que pour les attaquer à propos d’un petit ouvrage de Roger de Piles intitulé « Conversation sur la couleur. » Il le fit avec quelque dépit ; cependant il ne semble pas qu’on lui ait répondu ; mais le débat ne fut pas terminé pour cela.

Nous voyons en effet que le 3 août 1680 « la Compagnie a trouvé bon de suivre au premier jour les mémoires des conférences qui ont été faites sur la couleur[3] ». Entre temps, la conférence avait « été tenue sur le sujet des couleurs sur la lecture de Léonard de Vinci » (5 mars 1678) et « sur l’effet des couleurs » (2 avril 1678). À noter enfin que, le 4 février 1679, « le secrétaire fait lecture d’une table qu’il a composée sur la couleur ». Or on sait que ces « tables de préceptes » de Testelin sont une sorte d’abrégé des sentiments de l’Académie sur les sujets le plus souvent traités dans les conférences.

On peut donc dire que la querelle du dessin et de la couleur, née avant le débat de 1671, dura bien longtemps après lui. Nous la retrouvons encore à l’Académie, vers la fin de 1683[4], lorsqu’on relit les discours de Philippe de Champaigne et de Blanchard ; puis, en 1697[5], ces mêmes discours servent encore « de sujet d’entretien », et il est permis de croire qu’à cette dernière date, grâce aux continuels efforts de Roger de Piles, gràce aussi à la valeur médiocre des œuvres exécutées d’après l’ancienne formule, la conférence de Blanchard eut plus de succès que celle de Jean-Baptiste de Champaigne. Pendant tout le xviiie siècle, le parti des coloristes ne cessa de recruter des partisans de plus en plus nombreux, et on peut dire que la conférence de Desportes, par laquelle nous terminons cette première partie, résume bien l’opinion générale sur la question, vers 1750.

Nous apportons donc ici quelques documents nouveaux qui contribueront à faire plus exactement connaitre non seulement l’histoire d’une théorie, mais l’histoire de l’art Français pendant près d’un siècle.

  1. Mémoires inédits sur la vie et les membres de l’Académie Royale, t. I, p. 247.
  2. 1. Voir le procès-verhal du 26 novembre.
  3. Procès-verbaux.
  4. Voir les procès-verbaux du 6 novembre et du 4 décembre.
  5. Voir les procès-verbaux du 9 février et du 2 mars.