Confidences de femmes/14
XIV
Votre maison.
Quand je viens chez vous, dans votre vieille maison, toute peuplée pour moi d’ancestrales images, je crois respirer par bouffées les parfums de mon enfance.
Comme je l’aime, votre vieille maison que vous ne connaissez pas ! Mais oui, ne prenez pas cette mine étonnée, j’ai bien dit : vous ne la connaissez pas. Ah ! bien sûr, vous l’aimez, et elle vous accueille, mais cela ne prouve rien… Vous êtes aussi étrangers l’un à l’autre que ces pitoyables amants, victimes du « coup de foudre » et condamnés par le destin à ne s’adorer que le temps qu’ils s’ignoreront.
Qu’une tare, qu’un défaut de confort à la longue vous pèse et vous vous en irez sans regrets. Rien ne vous attache ici, hormis l’ensemble harmonieux, le plaisant coup d’œil qui, à moi, me sont aussi indifférents qu’à vous les recoins familiers qui m’attendrissent.
Vous êtes touché d’une grâce passagère, mais il vous manque la foi initiale, l’atavisme… Vous éprouvez le contentement nouveau d’avoir pour vous seul une confortable maison ; cela vous grise. Vous en parlez comme les garçonnets, au lendemain de leur première communion, regardent dix fois l’heure à la minute, pour montrer leur belle montre.
Le mur tapissé de lierre, banal en soi, vous paraît unique, et, nulle part ailleurs, on ne voit cette rivière de ciel qui coule le soir entre les chênes… Vous vous extasiez sur le jardin imprévu en plein Paris, le jardin qui s’enorgueillit au centre de la pelouse d’un factice ruisseau où, à l’aube et à la chute du jour, coassent des grenouilles nostalgiques.
Vous me dites, exultant :
— Montons voir, du second étage, le bassin à la française du parc voisin.
Et vous vous impatientez parce que je m’attarde dans l’escalier, à regarder de longues minutes, la petite niche qui abrita sûrement une sainte. Maintenant, y gisent pêle-mêle, le collier du chien, des journaux, une brosse. Vous ne comprenez pas que je m’arrête à ça, tandis que de là-haut, on peut admirer de si jolies choses… Une niche avec une sainte dedans ! Comme mon cœur bat ! Cela ne vous rappelle donc rien de votre enfance, à vous ? Vous n’avez donc pas eu, jadis, une vieille maison, avec une jolie Notre-Dame de Bon Secours dans une niche, à droite de l’escalier ? Notre-Dame de Bon Secours !… Voyons ? Vous savez, bien, la plus coquette de toutes les Vierge Marie, toujours parée de brocart, de dentelle et d’or, couronnée des gemmes les plus rares, les plus scintillantes… et qui porte sur son bras un enfant Jésus si merveilleusement habillé… Lorsque j’étais petite fille, je me demandais parfois, moi qui en jouant me tachais sans cesse, comment il s’y prenait, lui, le petit Jésus, pour ne jamais salir ses beaux « effets ». Négligemment, je vous ai demandé un jour :
— Le grenier doit être joli ?
Et, surpris, vous m’avez répondu :
— Joli, le grenier ? ma foi, je ne l’ai jamais vu ; mais si vous saviez comme la cave est fraîche, comme mon Vouvray, à cette température, est agréable à boire ! Ah ! j’ai une cave incomparable…
… Vous n’avez pas eu la curiosité de visiter le grenier ! mais… quand vous étiez enfant, vous n’avez donc jamais cédé à l’attirance d’un vieux grenier, vous n’avez jamais goûté la joie de vous réfugier sous le toit, les poches bourrées de fruits, et rester là, longtemps, jusqu’à ce qu’on vous appelât — à fouiller les malles mystérieuses aux relents de patchouli, à lire de vieux almanachs aux pages déchiquetées, à feuilleter des livres à tranches rouges, à couvertures marron tavelé, dont la plupart des pages jaunies manquent au plus beau de l’histoire ; des livres enfin qu’on ne déniche que dans les vieux greniers. Et quand vous vous glissiez, méprisant un peu les grandes personnes qui ne les pouvaient approcher, sous les angles bas et étroits, vous ne vous êtes jamais comparé à un Dieu tout-puissant ? Vous n’avez jamais traîné une caisse vide jusque sous la lucarne, pour grimper dessus, et regarder, des heures durant, le peuple fabuleux des cheminées, aux diaboliques visages ?
