Confidences de femmes/11
XI
Ménages.
— Tu mens.
C’est dit d’un ton badin, mais on sent qu’il le pense, sans d’ailleurs s’indigner autrement.
Il arpente le vaste atelier, s’arrête devant une toile, déplace un chevalet, peste contre le jour maussade, risque, dans un geste brusque, de renverser un vase au col élancé qui émerge d’un meuble fragile, ronchonne parce qu’il ne trouve pas ses gants, s’assied enfin, griffonne quelques lignes et rejette si violemment la plume dégouttante d’encre bleue qu’elle choît, en l’éclaboussant de points minuscules, sur le tapis mastic.
Puis, gentil sans transition, il rejoint Marthe, immobile devant la baie ouverte, et qui contemple, d’un morne regard, les ébats des gosses à l’orée de leur royale forêt : le talus verdoyant, buissonneux et ensoleillé des fortifications d’Auteuil.
— Bonjour, mon petit Marthon joli, embrasse-moi vite, je suis en retard, il faut que je file… Quoi ! qu’as-tu encore ? Non ! tu fais la tête ! que t’ai-je fait ?
— Tu es admirable, tu me traites de menteuse, tu bouscules tout, tu bougonnes, tu t’énerves, et lorsque ta mauvaise humeur tombe sans plus de raison qu’elle n’en avait de naître, tu t’étonnes que ceux que tu as rabroués ne sourient pas béatement.
— Ah ! mon Dieu, tu vas encore faire une histoire pour un mot, un mouvement de travers… Avec toi, il faut peser toutes ses paroles, étudier ses attitudes… C’est entendu, là, j’ai eu tort, j’ai un sale caractère, mais j’ai une bonne nature, avoue… puisque je reviens tout de suite…
— Comment donc !… tu es magnanime ! tu ne gardes jamais rancune aux gens des injures que tu leur dis, ni ne leur en veux de ton attitude irritante.
— Quel petit bout de femme acariâtre… exigeant, qui me martyrise…
D’un baiser qu’elle rend, désarmée, il lui clôt les lèvres, et se sauve.
Je n’ai jamais vu Jacques et Marthe demeurer deux heures sans se quereller. Est-ce lui qui a tort, ou elle ? Apparemment, c’est elle. Bien qu’elle soit mon amie, plus que lui, je dois être juste : elle donne vraiment trop d’importance à des vétilles, et commet des erreurs ridicules. L’autre jour encore, devant des gens, après avoir affecté de ne lui point adresser la parole, voilà que tout à coup, v’lan, elle lui décoche un mot agressif, sans rime ni raison, avec, dans les yeux, une lueur maligne, comme les mauvais gamins qui sont ravis de faire une rosserie idiote… Il est vrai que, dans ces cas-là, Jacques est aussi maladroit qu’elle ; au lieu de faire semblant de ne pas entendre — les profanes n’y verraient rien — il ponctue bien le trait, le souligne, de cette voix grognon et suppliante d’enfant maltraité qu’il prend parfois :
— Vous entendez Marthe ? C’est toujours ainsi, jamais, jamais, elle ne laisse passer une occasion de me dire une chose désobligeante.
Et avec les autres je pense tout bas :
— Quel bon garçon au fond…
Mais est-ce curieux tout de même que ces deux êtres, intelligents pourtant, ne comprennent pas qu’à ce petit jeu-là, un beau jour — un vilain plutôt — leur ménage pourrait bien se disloquer pour tout de bon ? Bien sûr… ça a son charme, les raccommodements, mais c’est comme le pâté d’anguille, il n’en faut point abuser ; à la fin on risque de ne plus les digérer…
Et cédant à ce stupide besoin que parfois nous avons tous de nous mêler de ce qui ne nous regarde pas, je risque :
— Comme vous êtes intransigeante avec Jacques, Marthon !… Vous ne devriez pas…
Mais Marthe, une Marthe impétueuse, surexcitée, que je ne reconnais plus, me coupe net la parole :
— De grâce, ne me prêchez rien, je sais… je suis insupportable, et Jacques est un saint… C’est peut-être vrai… mais il s’y est si bien pris, qu’à cette heure, c’est simple, tout ce qu’il fait, tout ce qu’il dit m’exaspère… Avant qu’il n’ait ouvert la bouche, vous entendez ? eh bien, je prévois ce qu’il va dire, et j’attends, telle un moteur sous pression, le mot ou le geste, qui provoquera la mise en marche… Je sais qu’en deux heures il trouvera dix puérils sujets de se plaindre. Le bruit l’énerve, la chaleur l’accable, le froid l’irrite. Parce qu’il ne trouve pas un objet qui lui crève les yeux, il entre en furie. Dehors, les promeneurs qui piétinent devant lui, le mettent en rage. En auto, c’est une autre chanson : le chauffeur va trop vite ou trop lentement ; la portière ferme mal, les ressorts sont exécrables. Il grogne contre le manque d’air, et ne peut supporter le vent… ni la pluie, ni le soleil… Sapristi ! Les petites misères de l’existence touchent les autres de même que lui ! N’est-ce pas de l’égoïsme raffiné, que d’infliger à ceux-là qui les subissent silencieusement, le surcroît de ses bruyantes doléances ?
« C’est lui qui décide : « Allons par ici… », sans même se demander, si l’on ne préférerait pas aller par là. Il décrète, agit selon son bon plaisir ; boude si l’on ne s’enthousiasme pas pour ce qui le séduit, mais montre une mine renfrognée, si d’aventure, il change son programme à mon gré. S’il a faim, je suis prévenue qu’il sera grincheux, mais grincheux plus encore si je ne partage pas son appétit. Tout lui est prétexte à s’emporter, et, s’il me fait une concession, c’est de si mauvaise grâce qu’au lieu de lui en être reconnaissante, je lui en veux…
« Si j’avais l’âme pacifique (Dieu m’en garde !) je n’agirais plus qu’en vertu d’une préoccupation unique : éviter ses criailleries. Insensiblement, je m’abaisserais aux naïves cachotteries, aux pauvres petits mensonges, jusqu’en complicité avec les domestiques ! je serais capable d’imiter les petites bourgeoises qui décident avec leur bonne :
— « On ne dira pas à Monsieur que le beau vase, qu’il a gagné à la fête de Neuilly est fêlé ; il crierait. »
« Il ne ment jamais… À quoi bon, puisque nulle crainte de blesser, de froisser, ne le retient ? Tout ce qui lui vient à l’esprit, il le dit, se donnant pour cela, deux excellentes excuses : la franchise, ou… une minute d’égarement vite oubliée… Il a une si bonne nature ! S’il a un ennui, aucune pudeur ne le fait hésiter à me le dire, puisqu’il sait que je le consolerai, le réconforterai… Mais moi, certaine de n’attendre de lui aucun secours, orgueilleusement je lui tais mes misères, mes déconvenues ; il ne connaît que ce qui m’arrive d’heureux, ce qui est ma parure… »
Et Marthon a conclu :
— Mais sachez bien qu’au demeurant Jacques est un garçon charmant, enjoué, prévenant, tolérant avec tous, et d’un tact exquis… Si son humeur est détestable, il a le bon goût de ne l’exercer que sur les êtres qui lui sont chers, et je sais bien qu’il m’adore.
Marthe ne m’a convaincue, ni qu’elle était parfaite, ni que Jacques était un monstre… Leurs défauts étalés m’ont seulement fait réfléchir aux miens et… aux vôtres.