Confessions d’un ex-libre-penseur/III

La bibliothèque libre.
Letouzey et Ané (p. 43--).

III

LA RÉVOLTE



le prestige d’un pamphlétaire. — deux athées. — un juif. — projet insensé. — les 25 francs de notre-dame du sacré-cœur. — fuite de la maison paternelle. — existence en partie double. — lettre de mon père à pie ix. — réponse du souverain pontife.


Le 1er juin 1868, un coup de tonnerre avait éclaté dans l’atmosphère politique ; le premier numéro de la Lanterne, d’Henri Rochefort, paraissait.

D’un bout à l’autre de la France, on ne parlait plus que du virulent pamphlet hebdomadaire.

À peine fus-je guéri de ma fièvre typhoïde, que je voulus lire les pages acerbes de ce Rochefort, inconnu la veille, qui révolutionnait le pays.

Je me procurai les huit ou neuf numéros parus de la Lanterne, et je les dévorai littéralement.

— Voilà mon homme, me dis-je.

Mon enthousiasme pour Rochefort était du délire.

Ce mois d’août, je le passai dans une agitation, dont il est impossible de se faire une idée.

La Lanterne avait provoqué, en province, la naissance d’une foule de feuilles violentes, que je savourais avec délice.

J’aurais voulus être journaliste.

Écrire et être lu du public, quel rêve !

J’achetais tous les journaux du parti avancé, je les collectionnais en secret.

Les doctrines révolutionnaires m’attiraient comme un aimant. Je me repaissais des écrits les plus exagérés.

Or, ces gazettes écarlates, en majeure partie, n’avaient pas des rédacteurs assez riches pour s’offrir le luxe du cautionnement légal et ne pouvaient traiter de la politique que par allusions et à mots couverts. Mais, comme il leur fallait remplir leurs colonnes, elles se rattrapaient en daubant sur la religion et ses ministres. Toutes ces feuilles, du reste, pour avoir une raison d’être, s’intitulaient journaux philosophiques.

Quand on est jeune et qu’on se prend d’admiration pour un homme, on veut à tout prix le connaître.

Je me présentais donc dans les bureaux de rédaction, et, sous le premier prétexte venu, je demandais à parler aux écrivains que j’admirais.

Partout, je reçus bon accueil. Mon cas, en effet, était singulier. Quoi de plus curieux, aux yeux de ces journalistes révolutionnaires et athées, que ce fils d’une famille connue dans la ville entière pour sa piété, qui venait à eux avec toute la fougue de ses quatorze ans !

C’est ainsi qu’à la fin d’août je fis la connaissance de deux radicaux matérialistes, MM. Leballeur-Villiers et Royannez, dont la fréquentation exerça sur moi une influence décisive.

M. Leballeur-Villiers était le type accompli de l’agitateur. On se réunissait chez lui, et l’on conspirait contre le pouvoir.

Il était photographe, de son état ; mais il s’occupait plus de politique que de photographie.

C’était un grand diable d’homme, sec, nerveux, énergique ; il portait une barbiche grisonnante ; l’œil étincelait. On aurait dit un Méphistophélès de cinquante ans. Il avait été, au 2 décembre, déporté, si je m’en souviens bien, à Lambessa. Il haïssait l’Empire d’une haine implacable.

Quand il me racontait les amertumes de sa proscription, j’étais suspendu à ses lèvres.

Je me serais fait tuer pour M. Leballeur.

Il avait une femme très simple, très douce ; dévouée à son mari, elle subissait son ascendant et partageait ses idées.

J’éprouvais une sorte d’ivresse, lorsque je me trouvais auprès d’eux.

M. Leballeur-Villiers faisait des armes et était d’une adresse exceptionnelle au pistolet. À vingt-cinq pas, il logeait sa balle au milieu d’une cible de dix centimètres de diamètre à peine.

Un jour, je prenais le café chez lui. Il s’amusait à tirer dans son jardin.

— Monsieur Leballeur, lui dis-je, voulez-vous une bonne cible ? Tirez dans cette soucoupe.

Et, le bras tendu, je tenais au bout de la main la soucoupe de ma tasse à café.

— Soit, me répondit-il, ne bougez pas.

Sa femme poussa un cri.

Il haussa les épaules et me répéta :

— Ne bougez pas !

J’étais immobile, confiant dans son adresse. On fait de ces folies-là, quand on est enfant.

Il tira. La soucoupe vola en éclats.

— Bravo ! criai-je.

— Bravo pour vous, jeune homme ! riposta-t-il.

Et il m’embrassa.

Puis, il ajouta, en se tournant vers sa femme :

— En voilà un qui, s’il le faut, saura faire son devoir sur une barricade !

Il me sembla, dès lors, que nous étions liés l’un à l’autre.

M. Leballeur-Villiers ne se trompait pas sur mon compte. À cette époque, avec mon exaltation, j’aurais volontiers donné ma vie pour la république, dans une émeute.

Quant à M. Royannez, il était tout autre. Ventru, la figure large, il avait des allures on ne peut plus paisibles. Cependant, il écrivait dans les journaux des articles dont la violence ne le cédait en rien à ceux de la Lanterne ; il faisait de l’insurrection en chambre.

M. Leballeur-Villiers pensait, chaque matin, que le moment était venu de descendre dans la rue. M. Royannez le calmait et disait que les esprits n’étaient pas encore prêts ; il était d’avis d’attendre les évènements. C’était un révolutionnaire de théorie ; M. Leballeur-Villiers, lui, était un révolutionnaire de pratique.

Toutes mes sympathies allaient à ce dernier. La prudence de l’autre me semblait toujours hors de saison.

On n’en finirait donc jamais avec l’Empire, si l’on remettait sans cesse la révolution au lendemain !

Un soldat vint, un jour, se faire photographier chez M. Leballeur-Villiers. La pose terminée, on entama une conversation ; toute circonstance était bonne à l’artiste, pour se livrer à sa propagande. Le soldat, circonvenu, finit par se déclarer républicain. M. Leballeur-Villiers le garda à dîner. Il était heureux.

