Confidences de femmes/10
X
Femme.
— Vous avez quelque chose, Mad ?
— Non, je vous assure…
C’est dit mollement, avec un petit sourire crispé, paupières baissées ; car Mad ne sait ni dissimuler ni mentir. Les rares fois où il lui arrive de farder la vérité, son joli visage ingénu, tout entier, semble dire « Vous savez… je mens…, mais mettez-y un peu du vôtre, que diable ! ne me regardez pas trop… ou alors je ne pourrai pas aller jusqu’au bout… »
Pour l’instant, Mad tapote les coussins du divan, puis les range les uns sur les autres, comme s’ils étaient en exposition à l’entrée d’un grand magasin. Après quoi, elle se lève et va contempler avec attention les branches de fusain vernissé qui émergent du broc d’étain sur le rebord de la fenêtre.
Revenue près de moi, elle bredouille :
— Il faut que je me sauve, je suis pressée…
— Déjà ? mais vous arrivez !
— Oui, seulement…
— Allons, dites franchement… Qu’est-ce qui ne va pas ? C’est avec Jacques ?
Combien de fois déjà ai-je consolé Mad, prompte à se créer d’imaginaires soucis, comme tous ceux que la vie gâte, et qui ignorent le tourment réel…
— Oh ! non… Jacques, ça va toujours, on s’aime fort, vous savez, tous les deux…
— Alors ?
— … J’hésite à vous raconter… C’est fou, stupide… et pourtant je suis accourue ici… dans mon désarroi, il m’a semblé que ça me soulagerait de vous confier ma ridicule détresse.
— C’est si grave que ça, mon petit Madou ?
— Oui et non… Vous allez me trouver compliquée ?…
— Qu’importe ?
— Eh bien, voilà… Vous savez si je l’aime, Jacques, d’une passion presque exagérée ; je ne conçois plus la vie sans lui ; si je suis deux jours sans le voir, rien ne m’intéresse plus ; tout plaisir qu’il ne partage pas avec moi me paraît fade, et à côté de cela…
— Vous l’avez trompé.
— Oh ! pouvez-vous croire ! D’abord je l’aime, et puis j’ai des principes à la rigueur, j’admets qu’on trompe son mari, mais son amant ! il n’y a vraiment pas d’excuse…
— Ne vous indignez pas, je mettais les choses au pis, pardon… Vous disiez donc que vous aimez Jacques ?…
— Il ne s’agit pas de Jacques. Vous connaissez Monteil ? Maurice Monteil ?… ce pauvre garçon qui m’a tant aimée… d’un amour si dévoué, si sincère que j’en avais l’âme chavirée. Oui, vous n’imaginez pas combien de fois j’ai pleuré devant le chagrin que je lui faisais… Et pourtant, jamais je n’ai pu prononcer une parole lui laissant espérer qu’un jour peut-être je l’aimerais… C’était plus fort que moi ; à la pensée qu’il pourrait être mon amant, je me sentais prise d’une angoisse maladive, tout mon corps frémissait d’horreur… Et je lui ressassais, sans conviction, les pauvres mots qu’on dit en pareil cas : que l’amitié est un sentiment bien supérieur à l’amour… qu’il est le seul durable, le seul qui ne donne pas de déceptions… Je lui jurais que je n’aurais jamais de meilleur ami que lui… mais qu’autrefois j’avais trop souffert, que mon cœur était mort à l’amour… Et comme ma voix tremblait en disant cela !… Car déjà Jacques occupait presque toutes mes pensées ; je prévoyais, j’espérais… ce qui est arrivé…
« Plus tard, je lui ai tout dit, à Jacques, et il n’a pas eu la stupide jalousie qu’un sot eût pu avoir. Il n’a pas exigé que je sacrifie brutalement, cruellement, Maurice. Je n’en aurais pas eu le courage d’ailleurs… Et voici la note comique…, Jacques et moi, nous prenions mille précautions pour que Monteil ne se doutât pas que nous nous aimions. Nous ne voulions pas lui faire cette peine… Deux ou trois fois il nous est arrivé de l’apercevoir quand nous flânions bras dessus, bras dessous ; ah ! si vous nous aviez vu filer ! On eût dit d’un couple adultère, surpris par le mari. Si Maurice parle de moi à Jacques, Jacques affecte un petit air indifférent, de même que moi, s’il me parle de Jacques…
« Et voyez-vous, j’avais fini par vivre heureuse entre ces deux hommes… Maurice avait renoncé à me parler de son amour… à se plaindre… Parfois je me suis demandé s’il ne se doutait pas… Peu importe, puisqu’à la longue il s’était fait une raison, qu’il m’épargnait ses doléances… Je le sentais toujours aussi dévoué, aussi fidèle. Ah ! quel repos ! quelle sécurité d’avoir un ami sûr, qui n’est pas un amant !
« Si j’avais le moindre ennui, même au sujet de Jacques… une petite brouille d’amoureux… ça arrive, n’est-ce pas ?… j’accourais dans le grand bureau sévère, qui m’est si familier, si amical, si salutaire ! Je m’asseyais, je disais simplement : « Je suis triste », et je ne faisais plus d’efforts pour parler, pour dire des choses oiseuses… Et Maurice m’enveloppait de son bon regard de chien fidèle, qui me rendait confiance. À l’abri de son affection, je triomphais de toutes les misères.
« Et il y avait trois ans que cela durait, trois ans, vous entendez… Égoïstement j’acceptais que Maurice renonçât à l’amour, à la seule joie d’ici-bas, pour demeurer uniquement mon patito. Oui, je trouvais cela tout naturel, à peine remarquais-je que ses tempes s’étaient argentées bientôt… qu’une ride s’était creusée de chaque côté de sa bouche.
« Depuis quelques mois, même, je me réjouissais de voir qu’il avait retrouvé toute sa gaîté, tout son entrain d’autrefois…
« Et ce matin, comme je devais aller faire un petit voyage avec Jacques, j’allai lui dire adieu ; je l’ai trouvé rayonnant. Il m’a regardée gravement, et les yeux dans les yeux, il m’a dit : « Ma petite Mad, donnez-moi vos mains, vos chères petites mains, je suis sûr de votre affection… Ce n’est pas de votre faute si vous n’avez pu m’aimer… on ne commande pas à son cœur… Mais vous m’avez donné le meilleur de vous, votre amitié. Vous m’avez aimé, vous m’aimez tendrement, comme un frère… Et je suis sûr que je vais vous faire une grande joie, une très grande joie… Ma petite Mad, je suis guéri, bien guéri, maintenant… Je vous aime comme une sœur chérie, et j’aime une femme, comme je vous ai aimée. Et cette femme m’aime autant que je l’aime.
— Eh bien ! Mad, vous devez être contente, réjouissez-vous…
Mais Mad sanglote, effondrée sur le divan :
— Je n’aurais pas voulu, comprenez-vous, je n’aurais pas voulu qu’il aimât une autre femme…