Confidences de femmes/12
XII
Le Triomphe du passé.
J’étais là, hésitante, la plume levée, prête à tracer lâchement les mots que, ce mois-là, je m’étais si souvent surprise à prononcer tout haut, désespérément : « Reviens vite, je ne puis vivre sans toi… » Et pourtant, depuis quelques jours ma douleur était plus tolérable ; elle me laissait des heures de répit : elle semblait avoir pitié de moi.
Enfin, je dormais un peu. Je ne demeurais plus les yeux fixes dans le noir, n’osant faire un mouvement, comme une blessée, les mains collées aux oreilles, pour ne pas entendre le tic tac crispant de la pendule, ni le tintement lugubre des heures ; ah ! ces heures lentes, comme elles vous résonnent dans le cœur, comme elles paraissent méchantes à ceux que le désespoir tient éveillés.
L’impression de néant, de fin de tout, que j’avais si violemment éprouvée devenait intermittente. Je n’avais plus que des crises… Mais, mon Dieu ! qu’il fallait peu de choses pour les provoquer, ces crises : un bout de papier sur lequel, en m’attendant, il avait griffonné une phrase, une note pour un article, pour une pièce, pour un livre, et qu’il oubliait presque toujours. Je faisais disparaître ces « traces », mais sans cesse, il en surgissait de nouvelles, je ne pouvais toucher à rien sans apercevoir cette écriture, biscornue et si personnelle, qui me faisait défaillir.
Un jour, courageusement, j’avais tout fouillé, tout bouleversé, puis brûlé tout ce qui me le rappelait : portraits, lettres, brouillons.
Mais hélas ! si j’ouvrais un journal, son nom brusquement m’apparaissait, inévitable, implacable, inoubliable… Puis, c’étaient les gens qui, à chaque instant, me parlaient de lui… Alors un immense besoin de le revoir m’étreignait le cœur, je l’appelais tout bas de ces mots délicieusement bêtes, chers aux amants.
Et pourtant, pourtant, j’avais le sentiment très net que ce serait fini, que je serais sauvée, si j’avais la force de résister encore un mois, une semaine peut-être… C’était comme pour les malades dont on dit : « S’il passe huit jours, il sera hors de danger. »
Or, à cette heure de crise où j’étais prête à écrire les mots fatidiques, ma femme de chambre vint me dire : « Il y a là une dame de Rouen qui voudrait vous parler… Elle dit que son nom ne vous rappellera rien, mais que vous l’avez connue autrefois. Je n’ai pas osé la renvoyer. »
L’inconnue me raconta qu’elle était venue chez moi pour une raison quelconque, avant mon divorce, il y avait douze ans… que, depuis lors, elle avait eu des revers de fortune… qu’elle était à Paris sans ressources… et qu’un vieil ami commun lui avait donné mon adresse, l’assurant que je l’aiderais…
Je ne me souvenais pas d’elle. Néanmoins je promis ce qu’elle me demandait. Puis on parla de Rouen, cette ville qui m’avait été odieuse pour mille raisons, et dont j’avais plaisir à parler aujourd’hui que j’étais libre, comme on parle de la geôle après l’évasion, mais tout de même avec un petit frisson…
« Le fils Morin avait divorcé l’an dernier… Les demoiselles Leban, qui montaient en graine stérilement, avaient fini par trouver preneurs, à cause de leur grosse dot. Elles étaient d’ailleurs malheureuses toutes deux, mais pieuses, et partant résignées… Lenoir avait fait de la politique, il était député… Les uns étaient morts, les autres mariés… »
— Et moi, demandai-je tout à coup, qu’a-t-on dit de moi après mon départ ?
Elle parut gênée.
— Dites… oh ! ça m’est égal !
Elle se fit un peu prier, puis :
— Eh bien, on a dit que vous aviez eu des amants… beaucoup d’amants…
— Ah ! et qui ?