— L’armée est avec nous, disait-il le soir ; nous pouvons marcher.

Il parlait ainsi, de très bonne foi.

M. Royannez tempérait cette frénésie. Il était le sage Nestor qui retenait ce bouillant Achille.

Chez M. Royannez, la vie était placide. On ne cassait pas des soucoupes à coups de pistolet. Il était quelque peu patriarcal, causant ménage avec sa femme, réservant toutes ses théories politiques pour l’éducation de sa fillette Jeanne, — qui devait devenir plus tard madame Clovis Hugues.

Un troisième radical que je connus alors fut un juif, M. Simon Weil. Celui-ci détestait le catholicisme d’abord, l’Empire ensuite. Il m’avait pris en grande amitié. Il me disait souvent :

— Le premier ennemi, c’est le Pape. Quand nous aurons détruit l’Église, tout le reste ira bien.

Mon père ignorait ces relations. Je l’aimais beaucoup et ne me sentais pas le courage de lui avouer mon changement.

Pour ne pas lui déplaire, je l’accompagnais le dimanche à la messe. Quand il communiait, je m’approchais avec lui de la sainte Table, profanant sans scrupule un sacrement auquel je ne croyais plus.

Pourtant, il me répugnait d’agir de la sorte. Ne comptant pour rien mes sacrilèges, j’étais désolé d’être hypocrite. Mon crime envers Dieu m’était léger ; ma dissimulation envers mon père me pesait.

Mais comment lui apprendre la vérité ? Quel coup ce serait pour lui quand il la connaîtrait !

J’hésitais toujours, je ne pouvais me résoudre à lui révéler la situation.

Sur ces entrefaites, Rochefort, poursuivi et condamné, avait été obligé de se réfugier en Belgique. Le pamphlétaire, exilé, m’apparaissait avec une auréole de persécution qui doublait à mes yeux son prestige.

Je ne sais comment, un matin, l’idée me vint d’aller le rejoindre à Bruxelles. C’était une idée folle, absurde ; mais, dans l’état d’esprit où je me trouvais, rien ne me semblait impossible.

Je me disais que ma place était auprès de Rochefort.

— J’irai à lui, pensai-je, je me ferai connaître, je lui raconterai mon histoire, et il me comprendra. J’accepterai, pour subsister, n’importe quelle place, fut-ce l’emploi de laveur de vaisselle dans un restaurant. Dans mes heures de loisir, j’écrirai ; je ferai quelque livre, et, étant ainsi hors de l’atteinte du gouvernement impérial, je participerai, moi aussi, par la plume, à la guerre sans merci dont la Lanterne a donné le signal. Puis, quand l’heure de la révolution aura sonné, je viendrai à Paris me mêler aux conjurés, et, le fusil en main, je me battrai pour établir la république sur les ruines de la tyrannie.

Tel était mon plan, et je caressais ce projet, sans voir ce qu’il avait d’insensé. Je ne vivais plus que pour le réaliser.

La difficulté était surtout de gagner la Belgique. De Marseille à Bruxelles, il y a loin.

Traverser la France, il n’y fallait point songer. Je m’imaginais que, la frontière mise entre mes parents et moi, personne n’aurait plus recours pour me faire ramener à la maison paternelle.

Tout compte établi, — car il y avait lieu de calculer encore avec mes maigres ressources, — je me résolus à gagner l’étranger par les Alpes. Je pouvais arriver jusque-là. Une fois en Italie, me disais-je, je vivrai comme je pourrai, m’employant, un mois dans une ville, un mois dans une autre, à n’importe quels offices, réservant exclusivement ce que je gagnerai pour mes frais de route, me rendant ainsi à petites journées vers cette terre promise de mon imagination exaltée, la Belgique.

Je ne me sentais pas le courage d’avouer à mon père que j’avais perdu la foi, et je me préparais à quitter pour toujours ma famille. Explique qui pourra cette anomalie.

Cependant, je n’étais pas seul, à la maison, à lire clandestinement des journaux athées et des brochures révolutionnaires. Mon frère, bien qu’il fût mon aîné, subissait mon influence. Quoiqu’il eût quatre ans de plus que moi, une seule classe nous séparait, au collège. Ainsi, à Mongré, il était en quatrième, quand j’étais en cinquième. Pendant les vacances, nous étions ensemble davantage encore. Nous ne faisions pas une partie de promenade l’un sans l’autre. Sans se passionner autant que moi pour la politique, mon frère avait aussi l’esprit aventureux, et il était devenu mon complice dans la dissimulation dont je me rendais coupable à l’égard de notre pauvre père.

Mon frère accueillit donc volontiers mes ouvertures, et, quand il fut question de fuir la maison paternelle, pour rompre avec une existence qui nous pesait, il se rallia à mon plan de voyage.

Nous fîmes argent de tout ce que nous possédions. Un à un, nous transportâmes chez le bouquiniste nos dictionnaires, livres d’étude et autres ; nous, avions une bibliothèque des mieux montées. Ces ventes avaient été effectuées avec adresse, sans que nos parents pussent se douter que les placards, toujours fermés, où nous mettions nos affaires, étaient vides. Ne gardant que le strict nécessaire, nous avions même fait disparaître ceux de nos costumes dont il y avait possibilité de tirer quelque chose chez le fripier. Pendant cinq ou six semaines, nous n’avions pas dépensé un sou des petites sommes que notre famille nous donnait pour nos menus plaisirs. Enfin, le jour même du départ, nous vendions nos montres et nos bijoux. En tout, nous avions réalisé environ deux cents francs. D’autre part, nous avions acheté chacun un petit révolver de poche et un poignard. Il nous restait à peu près cent cinquante francs ; or, comme nous ne nous étions jamais vus à la tête de pareille fortune, nous pensions très certainement qu’avec cela nous pourrions aller au bout du monde, s’il l’avait fallu.