Vous n’avez jamais écouté, lorsqu’elle s’accompagne du martellement de la grêle sur les ardoises, la mélopée de la gouttière un jour de pluie ?
Ah ! avoir bien peur, blottie dans un grenier, pendant l’orage, si vous saviez comme c’est bon !
Eh bien ! moi, je le connais, votre grenier ; j’y suis montée un après-midi que vous n’étiez pas là, aussi émue qu’une amoureuse franchissant le seuil de l’aimé… À la porte, d’instinct, pour ne pas effaroucher les vieilles choses endormies, j’ai chuchoté doucement : « C’est moi… » et il m’a semblé que tout ce qui était là s’agitait en un long frémissement d’aise… Non, non, ce n’était ni le vent, ni le courant d’air…
Et savez-vous ce que j’ai découvert, là-haut, tout là-haut, dans le long couloir ? Une fenêtre à guillotine ! Oui, une vraie, comme chez nous, autrefois…
En essayant de l’ouvrir, je me suis blessée aux doigts ; mais qu’importe, puisque j’y suis parvenue ! Quand j’ai demandé à votre servante de l’huile et une plume du plumeau pour graisser les coulisses, elle m’a regardée ahurie, après quoi, elle m’a déclaré avec compétence que « ça ne s’ouvrait pas ».
Et lorsque, triomphante, je fis fonctionner le ressort, elle s’est écriée :
— Oui… mais à quoi que ça avance, Madame, de s’être sali les mains pour faire marcher ça, puisque ça donne sur une courette et qu’on ne voit rien.
Et pas plus qu’elle vous n’eussiez compris, si vous aviez été là.
Quand vous célébrez le jardin, ses arbres, ses plantes et ses oiseaux — seriez-vous capable de distinguer le pierrot casqué de noir de sa femelle uniformément grise, ou la brune abeille veloutée de l’étincelante guêpe zébrée d’or ? — Votre ignorance de la nature déçoit et contriste mon âme rurale, autant que mon instruction rudimentaire étonne l’homme cultivé que vous êtes.
Savez-vous seulement que le saule, dont les branches retombent au-dessus du ruisseau artificiel en somptueuses fusées, et que vous admirez tant, agonise lentement ?
Non, puisqu’avec votre savoir vous n’êtes qu’un pauvre enfant de lycée, un enfant des villes, qui n’a jamais vu dépérir les saules dans les jardins, les saules dont la fin romantique laisse imaginer qu’ils meurent inconsolables d’avoir été arrachés aux rives natales… Mais moi qui sais… tout de suite, j’ai compris, lorsque votre voisin nous a expliqué :
— Ses premières années, il montait, montait, et puis tout d’un coup, sans qu’on ait rien fait pour cela, il est devenu un saule pleureur…
Sans rien dire (à quoi bon ?) j’ai fait le tour du saule, et bien vite j’ai découvert sa blessure, presque neuve, mais inguérissable… Là, très bas, à la souche, voyez… une toute petite fente, eh bien ! à chaque hiver, elle s’élargira, et, à mesure aussi, la sève remontera vers la cime qui s’inclinera un peu plus… Vos yeux de profane croiront à un plein épanouissement, car plus le mal sera grave, plus feuillu sera le panache. Jusqu’à sa dernière saison, l’arbre charmant défiera la mort, sa croissance illusoire trompera vos yeux qui ne voient point, et vous l’admirerez comme on envie, quand on ignore la cause de leur éclat, les pommettes carminées des poitrinaires.
Mais un printemps, le saule ne reverdira plus ; comme moi, vous en ferez le tour, vous verrez bien alors qu’il est fendu tout du long, mais vous ne comprendrez pas davantage…