Elle me cita des noms, des gens à qui, pour la plupart, je n’avais jamais parlé. Elle ajouta en manière d’excuse : « Ce n’est pas drôle, vous savez, vous étiez si gentille, en ce temps-là… »
Pour moi, « en ce temps-là » j’étais une petite femme falote, niaise, j’étais le puéril reflet de la sottise ambiante, et je m’étonne encore d’avoir pu, à travers mon ignorance, me frayer un chemin vers la vie active, intelligente.
— Qu’a-t-on dit encore ?
— Ah ! bien… que vous aviez ruiné votre mari.
— Hein !?
Durant nos quelques années de mariage, nous n’avions vécu que sur ma fortune personnelle, et j’étais partie en abandonnant ma dot. Mais je ne protestai pas ; le temps n’est plus où je m’indignais de ces calomnies. Maintenant elles ont pour moi le même intérêt que les champignons vénéneux pour le naturaliste.
L’inconnue reprit :
— Un homme qui vous a bien aimée, c’est M. Verner, l’architecte… Il en a eu du chagrin, celui-là, quand vous êtes partie… Il parlait tout le temps de vous, et il était d’un triste !
— Il s’est vanté d’avoir été mon amant, celui-là aussi ?
— Ah ! mais non, il vous défendait, au contraire ; il disait que tout ce qu’on racontait était faux.
Pauvre Verner ! Comme cela remonte loin ! Dix-huit ans ! J’en avais seize à cette époque… Il était marié, moi j’allais me marier, aussi, sans enthousiasme… Est-ce qu’on sait à cet âge ? Dès que je le connus, il m’inspira une sympathie très franche et très pure. Oh ! ce n’est pas qu’il fût bien transcendant… mais je vivais dans un milieu si borné, si prudhommesque ! Il était doux, rêveur, romantique… Jamais il ne me dit un mot qui pût effaroucher ma vertu de petite bourgeoise.
Naturellement mon mari m’avait reproché cette amitié, si maladroitement que son injustice m’avait encore davantage rapprochée de Verner.
Du reste, on imagine aisément le prestige que pouvait avoir aux yeux d’une petite provinciale, tombée dans le piège du mariage sans rien connaître de la vie, cet ami romanesque qui lui disait des choses jolies, qui lui parlait comme à une grande personne importante, elle, qu’on traitait encore en gamine négligeable…
Malgré tout, la force des choses nous avait séparés… J’avais cessé de le voir bien longtemps avant mon divorce.
Et voilà qu’à évoquer cette époque si fraîche, si jeune de ma vie, il me venait des bouffées de souvenirs étrangement savoureux. Jamais, jamais, depuis quinze ans, je n’avais pensé à Verner, et tout à coup son image s’imposait à ma mémoire. Je me revoyais marchant près de lui à la lisière de la forêt, et l’évocation était si forte que je pensais respirer l’odeur des bois de mon pays…
Certes, je ne souhaitais pas le revoir, ce pauvre Verner ! Je me rendais bien compte de ce qu’il était en réalité : peu cultivé, joli homme de province, jouant les amants romantiques qui soupirent sous les balcons, sans compter que les années avaient dû l’épaissir, lui donner un air de sotte importance… L’homme n’existait plus pour moi, mais autour de sa silhouette foisonnaient mille souvenirs charmants qui faisaient diversion, chassaient mon idée fixe… En égrenant le chapelet des anciens jours, j’allais oublier les jours présents… franchir « le cap des tempêtes », entrer dans la zone sereine où je serais « hors de danger ». Mon amour présent allait s’évanouir dans l’ombre douce de cette lointaine amitié amoureuse. C’était — ne souriez pas — comme de l’homéopathie sentimentale…
J’ai gardé l’inconnue un mois… Je l’ai tirée de peine, et comme, avec émotion, en me quittant elle me remerciait : « Mais non, mais non, lui dis-je, c’est moi qui vous suis très reconnaissante… »
Elle ne comprendra jamais.