Nous partîmes le 18 octobre, au matin. C’était un dimanche. Un orage était dans l’air.

Je dis à mon père que nous allions entendre la messe, mon frère, et moi, au sanctuaire de Notre-Dame de la Garde, et qu’après ce petit pèlerinage, si le temps se mettait au beau, nous ferions une partie de mer.

Pour que notre escapade ne pût être soupçonnée, j’eus l’effronterie de prier ma mère d’avoir, au repas de midi, tel plat que j’aimais beaucoup, ajoutant que nous serions de retour à onze heures et demie, sans faute.

L’orage se déclara ; il y eut une tempête épouvantable. Nous en fûmes ravis, mon frère et moi.

— Nos parents penseront, nous disions-nous, que nous avons été promener en mer, quand même, et ils nous croiront victimes de notre imprudence.

Mais voici une particularité qui donnera au lecteur une idée exacte de mon caractère.

N’ayant jamais avoué à l’abbé Jouet la transformation que j’avais subie, j’étais demeuré, malgré moi, zélateur de la Petite Œuvre ; détenteur de listes d’adhésions, il m’avait bien fallu, sous peine de voir mes projets se démasquer, continuer à accueillir les souscriptions des personnes auprès desquelles j’avais été précédemment un propagateur de la dévotion à Notre-Dame du Sacré-Cœur.

On voit d’ici mon ennui, mon embarras.

Cet argent n’était pas à moi ; bien qu’il fût destiné à l’Église que je considérai alors comme l’ennemie, et quelle que fût mon ardeur extrême à augmenter n’importe comment mes ressources, je ne pouvais m’approprier la somme en ma possession ; c’eût été un vol.

Quelques jours avant notre fugue, je rencontrai l’abbé Jouet.

Le directeur de la Petite Œuvre avait, sans doute, depuis mon départ de Saint-Louis, reçu les confidences de l’abbé Carbonnel, mon dernier professeur ; celui-ci lui avait probablement fait part de ses appréhensions à mon sujet. En effet, l’abbé Jouet se tint sur la réserve, en me voyant. J’étais, à la rue, causant avec quelqu’un de mes nouveaux amis, dont la tournure était éminemment démocratique.

Plantant là mon ami, j’allai droit au missionnaire de Notre-Dame, très étonné.

— Monsieur l’abbé, lui dis-je, j’ai un reliquat de souscriptions destinées à la Petite Œuvre. Soyez assez bon pour me faire savoir à quelle heure vous serez demain chez vous, afin que je vous remette l’argent en question.

La somme se montait à vingt-cinq francs à peu près. Le lendemain, à l’heure convenue, je les apportais à l’abbé Jouet.

Lorsque, un mois après, le missionnaire n’eut plus aucun doute, par les tristes nouvelles reçues de moi à Saint-Louis, sur ma perdition qui parut à tout le monde irrémédiable, il fut frappé de ma conduite en ce qui concernait la Petite Œuvre.

C’était à qui disait :

— Notre pauvre Gabriel est bien perdu à jamais ; il mourra dans l’impénitence finale.

Seul, parmi les professeurs du Collège Catholique, l’abbé Jouet avait confiance en mon retour.

— Non, répétait-il, il ne se peut pas que la grâce abandonne notre cher enfant ; elle le poursuivra, quand elle sera le plus repoussée par lui ; elle le vaincra, au moment où il se croira le plus fortement cuirassé par le mal. Il a pour lui, contre tout l’enfer déchaîné, la protection de Marie.

En 1882, au mois de juin, je m’étais rendu en Italie, à l’occasion des funérailles de Garibaldi. À Rome, l’Association Démocratique des étudiants de l’Université m’invita à donner une conférence à la jeunesse des écoles. M. le sénateur Caracciolo de Bella mit à ma disposition la salle de la Société Progressiste. Là, en face du Vatican, le cœur gonflé d’une haine satanique, je me répandis, avec une fureur sans égale, en invectives contre la religion et la papauté.

Ce même jour, 10 juin, une autre voix s’élevait dans la chaire d’une église de Rome, et cette voix disait :

— Prions, mes frères, prions pour un aveugle ; prions pour un de mes anciens élèves que l’enfer nous a pris et qu’il nous faut arracher à l’enfer.

Et le prédicateur sans me nommer, racontait l’histoire des vingt-cinq francs de la Petite Œuvre. En narrant cette anecdote, il avait des larmes dans la voix. Et les prières des fidèles montèrent suppliantes vers le ciel.

Ce prédicateur, c’était l’ancien missionnaire d’Issoudun, mon professeur de Saint-Louis. Il avait réalisé son beau rêve d’apôtre. Il ne s’appelait plus l’abbé, mais le Père Jouet. L’ordre religieux de Notre-Dame du Sacré-Cœur, reconnu par le Pape, compte aujourd’hui de nombreux membres, répandus dans les contrées les plus reculées du monde. Voilà comment, en 1882, le Père Jouet, supérieur général, résidait à Rome.

Mais je reviens à l’aventure peu édifiante de ma fuite de la maison paternelle.

C’était donc un dimanche. Nous partîmes, mon frère et moi. Nous primes le chemin de fer et nous nous rendîmes à Aix, où nous passâmes la journée.

Nous nous sentions errants, nous nous imaginions que tout le monde nous remarquait. Pour demeurer inaperçus, donc, nous cherchâmes à nous confondre dans une foule. Un café-concert nous attira par son vacarme ; nous nous y précipitâmes ; ces hurlements de chanteurs de dernier ordre, ce bruit d’un orchestre réduit à sa plus simple expression, mais faisant néanmoins un tapage excessif, cette atmosphère enfumée, saturée des émanations de l’alcool et de l’acre odeur de la multitude, tout cela nous étourdissait, et, grisés en quelque sorte, nous oubliions, dans ce milieu immonde et malsain, le père et la mère qui, là-bas, se désolaient, en proie à des transes mortelles.

