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Confidences de femmes/15

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A. Messein Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 121-128).

XV

Tout s’en va.

Ma rue se fraie un chemin paisible, entre de hautes et solennelles demeures, qui ferment des portes discrètes sur des existences noblement silencieuses. Et son grand charme, c’est qu’elle ne vient de nulle part et qu’elle n’aboutit pas.

Elle naît subitement, d’un coin tumultueux, sans cesse engorgé par l’encombrement des plus pesants véhicules ; elle se perd tout à coup, derrière la plus tapageuse de nos gares, et il semble qu’elle n’ait pas d’autre rôle que de tracer, entre ces deux vacarmes, une longue ligne d’ombre et de paix. Dans son cours indolent, elle coupe d’autres rues, bruyantes, celles-là, toutes vibrantes du torrent de vie qu’elles charrient incessamment vers les grands débouchés du Nord et du Sud. Mais sa placidité n’en est point troublée ; elle les croise doucement, avec le froid dédain d’une grande dame qui se glisse, en serrant ses jupes, à travers une foule suspecte, et elle continue sa marche, sans but, dans une sorte de rêverie muette.

Hier, en sortant de chez moi, j’ai rencontré ma vénérable voisine, la douairière de M… Doucement, avec un sourire amène, elle me fit quelques remarques désobligeantes sur la dimension de mon chapeau, qu’elle jugea « voyant » ; puis, sans que ce fût, du moins je le suppose, par voie de conséquence, elle ajouta ! « Croyez-vous, chère Madame, notre rue se dérange ! »

Étonnée, un peu effrayée, ne sachant trop dans quel sens je devais entendre ces paroles, je regardai autour de moi. Les maisons gardaient leur apparence discrète, portes closes comme des lèvres pincées ; sur les trottoirs glissaient, se rendant à la messe, des dévotes étriquées, qui portaient sous leurs bras de gros livres de messe, recouverts d’étoffe noire.

Je reportai les yeux vers la douairière, qui continuait de sa voix douce, un peu lente :

— Oui, chère Madame, c’est à croire que notre pauvre rue, elle non plus, ne saura pas échapper à la corruption des temps… Vous savez que le propriétaire de ma maison est mort ? C’était un bien digne homme ; Dieu l’a rappelé à lui, malheureusement trop tôt. Il n’a pas eu le temps de faire de testament, ce sont des cousins, des gens de rien, sans religion, qui ont hérité. Les anciens concierges sont partis ; ceux qui les remplacent louent à tout venant !… Un appartement qui était à louer depuis quatre ans ! Vous entendez ?… tant on craignait un mauvais voisinage… Eh bien, ils l’ont loué à une petite femme, qui se dit veuve… Veuve ? hum !… En tout cas, une veuve qui a bien mauvais genre ; je la croirais plutôt divorcée… Divorcée ! dans une maison comme la nôtre ! Avec des jeunes filles ! Quel exemple !

— Elle se tient mal, cette jeune femme ? risquai-je.

— Comment, vous ne l’avez pas rencontrée dans la rue, avec ses cheveux courts, ses chapeaux excentriques, ses robes plaquées sur le corps ? Mais c’est un scandale ! Tous les hommes se retournent sur elle !… Je vois ça de mes fenêtres ; je l’ai fait remarquer l’autre jour à Monsieur l’abbé…

« C’est que vous, chère Madame, vous n’avez pas connu notre rue dans son beau temps. Ah ! c’est il y a vingt ans, qu’il fallait la voir rien que des familles bien pensantes, des Messieurs prêtres. Il n’y avait pas cette boutique de teinturerie, avec ces femmes… toujours sur la porte ; il n’y avait qu’une boutique, celle du charbonnier, un brave homme ; c’est lui qui avait à descendre les malles, quand nous partions pour la campagne. Il a vendu son fonds il y a cinq ou six mois, à un garçon mis comme un monsieur, ma foi, rasé de frais, tout propre ; on ne dirait jamais un charbonnier. Ma bru a une femme de chambre, une petite fille très bien, que nous avons prise dans un patronage ; nous n’osons même plus l’envoyer chez lui, et je le dis à tout le monde, pour mettre en garde les personnes qui ont de jeunes domestiques. Il ne pourra pas continuer, ce garçon, on n’ira plus chez lui ; c’est impossible, vous comprenez.

« C’est comme l’hôtel, là, en face, vous n’avez pas idée comme il était bien autrefois ; mais tout a bien changé… La fille s’est mariée, ses parents lui ont alors donné la maison en dot et se sont retirés. Le jeune ménage a voulu transformer la maison, je vous demande un peu !… J’ai bien vu tout de suite que ce ne serait plus le même genre. On a emporté les vieux lits d’acajou. On en a rapporté d’autres, des lits de milieu, avec des rosaces… Ils ont mis des brise-bise de couleur. Alors, n’est-ce pas, la vieille clientèle est partie. Je ne sais pas celle qu’ils ont maintenant… Je ne peux pas voir de mes fenêtres, vous comprenez…

« C’est sur le même côté… Mais… voyez-vous, on dirait que c’est depuis que le journaliste est venu habiter la rue que tout a mal tourné.

— Il y a un journaliste dans la rue ?

— Oui. Oh ! pas quelque chose de bien ; il écrit dans des journaux que nous ne lisons pas… Il y a là une actrice qui vient chez lui, avec de la poudre de riz : elle a l’air d’un pierrot. Cela m’ennuie bien, parce que mes petits-fils la voient quelquefois, de la salle d’étude…

— Quel âge ont-ils ?

— L’aîné va sur les neuf ans ; le petit n’en a que cinq… Mais qu’est-ce que je vous disais donc ? Ah ! oui, je ne comprends pas que le propriétaire ne donne pas congé ; ce sont des allées et venues continuelles ; seulement, il graisse la patte de la concierge, et elle ne dit rien ; j’ai bien envie de lui écrire, moi, au propriétaire.

— Mais, il ne fait pas grand mal, ce journaliste. En somme, on est maître de recevoir qui l’on veut chez soi…

— Ah ! mais, chère Madame, est-ce que le mal de la rue vous gagnerait aussi ? Voyons, vous n’allez pas plaider la cause de gens pareils, je suppose ? Prenez garde, vous connaissez le proverbe… Je puis me permettre de vous dire cela aussi, par amitié… Tenez, vous avez une robe rouge, n’est-ce pas ? Je ne veux pas la critiquer, mais ma bru me disait hier encore : « Notre voisine, vous savez… Eh ! Eh ! » C’est comme votre coiffure ; franchement… là, que voulez-vous qu’on en pense ? »

C’était dit très gentiment, avec un sourire doucement maternel. Mais il y avait tout de même « quelque chose » dans le coin des lèvres… Mon Dieu ! que je suis inquiète ! Si j’allais perdre l’estime de la douairière ?