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Confidences de femmes/13

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A. Messein Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 101-110).

XIII

Le Cœur a ses raisons…

— Oh ! Madame, je vais être bien indiscrète, mais… vous ne voudriez pas me donner votre livre ?

— …

— Non, pas celui-là… Celui où il y a des lettres d’amour… Je suis une sentimentale, moi. Le soir, en quittant le magasin, je m’arrête toujours à l’étalage des libraires, lorsqu’ils ne sont pas fermés. Je regarde les titres des livres, et je voudrais avoir le moyen d’acheter tous ceux où il y a le mot amour sur la couverture. Oh ! ne me croyez pas une dévergondée. Je suis une honnête personne, seulement j’aime les choses sentimentales, tout ce qui est poétique.

Ceci est accompagné d’un gros soupir, d’un regard extasié, et suivi d’un silence lourd de mélancolie.

Souvent, j’entre dans ce magasin de bonneterie à l’aspect provincial, placé sur ma route ; on m’y connaît, mais c’est la première fois que je regarde la caissière. Immuable et falote encastrée dans son rempart de chêne, elle m’a toujours paru sans visage. Sa peau « mâchée », ses yeux, ses sourcils clairsemés, ses cheveux, tout cela est jaune, décoloré. Pourtant un chignon de chanvre, bien bouclé, une guimpe de tulle blanc agrémentée d’un collier de corail, quelques bagues aux doigts, témoignent d’un naïf essai de coquetterie.

Ce soir, les patrons sont partis ; il y a peu de monde dans la boutique, on va bientôt fermer ; c’est pourquoi sans doute la caissière ose formuler sa demande.

J’acquiesce doucement :

— Certainement… volontiers, je vous le donnerai ce livre, mais… si vous êtes si éprise de poésie… votre métier doit parfois vous peser, Madame…

À ce moment, un vendeur s’approche, suivi d’un acheteur :

— Accolade ! Deux paires de chaussettes, quatre francs quarante. Une dito, un franc soixante-quinze. Une paire bretelles, deux quarante-cinq.

La caissière inscrit, rend la monnaie sur dix francs, et, le client, disparu rectifie :

— Mademoiselle… je suis demoiselle… Ah ! oui, je déteste le commerce ! Je n’étais pas née pour cela, je vous assure… l’existence n’est pas gaie… Et avec cela, une plaie au cœur qui ne se guérira jamais.

De nouveau, je regarde le pauvre être disgracié, en tâchant de cacher l’indéfinissable malaise que l’on éprouve malgré soi, à entendre une créature laide parler d’amour.

Quel âge peut-elle avoir ? Cinquante ans ? Quarante ? Trente seulement. Qui sait ?

Une mauvaise curiosité professionnelle me pousse à l’interroger ; mais de quelles vaines paroles pourrai-je payer cette confession ? Quel baume fugace saurai-je verser sur cette blessure ?

Elle reprend :

— Ça fait du bien de parler avec quelqu’un capable de vous comprendre…

Je pose tout de suite la question qui me brûle les lèvres, en employant les mots de romance qui doivent lui être doux :

— Et il y a longtemps que vous avez « cette plaie au cœur » ?

— Trois ans… oui, Madame, et c’était mon premier amour ! Je n’avais pas eu d’aventures comme ces filles qui se conduisent mal… J’étais institutrice, j’ai fait d’assez bonnes études en province. Oh ! pas comme on en fait à présent, bien sûr… mais je suis instruite tout de même. Ma famille tout d’un coup a été ruinée ; c’est alors qu’il m’a fallu travailler ; j’ai trouvé une situation pour éduquer de jeunes enfants, et je suis restée dix-huit ans dans des familles, en Algérie. Et puis, il y a quatre ans, j’ai hérité d’une cinquantaine de mille francs… Une vieille cousine qui est morte. Je n’y comptais pas, je la connaissais à peine. Et c’est comme cela que je l’ai connu, Lui. Vous comprenez, je n’entendais rien aux affaires de succession, n’est-ce pas ? Alors, je suis allée chez un avocat conseil. Il y était principal clerc, et Il était si distingué, si aimable, si prévenant. Ah ! je ne lui en veux pas ! Je lui dois les plus belles heures de ma vie. Il me faisait des vers, oui, Madame, je vous les montrerai, si vous passez un soir vers cette heure. J’ai tout ça dans un petit coffret, avec ses lettres, et des fleurs séchées ; c’est mon trésor. Chaque soir je les relis, et après, je prie le bon Dieu pour qu’il soit heureux… Car s’Il n’avait pas rencontré cette méchante femme, il me serait demeuré fidèle. Il me l’a écrit : « Plaignez-moi, ma douce fée, je suis ensorcelé, possédé, mais j’emporterai votre souvenir jusque dans la tombe, ô vous qui fûtes le rayon lumineux de mon âme. » Est-ce joli ? Ah ! il aurait pu faire des livres, lui aussi, s’il avait voulu ; il s’exprimait si bien !