Nous mangeâmes, sans appétit, dans un restaurant de catégorie infime. Puis, après le repas, nous revînmes encore nous étourdir dans le nauséabond et charivarique casino.

Il s’agissait d’atteindre minuit, heure du départ de la diligence qui se rend à Digne.

Ah ! quelle mauvaise nuit je passai dans le lourd véhicule ! Les cahots et le sentiment insurmontable de ma vilaine action m’empêchèrent de dormir.

Mon plan de voyage était celui-ci :

Gagner la frontière par le nord du département des Basses-Alpes, et pénétrer en Italie, à travers montagnes, par le col de l’Argentière.

À Digne, deux routes s’offraient, pour atteindre la frontière. La plus courte, par la Javie et Barcelonnette, avait, pour nous, le désavantage de nous faire traverser des communes relativement populeuses, où nous pouvions être signalés ; nous en avions, du moins, la crainte. La plus longue, par Barrême, nous obligeait à redescendre d’abord vers le Var ; mais, une fois Barrême traversé, nous ne cheminions plus que par de minuscules bourgades, franchissant sans cesse monts et vaux, longeant les Alpes-Maritimes et parvenant enfin au col de l’Argentière par une région à peu près déserte et des défilés presque inaccessibles.

C’est pourquoi, après avoir passé la matinée à Digne, nous prîmes la diligence de Barrême. Seulement, pour éviter de séjourner dans ce chef-lieu de canton, nous fîmes halte en un maigre hameau d’une quarantaine d’habitants, appelé Norante.

Nous étions là en pleines montagnes. Le site nous charma. Une lutte s’engagea, en nous, entre deux désirs contraires : d’une part, nous avions hâte de nous trouver en Italie ; d’autre part, nous éprouvions le besoin de respirer encore le plus possible notre bon air de France.

Il fut donc décidé que nous demeurerions à Norante jusqu’au jeudi et qu’ensuite nous partirions pour ne plus nous arrêter.

Il n’y avait pas d’hôtellerie, à Norante, comme bien on pense ; mais une famille de cultivateurs avait consenti à nous héberger. Ces braves gens, à qui nous avions conté une histoire quelconque, se nommaient Féraud, si j’ai bonne mémoire.

Le jeudi, 22 octobre, tandis que nous revenions de vagabonder à travers les collines, on nous dit que le brigadier de la gendarmerie de Barrême demandait à nous parler.

Nous comparûmes, un peu penauds, devant le représentant de la force publique ; il nous apprit, — ce qui nous stupéfia, — que notre père nous attendait à Digne, où il nous était enjoint de retourner.

Le gendarme s’offrait, avec une grâce tout à fait narquoise, à être notre compagnon de route.

Toute résistance était impossible.

Nous revoilà bientôt à Digne. M. le procureur impérial nous administra une verte semonce, en présence de notre père, plus navré, certes, que nous. Le pauvre homme se croyait le jouet d’un cauchemar.

— Mais enfin, nous disait-il en sanglotant, pourquoi êtes-vous partis ? Qui a pu vous faire quitter la maison ?

Nous pleurâmes aussi et racontâmes ce que nous comptions écrire à nos parents dès la frontière passée.

Notre pauvre père était abasourdi, atterré.

Bref, nous repartîmes avec lui pour Marseille ; durant le trajet, il nous raconta ce qui s’était passé.

Quand on ne nous avait plus vu reparaître chez nous, le jour de notre fuite, on nous avait cru d’abord victimes de quelque accident. Notre mère était allée chez un de nos amis, ancien camarade de collège, pour l’interroger, pour savoir de quel côté nous nous étions rendus en partie de plaisir.

Notre ami, un des rares confidents de notre escapade, avait déclaré n’être au courant que d’une promenade projetée en mer.

Je ne sais pas comment il s’exprima ; mais sa déclaration parut suspecte à notre mère, et l’excellente femme comprit alors qu’aucun malheur n’était arrivé, qu’on lui cachait quelque chose.

Elle retourna à la maison, ouvrit nos placards, et, les trouvant vides, fut certaine de notre fuite.

Quelques journaux oubliés frappèrent son attention ; c’étaient les feuilles de M. Royannez. Nous avions dû laisser échapper parfois des appréciations sympathiques au sujet du journaliste radical de Marseille. Notre mère se les rappela, et, avec cette clairvoyance que donne seule l’affection, elle se dit :

— C’est chez ce M. Royannez que je saurai la vérité.

Elle ne se trompait point.

M. Royannez, chez qui elle courut, ne lui déguisa rien. Il lui fit part des communications qu’il avait reçues, se défendit d’avoir encouragé notre escapade, — il disait vrai, — et lui apprit que nous étions partis dans la direction de Digne.

La famille s’était alors adressée à l’autorité ; le télégraphe avait joué, et notre itinéraire avait été découvert.

Rentrés à la maison, nous eûmes à subir les remontrances de tous nos parents, remontrances évidemment très méritées.

Les explications, que je donnai, pour ma part, avaient beau être sincères ; elles n’étaient pas de nature à justifier notre équipée.

— En ce qui me concerne, disais-je à mon père, je ne pouvais me résoudre à vous avouer qu’en continuant à pratiquer la religion je vous trompais, et je ne pouvais pas non plus m’imposer longtemps encore un culte que maintenant je déteste ; cette hypocrisie, à laquelle ma fausse situation me contraignait, était pour moi une vraie torture ; j’ai voulu en finir.

Nos parents délibérèrent sur la conduite à tenir à notre égard.

Tout bien examiné, on se dit que, dans cette aventure, le vrai coupable, c’était moi, que mon frère avait subi mon influence, et que c’était à mon imagination un peu précoce et à mon ardeur par trop déréglée qu’était dû ce voyage de haute fantaisie ayant pour but Rochefort et la Belgique.

