Confession de Lemuel

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LA CONFESSION DE LEMUEL

L’HOMME

Quand je mesure ce chemin parcouru, moi, ver sous le plancher,

Quel amour et quelle pitié me saisissent le cœur pour les frères soleils dans la nuit !

Et pourtant, eux aussi ils sont de ce monde-ci, d’ici. Oh !

Permets que je regarde enfin plus loin, bien plus loin — en moi-même.

Ah ! je le sais bien, toi, toi tu sais ce qu’il y a là, et comment n’aurais-je pas honte ?

D’abord, une ferveur de réunir les Séparés,

Une angoisse de marier le feu et l’eau,

Plus tard, l’immense adieu de l’Époux à l’Épouse,

Une division des deux belles clartés

Du jour et de la nuit… Certes, c’est peu ; mais, réponds-moi,

Qui, parmi tes enfants, qui donc, depuis l’instant

Où tu te reconnus dans les traits d’une vierge

Comme en un sommeil d’eau, a jamais eu besoin

Comme moi, pour lire en son esprit, de la lumière de la femme ?

Qui, ô heureux ! qui veux que l’on pardonne, qui ?

Et cela de toi, mauvais, qui ne venait pas, ma colère

L’a pourchassé avec les maigres chiens courants

Du gémissement de luxure. Mais,

Là encore, une pitié de père, ô Père !

Se déchirant en moi, obscure s’abattait

Comme glace d’été sur ma noire chaleur.

De sorte que dans cette vie, la mienne, comme dans le labour

Océanique, parmi les sillons de montagnes,

Tout, tout ne fut que tourment, amertume et stérilité.

Mais, toi qui sais, comment pouvais-je savoir moi

Qui étais comme le frémissement sacré

Du paon douloureux et beau de Midi

Que cela que j’attendais du dehors

Me viendrait de moi-même, et, feu conscient de sa route,

Pur, joyeux et puissant comme l’âme de l’or,

Soudain, s’arrêterait comme sur Josué,

Pour toucher d’un regard omniscient d’épouse

La vue intérieure, là, entre les sourcils…

(Silence.)

Ce fut là la jeunesse avec ses jours, et puis

Vint l’âge mûr avec ses nuits ;

Derrière le rideau de l’assoupissement

Ces terrasses, tu sais, hautes, hautes, qu’on balayait, ces pierres

Aussi qui, trois par trois, quatre par quatre

Tombaient tristement, d’où ? dans le puits du sommeil.

Et certaine nuit… Mais ce sont là choses

Dont le nom n’est ni son, ni silence.


CHŒUR
(Un chuchotement nombreux.)


Parle. Dis

Impitoyablement ce que ton âme a vu

Dans le cosmos aveugle, égaré et abandonné.

Parle, et imite l’éternité quand elle dit : non.

Dans ces déserts où jamais Oui n’a résonné.

Dis-nous comment des pieds à la tête, le corps

Devient pensée, dans ces pays plus insensibles que la lèpre.

Quel cri des ténèbres imparfaites

D’ici contient le nom de cette nuit totale

Vide des deux soleils ?

Parle. Que t’advint-il dans cet infini autre

Vu comme par des yeux de race disparue ?

autre. N’est-ce point là l’unique mot ?

autre. Non pas seulement différent,

N’est-il pas vrai, mais autre,

Et défendu, fermé, — mais ne veux-tu pas dire :

Même à la toute-puissance d’ici ?

Dans cet infini autre

Où celui-là qui nous contient est inconnu,

Où l’espace est la nuit au dedans de la pierre.


L’HOMME

Je me séparai d’elle — qui, par l’œuvre de mainte année

Était devenue mon enfant, dans ce long corridor d’hôtel,

Et maintenant — quel froid coupe mon âme en deux ! —

J’étais seul dans ma chambre allemande et je savais

Que de l’autre côté du mur, cette chose dormait

Pour la dernière fois à trois pas de ma vie

Et que, sans me revoir, au petit jour

Elle s’en irait — si enfant, si enfant

Vers la vaste, froide, vide vie.

(Silence.)

En moi, l’obéissance envers moi-même

Était plus forte que tout

(Silence.)

Et il vint un moment où je sentis ceci :

Une soudaine immensité

Inexprimable, différente, séparée,

M’aspira dans un univers où le Oui n’avait plus de sens.

Pays fermé à nos vivants et à nos morts :

Tout était pénétré d’une autre éternité,

D’une autre nécessité. — d’un autre Dieu…

La toute-puissance de là-bas

N’était même plus l’ennemie de celle d’ici.

Séparation.

Oh ! séparation.

Les deux omnisciences ne se connaissaient pas.

Tout, tout m’était déchirement. Comme les entrailles

Brusquement ramassées sous la main du boucher, tout

M’était déchirement.

Brusquement ramassées sous la mEt pourtant, je gardais

Un sens, un toucher sûr pour cette sainte chose

Où cesse le lieu. Et le souvenir

D’un merveilleux passé m’éclairait. Même

Il advint qu’un Temple —

CHŒUR
(Même chuchotement.)


Est-ce vrai ? Tu te souviens ? — Une arche d’immobilité

Sur l’espace créé, dans le lieu

Seul situé. Le mot unique ici : surface

Les cimes d’or de la méditation

Pour cette nef ne sont point écueils.

