Confidences de femmes/1
I
L’Attente.
…Pour toute la journée, j’ai congédié la vieille paysanne qui fait mon service. Je voulais être seule avec toi, dans ce coin sauvage et si pittoresque qu’on croirait un lointain village bourguignon ; bien qu’il soit aux portes de Paris.
C’est ensemble que nous l’avons découvert, il y a trois ans, t’en souviens-tu ? un jour que nous avions pris un train, au hasard, pour aller n’importe où, pas trop loin…
Ah ! nous ne cherchions pas longtemps un but, lorsqu’il nous était possible de nous évader de notre vie fiévreuse. Ton refuge, c’était moi ; et n’importe où nous allions, tu te trouvais bien, puisque j’y étais.
Mais le charme de ce joli pays en plein bois, avec ses rares maisons basses, cachées sous les branchages, ses tapis de haute mousse étendus sous les châtaigniers (te rappelles-tu, nous faisions de grands détours pour ne pas marcher dessus tant leur air tout neuf nous imposait) la bonne odeur de terre mouillée, de résine et de chèvrefeuille t’avait tellement grisé, que tu ne voulais plus que nous partions.
Comme un enfant gâté réclame un jouet, et comme si cela eût été possible, tu t’entêtais : « Je veux rester ici, toujours, toute la vie (toute la vie !!?) avec toi, ma mie aimée… Oh ! le joli rêve, et si facile à réaliser ! Installons-nous tout de suite, je t’en supplie ; il doit bien y avoir une maison à louer… ou à vendre ?… »
Et comme, plus sage, les bras noués autour de ton cou, j’essayais de dire des mots raisonnables, car déjà je savais la fragilité de tes enthousiasmes, soudain boudeur, tu as dénoué mes bras, et déclaré, en faisant la moue, que je ne t’aimais pas, que jamais je ne t’aimerais autant que tu m’aimais…
Te souviens-tu aussi de la clairière, et du petit étang, et des « demoiselles » aux ailes irisées qui, en tourbillonnant, font des grâces comme si elles dansaient un menuet ? Et le petit ruisseau, où coule une eau si vive et si claire, que nous ne pûmes résister au besoin d’y rafraîchir nos lèvres, toi en la « supant » au creux de mes mains, moi au creux des tiennes ?
Aux vacances, j’ai pensé au joli village que tu avais oublié, et voilà quinze jours que je suis ici. Une fois seulement tu es venu… Hier soir, il me semblait que, si je devais t’attendre un jour encore, je n’en aurais plus la force. Mais, ce matin, je me suis levée joyeuse : À midi, tu serais là !…
Dieu que les heures ont passé vite !
Comme une toute petite bourgeoise qui « traite », et aussi, sans doute, parce que la femme qui aime a des instincts de mère et de servante, je n’ai plus songé, te sachant gourmand, qu’au repas que j’allais t’offrir. Je suis allée au marché voisin choisir les pêches les plus juteuses, les fraises les plus parfumées, le melon bien à point, la belle crème double, que j’ai rapportée précieusement dans un pot de grès entouré de feuilles de vigne et d’herbe humide. Puis des œufs « chauds-pondus », un poulet à la chair fine et blanche !…
J’ai rapporté tout cela moi-même dans un grand filet de ménagère. Les marchandes et les commères, d’abord hostiles, finirent par regarder avec admiration cette belle Madame tout en blanc, un brin « râleuse », mais qui sait si bien acheter !
Et moi qui vivrais de pain et de fruits plutôt que de me faire cuire un œuf, moi si coquette de mes mains, après avoir allumé un grand feu de sarments, j’ai troussé, flambé, embroché le poulet, mieux peut-être que ne l’eût fait une cuisinière habile. Ah ! combien j’étais fière de mon œuvre ! Si tu m’avais vue regarder avec orgueil, comme un peintre regarderait une toile dont il est satisfait, les beaux tons dorés que prenait la bête, arrosée patiemment avec le beurre qui grésillait dans la lèchefrite…
À l’ombre de l’acacia et des sorbiers, j’ai dressé le couvert sur la table fleurie de capucines.
…Lorsque je fus parée de la robe que tu préfères, au moment de piquer une rose dans mes cheveux, sans savoir pourquoi, tout à coup, j’ai frissonné. Mes mains étaient si froides, que je suis venue les tendre aux braises qu’ont laissées les sarments. C’est fou par cette chaleur ! Pour effacer l’inquiétude vague qui s’emparait de tout mon être, le brouillard qui me semblait ensevelir toutes les choses, j’ai couru à la barrière du jardin. Ah ! comme j’avais besoin d’apercevoir ta silhouette là-bas, au tournant du sentier !…
Le sifflet du train qui s’arrête, au lieu de chasser mon effroi, a résonné sur mon cœur comme un cri de détresse… J’ai peur, j’ai peur, pourquoi ? Je détourne les yeux pour ne pas voir le boîteux, tu sais, le vieux porteur de dépêches. Il monte lentement le raidillon parallèle au chemin de la gare, en épongeant son front. On dirait qu’il vient ici !… Ce n’est pas vrai, dis ? Viens vite me rassurer… Ah ! mon Dieu ! il a fait un signe, il m’a vue, et il brandit une dépêche, tout joyeux de penser qu’un verre de vin l’attend…
« Retenu au dernier moment ; tendresses. »
Le vieux me regarde, ahuri ; j’oublie de lui donner son verre de vin, mais je lui crie en éclatant d’un rire strident, continu, qui fait vibrer toute la maison calme et l’emplit d’un bruit de folie : « Emportez tout, tout, le poulet, le melon, la belle crème, les fruits… Je n’ai plus faim, je n’aime rien de tout ça… Que je suis contente ! Que je suis contente ! Personne ne vient déjeuner ! » J’ai encore la force de lui jeter le filet à provisions, et je me sauve dans ma chambre, où je sanglote éperdûment, effondrée en travers de mon lit…