Mon père, ne sachant à quel saint se vouer, demanda conseil à tout le monde. Il était négociant et avait un associé ; celui-ci l’engagea à m’infliger une correction sérieuse, à me faire enfermer dans une maison de discipline.

Comme conclusion, mes parents décidèrent que mon frère continuerait ses études et que, moi, je serais mis en réclusion à Mettray, jusqu’à mon retour à de meilleurs sentiments.

Usant de son droit légal de correction paternelle, mon père obtint donc du président du tribunal civil une autorisation d’internement, et, le 1er novembre, je quittai Marseille sous la conduite d’un gendarme. À vrai dire, le gendarme, choisi pour me faire escorte jusqu’à Mettray, n’était pas le premier venu. Il était connu et apprécié de la famille ; il avait, un jour, sauvé la vie à mon oncle, en arrêtant son cheval emporté ; il était, à raison de cela, considéré et aimé par mes parents. Mais, si pour eux il était « le brave ami Bécoulet », pour moi, c’était… un gendarme.

Je partis en sa compagnie, maudissant les conseillers de mon père, enrageant de ne pouvoir me soustraire à cette humiliante correction, jurant à la religion une haine éternelle, me promettant bien de tirer dans l’avenir une vengeance éclatante du traitement qui m’était infligé.

Ce long voyage de Marseille à Tours fut pour moi un vrai supplice.

En vain, je tentai de m’échapper ; le gendarme ne me perdait pas de vue, une seconde.

À Mettray, il me remit entre les mains des directeurs, et l’on me claquemura dans une étroite chambrette, verrouillée et grillée, une prison.

Ah ! je n’ai pas l’intention de plaider les circonstances atténuantes. J’étais bien coupable ; mais je crois, aujourd’hui encore, que l’associé de mon père ne lui avait pas conseillé la bonne voie à prendre pour me ramener.

Au point de vue de la probité, rien ne pouvait m’être reproché, et l’on me soumettait à la réclusion dévolue aux malfaiteurs.

Entre mes quatre murs, j’enviais le sort des jeunes gens de la colonie agricole, envoyés à Mettray, après s’être assis sur le banc de la correctionnelle. Ils allaient et venaient, ils vivaient au grand air des champs, ils étaient relativement libres ; et moi, du matin au soir, j’étais écroué dans une cellule, pouvant à peine faire quatre pas.

Oh ! quelle torture !

— Quoi ! l’on espère que je demanderai grâce, me disais-je ; eh bien, non, je me révolte plus que jamais.

Je n’avais certes pas à me plaindre de la nourriture ; mon père avait recommandé de ne me laisser manquer de rien, et l’on me servait des repas très confortables.

Le personnel de l’établissement n’avait que des prévenances pour moi.

Mais que m’importait ? Je me souciais peu de toutes ces attentions.

— Donnez-moi du pain noir, bourreaux ! m’écriai-je, et rendez-moi la liberté !

Je vivais dans une exaspération continuelle, j’écumais de fureur, j’étais comme une bête fauve arrachée à son désert et rugissant de se voir en cage.

Un professeur, nommé M. Messire, venait me donner quelques leçons ; car mon père, espérant me voir m’amender, ne voulait pas que je perdisse le fruit de mes études. Ces leçons me plaisaient, non à cause de l’instruction nouvelle que j’en retirais, mais parce qu’elles me permettaient d’avoir du papier à ma disposition.

J’écrivais en cachette mes impressions de jeune reclus. J’ai tracé, alors, des lignes que j’ai conservées et qui prouvent bien la rage folle dont j’étais animé.

On me permettra d’en reproduire quelques-unes. Le public ayant été souvent étonné de mes violences de journaliste et n’en connaissant point les origines, il est utile que le lecteur se rende un compte bien exact de mon état mental, à l’époque où je délirais de furie sous les verrous de Mettray.

Voici un morceau des plus caractéristiques. Il occupait la place d’honneur dans mon recueil de prisonnier ; qu’on excuse mes quatorze ans et ma folie. J’avais intitulé cela : les Psaumes de la Vengeance.


I


Le soleil venait de s’éteindre dans l’océan, * et la nuit allait bientôt couvrir le monde de son manteau semé d’étoiles.

La mère, assise dans un coin de sa demeure, versait des torrents de larmes, * et essuyait ses yeux humides ;

Et loin, bien loin d’elle, * le fils pleurait aussi.

La distance séparait leurs corps ; * mais leurs cœurs étaient unis par une amère douleur.

Et les persécuteurs se réjouissaient : * ils entouraient leurs têtes de couronnes de fleurs, et leurs lèvres s’humectaient des vins les plus recherchés.

Ils chantaient ; * et leurs bouches infâmes proféraient ces paroles odieuses :

« Gémissez et pleurez, fils et mères ; * gémissez, tandis que nous sommes dans l’allégresse.

« Nous nous réjouissons des larmes de l’enfant ; * les sanglots de la mère font notre bonheur et de notre joie.

« À nous le plaisir, à nous les douceurs de l’ivresse ! Que le nectar coule dans nos coupes argentées ! »

Et l’amphore versait des flots d’un breuvage délicieux ; * et l’encens répandait une odeur des plus suaves.


II


Cependant, loin du tumulte et du bruit, * au fond d’un noir cachot était le malheureux exilé.

Sa tête, affaiblie par la souffrance, * se reposait sur ses mains chargées de fers ;

Son visage était rouge d’une violente colère, * et son cœur oppressé soulevait par moments sa poitrine.

La rage étincelait dans ses regards, * et des larmes nombreuses s’échappaient de ses paupières.

L’espoir et la crainte, l’amour et la soif de la vengeance agitaient tour à tour son âme, * et la pensée de sa mère lui revenait sans cesse à l’esprit.

« Ah ! s’écriait-il, quelle doit être en ce moment la douleur de ma mère, * de ma bonne mère que j’aime tant !