Là, plus d’espace d’ascension :

Tout n’est que Salutation.

Et puis, c’est le retour — cherche en tes souvenirs —

La chute — la Ligne Droite, première.


L’HOMME

Porté par un nuage de v— tout en pierre de compassion,

Porté par un nuage de voix, je ne sais où ;

Suspendu tout en haut, dans le Rien désiré,

Inaccessible au vol immobile, cruel, muet

Des noirs, vides, féroces espaces.

Inaccessible au vol immobile, cruel, muet Et je tombai

Et oubliai ; puis, tout à coup, me ressouvins.


CHŒUR
(Même chuchotement.)


De la vie à la vie, quel chemin !


L’HOMME

Je crois bien que c’est tout.


CHŒUR

Non, — il y a les hommes.


L’HOMME

Tout le drame du peuple élu

S’est joué dans ce cœur profond.

Ils ne savent pas ce qu’ils font.

Ils ne le savent plus.


CHŒUR

Tu les hais donc ?


L’HOMME

Je les ai fort longtemps haïs,

Vieux cœur de voyageur ; et dans tous les pays.

(Silence.)

Cependant, certain jour —

Et c’est là un de ces souvenirs

Qui ne sont plus mesure du temps

Et que l’on aime

Non point pour leur trésor de jours, mais pour eux-mêmes,

Je me laissai porter par une vague humaine

Au sommet d’une tour.

C’était Juillet, c’était Midi. Midi, Juillet.

Il faisait chaud comme aux sources du sang.

Vivre était comme un très vieux vin

De sucre au chevet d’un convalescent.

Dans l’immobilité de l’air

Le feu laissait tomber l’or de sa lourde haleine.

Jamais je n’avais vu si pleine

La coupe de sanglots de l’univers.

L’esprit, la chair,

Le mal et le bien,

La tristesse et la joie,

Le grand et le petit, oh ! comme tout était humain

En moi !

(Silence.)


CHŒUR

Roi,

Parle.


L’HOMME

Et ma vue descendit vers cette chose grise

Dans la vibrante profondeur :

Maisons, usines,

Gares, églises,

— Partout, partout,

Aux bords du fleuve, aux flancs de la colline,

Entassés, dispersés, amoureux et hostiles,

Ces nids de boue

Trempés d’une salive d’insectes bâtisseurs.

Et là-bas, oh ! là-bas…


CHŒUR

Tes frères, tes sœurs.

(Très long silence.)


L’HOMME

Alors, dans un éclair

De lance dans le flanc percé

Je compris tout,

L’Annonciation et le Verbe fait chair.

Oui, dans un éclair de pensée

Je compris, je sentis, je vis

comment les choses s’étaient passées.

(Silence.)

Maintenant, les trois années de renoncement après les quarante ans d’attente tirent à leur fin. Je comprends, — je sens enfin que je sais, que j’ai toujours su, et qu’il est ici même une certaine manière de tout connaître.


J’ai fermé ma vue et mon cœur. Les voici réconfortés. Que je les ouvre maintenant. À toute cette chose dans la lumière. À ce blé de soleils. Avec quel bruissement de vision il coule dans le tamis de la pensée.



Immense, éternelle, effrayante Réalité. C’est toi, de toutes les possibilités, toi la plus extraordinaire. Car tu n’es pas en moi, et cependant je suis ton lieu ; je passerai, et tu demeureras ; et pourtant, nous deux, nous sommes inséparables ; mon amour t’embrasse, et c’est là ton unique borne, ô Illimité !


Et que serais-tu sans cette attestation intérieure, sans ce Oui en moi jeté comme un pont de montagne entre les deux massifs de nuit d’avant et d’après.


CHŒUR
(Un peu plus haut.)


La plus humble chose a sa vérité silencieuse.

Mais aux fils des artificieuses

Il faut de sacrilèges merveilles — nous le savons.

Et où est parmi vous celui qui ici même

Sur cette terre, goûte dans sa plénitude, la sainteté

Dont le ciel que nous respirons

Pénètre à tout instant votre pain, votre vin ?

Homme, homme, quel chemin tu as fait

Pour arriver à nous qui étions en toi.

(Ils pleurent.)


L’HOMME

Ô merveilleux, merveilleux

Penchés sur moi, car je sais, je sens

Que vous vous inclinez vers moi pour chuchoter,

Votre chuchotement est celui

De merveilleux tendrement penchés —

Tandis que sur moi vous vous penchez

Dans un chuchotement merveilleux,

Tandis qu’autour de moi vous chuchotez

De la sorte, dans un frémissement d’élytres

Ô merveilleux (et quoi donc prédomine en vous,

Chuchoteurs, l’homme ou la femme ?)

Laissez-moi, innombrables que j’aime comme un seul,

Beaux à faire mal, insupportablement gracieux

Vous demander une grâce.


CHŒUR

Elle est accordée.

(Ils rient.)


L’HOMME

De longues, longues, puissantes années,

Et un immense amour, semblable au vôtre,

Ici-même déjà comme vous autres,

Et une Action, une noble, une haute Action,

Pacificatrice, purificatrice, comme la vôtre,

Ici-même, ici-même, rieurs-pleureurs, comme la vôtre.