« Je les sais par cœur toutes ses lettres, et tenez, vous me croirez si vous voulez, mais parfois, entre deux additions, je les récite comme une prière. Et le dimanche, quand je suis seule, je ne connais personne, personne, ici, eh ! bien, je reste dans ma chambre, les yeux clos, à rêver aux beaux dimanches où Il m’emmenait promener. En avait-il des attentions ! Une fois, il est descendu dans un ravin, oui, Madame, un endroit très dangereux, pour me cueillir une petite branche de clochettes bleues : « Une fleur bleue pour la jolie fleur bleue », m’a-t-il dit. Je sais bien que je ne suis pas jolie, mais n’est-ce pas, Il me voyait avec ses yeux d’amoureux et de poète… Et jamais Il ne m’a manqué de respect… Il était délicat, correct, Il savait bien que j’étais honnête. Ah ! nous pouvions aller n’importe où ensemble, rentrer tard seuls dans une voiture, c’est à peine s’il osait me baiser le bout des doigts en arrivant et en me quittant. Ses intentions étaient si pures ! Nous devions nous marier ; vivre dans ce beau pays plein de soleil, et je suis là, maintenant, à aligner des chiffres, c’est dur…

Je hasarde :

— Hélas ! chacun a ses peines, les femmes surtout ; il faut essayer de se faire une raison… oublier…

— Oublier ? Mais je ne veux pas, Madame ! J’aime mon mal ; je serais perdue, abandonnée, si je n’avais pas ce magnifique souvenir. C’est toute ma vie ; pensez, je suis seule au monde !

— Oui… évidemment… Mais il me semble qu’avec vos cinquante mille francs, vous pourriez entreprendre quelque chose de plus en rapport avec vos goûts… un cours, une pension de famille. Que sais-je ?

— Mes cinquante mille francs ? Mais je ne les ai plus, hélas ! ils sont perdus… Je les avais placés là-bas dans une banque ; ils devaient me rapporter gros d’intérêt. C’est Lui qui m’avait conseillé ce placement ; il avait une foi absolue en ces banquiers, et lorsqu’il apprit qu’ils avaient déposé leur bilan quelques jours après avoir reçu mon argent, il en fut consterné, fou de désespoir. J’ai dû le consoler, il serait tombé malade : « Quand je pense, répétait-il, que c’est moi qui vous ai fait commettre cette sottise, et que vous seriez en droit de m’en vouloir. J’ai envie de me tuer ! » Voyez quels sentiments ! Lui en vouloir, à Lui, si bon, si loyal, qui s’était si gentiment dévoué dans toutes ces démarches ! C’eût été un comble ! Je lui ai répondu :

« — Après tout, je ne comptais pas sur cet argent. Eh ! bien, nous travaillerons comme avant, voilà tout. Mais marions-nous vite. »

« Je ne voulais pas le laisser seul en cet état, vous comprenez… J’avais peur qu’il ne fît un malheur.

« Et tout était décidé ! Mais il devint soucieux, préoccupé, je voyais bien qu’il n’était plus le même ; la perte de cet argent lui avait dérangé le cerveau. C’est à ce moment qu’il fit la connaissance de cette vilaine femme… qui l’a envoûté. Seulement, au fond, je suis bien sûre qu’il ne m’a jamais oubliée, puisqu’il m’aimait : « Partez, rentrez à Paris, m’a-t-il dit, on ne sait jamais ce que l’avenir nous réserve. » Et je suis venue, j’ai quitté la famille où j’étais, sans dire même que j’avais perdu mon argent ; à quoi bon ?… »

Toute remuée, j’ai d’abord envie de dessiller les yeux de la pauvre fille. Peut-être, se voyant démasqué, l’aigrefin que je devine, lui rendra-t-il une partie de son argent, si toutefois il l’a encore… Mais je songe aussi à l’irrémédiable mal que je vais lui faire en lui enlevant son unique raison de vivre, ce rêve inachevé, compagnon de sa lamentable solitude, et, comme elle me demande :

— Croyez-vous qu’il me reviendra, Madame ?

Je réponds hypocritement :

— Mais oui, mais oui, espérez ; il faut toujours espérer.