« Mes oppresseurs sont heureux, sans doute, * et le chagrin inonde le cœur de celle qui m’a donné le jour.

« Ô tyrans, qui m’avez arraché de ses bras, * vos plaisirs ne dureront point ;

« Car l’injure que vous m’avez faite * demande une prompte satisfaction.

« Ô ma mère chérie, * qui me rendra à ton amour ?

« Nos ennemis triomphent, * et la tristesse nous accable.

« Pourquoi n’ai-je point résisté à leurs persécutions ? * pourquoi n’ai-je point levé mon bras contre ceux qui me tendaient des embûches ?

« Pourquoi n’ai-je point ouvert les yeux, quand ils m’entraînaient loin de toi ? * pourquoi me suis-je laissé conduire comme un enfant à la lisière ?

« Pourquoi n’ai-je point encore brisé mes chaînes ? * pourquoi n’ai-je point encore franchi ces murs qui m’environnent ?

« C’est que la colère pèse sur moi ; * c’est que la haine est implacable.

« Qui me délivrera de l’esclavage ? * car ma faiblesse est trop grande !

« Ô ma mère chérie, * qui me rendra à ton amour ?… »


III


Soudain, l’éclair déchire la nue, * et une vive lueur illumine le cachot du prisonnier.

Une voix frappe ses oreilles * et retentit jusqu’au fond de la vallée :

« Fils, lève-toi ; * tes épreuves sont terminées.

« Le moment est venu de renverser la tyrannie * et de rendre à ta mère le bonheur et la tranquillité.

« À ton approche, tes ennemis, naguère si orgueilleux, * courberont leurs fronts dans la poussière :

« Tu marcheras sur leurs corps, * et la vengeance suivra tes pas.

« Fils, lève-toi ; * cours délivrer tes frères qui gémissent dans l’esclavage ;

« Prends le fer en main, * et va combattre les superbes ! »

L’exilé se dressait, secouait ses bras devenus tout à coup vigoureux, * et ses lourdes chaînes se brisaient avec fracas.

Il marchait, * et ses pieds n’étaient plus retenus par des entraves.

Devant lui, les murs s’entr’ouvraient ; * devant lui, les collines s’aplanissaient.

À sa voix, les captifs sortaient de leurs prisons, * et les tyrans tremblaient sur leurs trônes d’or.


IV


Au milieu d’une plaine marécageuse * est un manoir aux murailles sombres et crénelées ;

Un fossé l’enveloppe de ses eaux sanglantes, * et sept lions en gardent les portes ;

Les tigres et les panthères circulent à l’entour ; * les hyènes attendent leur proie ;

Les vautours tiennent dans leurs serres des lambeaux de chair ; * et les serpents font entendre d’horribles sifflements.

À l’intérieur, est une cour jonchée de cadavres, * et pavée de têtes humaines ;

Au centre s’élève une large pierre, * que recouvre la bave infecte des reptiles,

Une femme y est debout, * qui tient un glaive dans sa main ;

Les tresses de ses cheveux sont des vipères entrelacées, * et ses yeux lancent des éclairs ;

Le sang jaillit sous la pointe de son arme, * et la sueur ruisselle de son bras.

Cette femme est terrible ; * son empire s’étend au loin.

Tous la craignent et la redoutent ; * car nul ne peut échapper à son courroux.

C’est elle qui guide l’exilé au sortir de son cachot ; * c’est la Furie Vengeresse qui immole les oppresseurs.


Dans mes rages de forcené, je n’en voulais nullement à mon père. J’étais convaincu, — et en cela je ne me trompais pas, — qu’il avait cédé à des conseils étrangers.

Je le voyais triste de ma réclusion, ne l’ayant demandée qu’à contre-cœur.

Pensant à lui, j’écrivais ces vers :

Petits oiseaux, qui volez dans l’espace,
À vous la joie, à vous la liberté !
Le prisonnier, dans sa captivité,
De ses chagrins un moment se délasse


Par vos accents mélodieux.
Laissez pleurer celui qui pleure ;
Chantez : votre sort, à toute heure,
Est d’être gais, est d’être heureux.
Et toi, gracieuse hirondelle,
Qui vas dans le midi pour retrouver l’été,
Passe par ma Provence, et porte, sur ton aile,
Porte mes chants d’amour à mon père attristé !


Parfois, j’entrais dans une colère sauvage contre Dieu ; je le maudissais, je faisais retentir les murs de ma cellule des plus horribles blasphèmes. Puis, je retombais, abattu, et je me disais :

— Non ! Dieu n’existe pas !

Et j’essayais de me convaincre des sottises de l’athéisme.

Dans d’autres moments, c’était la tristesse qui m’accablait, après mes accès de fureur ; j’avais alors d’étranges aspirations. Je sentais qu’un être immatériel est au-dessus de nous, et je l’invoquais, quel qu’il fût.

Voici encore une de ces poésies de prison, composée le 25 décembre :


LE NOËL DE L’EXILÉ


 C’est Noël ! c’est Noël ! L’Église, tout entière,
Dans ses joyeux transports chante son Rédempteur :
Elle se réjouit ; et moi, loin de ma mère,
Je pleure et suis rempli d’une atroce douleur.


Tandis qu’autour de moi domine l’allégresse,
Que j’entends retentir cris de joie et d’amour,
Tandis qu’on est heureux, je suis dans la tristesse,
Et je trouve à me plaindre au sein du plus beau jour.

Pour tous, le firmament est d’un bleu sans nuage,
Pour tous, le soleil brille, et je suis dans la nuit ;
Aux autres, le ciel pur, et pour moi seul, l’orage,
Et le temps, lourd pour moi, bien lentement s’enfuit.

C’est que ma place est vide au banquet de famille,
Où naguère on me vit joyeux et triomphant ;
C’est que dans tous les yeux un doux plaisir scintille :
Seule, ma mère est triste ; il lui manque un enfant.

Que je suis affligé ! que grande est ma misère !
Combien je suis ici délaissé, malheureux !
Ô Dieu, qui que tu sois, fais que ta foi m’éclaire
Et que mon cœur glacé s’embrase de tes feux !


Ces quelques feuillets, extraits de mes notes de prisonnier, donneront, je l’espère, une idée exacte de l’état de mon âme.

En relisant ces pages, empreintes tour à tour de fureur, d’amour filial, de tristesse et de vagues tendances à un retour vers Dieu, je me dis parfois : qui sait si, dans le cas où mes parents eussent répondu à ma révolte, non par des mesures de rigueur, mais au contraire par un redoublement de tendresse, qui sait si je ne serais pas revenu promptement à la vérité et au bien ?

Hélas ! les conseils que l’associé de mon père donna à ma famille furent en cela fatals ; ils eurent pour moi des conséquences déplorables.

Le régime du vinaigre ne convenait pas à mon tempérament ; il m’eut fallu le miel.

Je fus donc indomptable. Je me raidissais contre la correction ; chaque jour passé dans la cellule de Mettray me rendait plus aigri, chaque minute de cette souffrance prolongée m’affermissait dans l’esprit de révolte.

Je finis par faire mon deuil de ma liberté ravie, je me résignai à la réclusion, et, le calme, un calme sombre, m’ayant envahi, je m’arrêtai froidement à la résolution suivante :

— Je ne me soumettrai pas. Dans trois ans et trois mois, j’aurai dix-huit ans. Jusque-là, je souffrirai ici. Le 21 mars 1872, usant à mon tour du droit que la loi me donnera de m’engager dans l’armée, je devancerai l’appel de ma classe et m’enrôlerai. Je préfère mille fois la caserne à la prison ; j’aime mieux être le soldat de Bonaparte que le captif des prêtres.

Je me considérais, en effet, comme une victime du clergé ; je croyais, par erreur, que mon père avait été conseillé à mon sujet, non seulement par son associé, mais aussi par mon oncle, l’aumônier de la Charité, et par le curé de notre paroisse, lequel était un des locataires de mes parents.

Fort de ma résolution, je n’aspirai plus dès lors qu’après le jour, encore lointain, où il me serait possible de contracter un engagement militaire, qui me délivrerait trois ans avant ma majorité.

Je dressai un tableau sur lequel j’inscrivis, un à un, tous les jours qui me séparaient de mes dix-huit ans. Chaque soir, j’effaçais une des dates de mon tableau, et je me couchais en disant :

— Encore 1884 jours… Encore 1183 jours… Encore 1182 jours à souffrir… Après, je serai libre, et alors, comme je me vengerai !…

Un matin, le directeur de l’établissement, étant venu me rendre visite dans ma cellule, aperçut mon tableau et me demanda ce que c’était. Je lui en donnai l’explication. Il en fut frappé, réfléchit longuement, m’interrogea de nouveau, et sortit en secouant la tête d’un air qui signifiait :

— Allons, voilà un petit bonhomme avec lequel il n’y a rien à faire.

Ma pensée est que ce directeur, très bon et très sensé, écrivit à mes parents et leur donna son avis ; et, sans doute, il engagea mon père à renoncer au plus tôt à l’emploi des moyens coërcitifs.

Le 6 janvier 1869, le sous-directeur de Mettray m’annonça que la liberté m’était rendue. Je ne me fis pas prier, comme on pense, pour boucler ma valise. Un employé de l’établissement m’accompagna jusqu’à Tours : là, il me remit un billet de chemin de fer pour Marseille, me donna des provisions de route et me souhaita bon voyage.

Je montai dans le train, la tête absolument bouleversée : d’une part, j’étais ivre de joie en me sentant libre ; d’autre part, j’avais la conviction que c’était à contre-cœur que ma famille m’avait fait relâcher et je ne savais aucun gré à mon père d’avoir abandonné ses droits de correction. Une expérience avait été faite par mes parents ; elle ne leur avait nullement réussi ; on jugeait bon de ne pas la poursuivre. Tant-mieux pour moi ! me disais-je ; mais tant-pis pour le clergé qui est l’auteur de ce qui m’est arrivé ! Et je vouais de plus belle une haine implacable à tous « mes ennemis ».

Le lecteur s’attendait peut-être à me voir lui donner, au cours de ce chapitre, une description de Mettray. Je ne l’ai pu, pour une bonne raison : c’est que je n’ai jamais vu l’établissement. Je sais que Mettray est une colonie agricole, peuplée de jeunes détenus, enfants coupables ayant passé en correctionnelle pour un délit, mais acquittés comme ayant agi sans discernement. Les colons, employés à des travaux d’agriculture dans une propriété qui a plus de deux cents hectares, jouissent d’une liberté relative et apprennent, selon leurs aptitudes, tel ou tel métier. Mais, en ce qui me concerne, je ne fus pas, une seule minute, classé parmi les colons.

J’ignore si les instructions données par mon père avaient été outrepassées. Quoi qu’il en soit, depuis le premier instant de mon arrivée jusqu’au moment de ma sortie, j’ai été en cellule, dans la partie de l’établissement qu’on appelle, si j’ai bonne souvenance, le quartierde punition. Le réduit était on ne peut plus étroit. Je n’avais pas même un lit, mais un sac garni de paille et suspendu à deux crochets aux murs, à la façon des hamacs. Le jour était donné par une petite fenêtre grillée très haute, à laquelle il était impossible d’atteindre. La nourriture seule, je l’ai dit, ne laissait pas à désirer ; mais j’eusse préféré dîner de pain noir et vaquer avec les colons aux travaux des champs. Tous les mardis, un surveillant me conduisait dans une cabane, et là, pendant deux heures, il m’occupait à fendre du bois ; c’est tout l’exercice auquel il m’était permis de me livrer. Je ne pouvais donc admettre que, n’étant pas un voleur, n’ayant comparu devant aucun tribunal, je fusse traité plus durement que les voleurs.

Aussi, mes soixante-cinq jours de cellule à Mettray sont-ils gravés dans ma mémoire comme une longue période de souffrance atroce.

Tous ceux qui m’approchaient me semblaient des bourreaux ; je les voyais tous avec horreur : une seule personne m’était sympathique ; c’était le professeur, M. Messire, qui me donna, pendant mon séjour, quelques leçons d’histoire, de narration française et de comptabilité ; homme de bonnes manières, il était animé de sentiments très justes.

En arrivant à Marseille, je trouvai, à la gare, mon père qui m’attendait. Il m’embrassa en pleurant. Je ne repoussai pas ses caresses ; mais je ne pus lui dire autre chose que ceci :

— Je ne vous en veux pas… Non, papa, ce n’est pas à vous que j’en veux !

Ma mère insista pour que je continuasse mes études. Il ne fallait plus songer à me mettre dans un collège catholique. J’entrai au lycée, comme externe libre.

Je commençai, dès lors, une existence en partie double.

Moitié élève, moitié journaliste, j’allais, deux fois par jour, au lycée, pour y suivre les cours, et, rentré au logis paternel, je bâclais mes devoirs et passais le reste de mon temps à griffonner des impiétés, que je m’efforçais de faire accueillir par les feuilles radicales de la ville.

Au surplus, je revoyais ceux que j’appelais mes amis : le conspirateur Leballeur-Villiers, l’athée Royannez, le juif Simon Weil.

Mon père, à qui je ne cachai plus ma conduite, était désespéré.

J’apportais triomphalement à la maison mes bonnes notes de classe, mes certificats de premier ou second en composition, et, en même temps, j’affectais de déployer quelque journal d’opinion écarlate, la Voix du Peuple ou l’Excommunié.

Ma mère ne voyait que mes succès d’élève et se réjouissait. Mon père, lui, ne voyait que l’abîme dans lequel je m’enfonçais chaque jour davantage, et des sanglots lui montaient à la gorge.

S’il tentait une observation, je levais le doigt et montrais une immense pancarte que j’avais placée sur le mur de ma chambre.

Sur cette grande pancarte blanche, il n’y avait qu’un mot en colossales lettres noires, entourées de rouge : METTRAY.

Et partout, j’inscrivais ce nom fatal ; partout, les yeux, humides de larmes, de mon père le rencontraient.

À table, il me servait de réplique et de réponse à tout.

Mettray ! Mettray !… Cela sonnait comme un glas funèbre, le glas de mon âme perdue et de mon cœur brisé.

Au mois de mars de cette même année, un Père jésuite, de la Mission-de-France, directeur du Cercle Religieux dont mon père faisait partie, eut l’occasion d’aller à Rome.

Mon père le pria de remettre une supplique au Souverain Pontife. Ne suivant, cette fois, que sa propre inspiration, le pauvre cher papa avait recours à la prière, la vraie bonne arme contre Satan.

Voici cette lettre :


À notre Saint Père le Pape Pie IX.


Saint et bien-aimé Père,


Ayez pitié de moi, car j’ai deux enfants bien malades. Je les recommande à vos saintes prières. Deux garçons de 16[1] et 19 ans, ne croyant plus en Dieu ni à l’immortalité de l’âme.

Un de vos enfants dévoués,
qui vous aime,
Membre du Cercle Religieux,
Marius Jogand.
Marseille, 30 mars 1869.


Rendant compte de sa démarche, le religieux, qui avait été le messager de mon père, lui dit en lui rapportant la réponse :

— Ayez confiance. Dieu ne vous abandonnera pas. Le Saint Père a pris part à votre affliction. Sa Sainteté a daigné vous donner une preuve bien consolante de sa bonté paternelle, en écrivant de sa propre main les vœux que son cœur forme pour vos malheureux enfants. Ayez confiance.

En effet, après avoir lu la supplique, Pie IX leva un moment les yeux au ciel ; puis, prenant une plume, il écrivit, dans la marge de la lettre, ces mots, que l’avenir devait transformer en une prédiction :


Dominus te benedicat, et illuminet filios tuos ita ut videant et amplectentur veritatem.

Pius N.


Comme les desseins de Dieu sont mystérieux ! Comme ses vues sont impénétrables !

N’est-il pas certain aujourd’hui que Pie IX le Saint a été, sur terre et dans le ciel, un de mes meilleurs avocats devant le tribunal de la miséricorde suprême ?

Jusqu’à ces derniers temps, mon père me laissa ignorer sa lettre au Souverain Pontife et la réponse qu’il en reçut. C’est seulement après ma conversion qu’il me fit connaître sa démarche et me remit l’autographe mille fois précieux.

Or, Dieu, dont j’avais eu le malheur de me détourner par une mauvaise communion, a permis que je fusse, pendant dix-sept ans, l’esclave de l’enfer. Mon avilissement a été tel que j’ai osé inspirer les libelles les plus infàmes contre le Pontife vénéré qui, sans que je le susse, priait pour moi. Et Dieu, enfin, a voulu signaler sa clémence merveilleusement grande, en la faisant éclater dans ces circonstances caractéristiques : c’est au moment où je dépensais tous mes efforts à outrager plus que jamais la mémoire de Pie IX, c’est à ce moment même que la lumière de la grâce m’a éclairé.

Pie IX, écrivant à mon père, disait :

« Que le Seigneur te bénisse, et qu’il illumine tes fils tant et si bien qu’ils voient et embrassent la vérité ! »

Le vœu pontifical de 1869 s’est accompli en 1885. Dieu, dont nous ne pouvons comprendre les plans sublimes, a toléré qu’un homme donnât toute la mesure possible de l’impiété, et il a voulu aussi qu’après l’abomination poussée au comble, le vœu de son vicaire s’accomplît.

Quels chétifs vers de terre nous sommes dans les infinis de l’éternité !



  1. Mon père commettait une légère erreur à mon propos ; je n’avais alors que 15 ans.