Confidences de femmes/16
XVI
Le Cœur mort.
Mon Dieu, qu’elle l’avait aimé !
Elle se souvenait de l’atroce déchirement lorsqu’elle avait appris sa trahison, de la douloureuse et sotte fierté qui lui avait dicté ce billet maudit. « Je ne veux plus vous revoir ; je vous méprise, adieu. » Mais elle l’avait écrit, ce billet avec l’arrière-pensée qu’en le recevant il accourrait affolé, qu’il la supplierait de lui pardonner, ou bien lui jurerait qu’il ne l’avait jamais trahie, que tout ce qu’on lui avait raconté était faux.
Et déjà elle se sentait prête à admettre n’importe quelle explication plutôt que de le perdre, à se raccrocher aux plus fragiles espoirs, à se leurrer d’illusions, à se laisser convaincre, fût-ce par les plus absurdes invraisemblances.
Pourtant, un reste d’orgueil l’avait éloignée de chez elle, dès que son « bleu » avait été parti, elle ne voulait pas être là quand il viendrait ; elle voulait paraître forte… « Il sera malheureux en ne me trouvant pas, s’était-elle dit, tant mieux, c’est bien son tour de souffrir un peu ». Après, elle le rappellerait bien vite, elle lui écrirait : « Vous êtes venu, vous avez raison : nous ne pouvons nous quitter ainsi, sans une dernière explication (elle soulignerait, dernière explication) je vous attends. »
Alors elle avait éprouvé un grand soulagement.
« Une dernière explication ! »
Elle voyait la scène : il entrait, elle s’efforçait d’être digne… mais tout de suite il la prenait dans ses bras, et elle se mettait à sangloter, la tête enfouie dans son cou, tandis qu’il la berçait doucement avec de ces mots qui endorment les soupçons. Si elle sentait venir le mensonge trop cru, eh bien ! lâchement elle lui fermerait la bouche avec ses lèvres en murmurant : « Tais-toi, ne dis plus rien, tu es là, c’est fini, je t’aime. »
Tout l’après-midi, elle avait erré au hasard, comme une démente : les gens se retournaient : qu’importe ? Elle était entrée dans les églises, priant, pleurant…
Parvenue au pont Notre-Dame, sans savoir comment, elle avait pris un bateau-mouche. Il était tard, elle était allée jusqu’au point terminus, réfléchissant qu’à son retour elle n’aurait plus le temps de lui écrire, et que de la sorte il serait tourmenté encore toute la nuit…
En rentrant elle avait demandé d’un ton qu’elle s’appliquait à rendre dégagé :
— Il n’est venu personne ?
— Non, Madame.
Ah ! l’horrible choc au cœur ! Défaillante, elle avait demandé encore :
— J’ai des lettres, des bleus ?
— Oui, Madame, tout est sur la cheminée de la chambre.
Elle s’était précipitée, éparpillant les enveloppes de ses mains tremblantes : Son écriture n’était pas là !
Comme une pauvre loque humaine, la tête vacillante, une sensation de froid par tout le corps, elle s’était effondrée sur son lit, et elle était restée ainsi toute la nuit, se répétant : « C’est impossible, impossible ; j’ai sans doute été injuste, il veut m’éprouver à son tour, se venger ; mais demain j’aurai une lettre. »
Au matin, elle s’était traînée à sa fenêtre pour guetter le facteur. Quand elle l’avait aperçu au coin de la rue, elle avait dû s’agripper à la barre d’appui pour ne pas tomber ; ses jambes fléchissaient… Et l’homme n’avançait pas ! Il s’attardait à toutes les portes ; on eût dit qu’un dieu malin se plaisait à le retenir pour la torturer… Enfin ! il était là, en bas.
Maintenant, c’était la concierge qui n’en finissait pas de monter. N’y tenant plus elle avait dégringolé les étages, saisi son courrier, et elle s’était sauvée en l’emportant comme une proie.
Mais comme la veille, il n’y avait rien de lui…
Rien ! quel écroulement ! quelle sensation de mort, de fin de tout !
Elle avait attendu un jour, deux jours, fuyant sa maison pour que l’on ne s’aperçût pas de sa détresse, de ses gestes d’hallucinée. Enfin, le deuxième jour (ah ! cependant, comme elle s’était moquée autrefois de cette « mesquine convention » qui veut que les amants se rendent leurs lettres lorsqu’ils se séparent !) elle avait écrit « pour voir » ce court billet, dont la niaise banalité recélait tant de douleur : « Puisque tout est définitivement fini, rendez-moi mes lettres. »
Sans un mot, sans une explication, elle les avait reçues le jour même.
Ainsi brutalement s’était achevé son triste roman d’amour.
Il n’avait jamais su combien elle avait souffert. Personne, dans son entourage, n’avait soupçonné le drame. Sa liaison était ignorée. Aux heures où malgré sa maîtrise de soi, elle laissait paraître sa lassitude de vivre, ses amis disaient : « Neurasthénie »…
Elle ne pouvait plus passer par les rues qu’ils avaient suivies ensemble, respirer certains parfums, voir un titre de livre dont ils avaient parlé, sans croire qu’elle allait s’évanouir. Parfois, elle était prise d’un besoin fou de le voir. Alors, cachée au fond d’une voiture, elle allait le guetter… Sa vue en même temps la torturait et lui faisait du bien : ça ne s’explique pas.
Il lui arrivait aussi, sous un nom d’emprunt de le faire demander au téléphone, pour entendre sa voix. Elle le laissait s’égosiller en « allo ? allo ? » impatients, et quand, fatigué d’attendre, il raccrochait le récepteur, elle s’en allait le cœur chaviré.
Cette vie lamentable avait duré deux ans. Puis, peu à peu, la guérison était venue. Maintenant elle ne l’aimait plus, elle en était sûre. Brusquement, un jour, elle s’était retrouvée en face de lui, et elle n’avait éprouvé d’autre émotion qu’une surprise désagréable, un peu de honte d’avoir été sa maîtresse.
Comment ! C’était pour ce garçon falot, quelconque, sans talent, et sans prestige qu’elle avait failli mourir ? Mais avec quels yeux l’avait-elle donc vu ?
Elle le compara à Dargence, le grand et glorieux écrivain, qui l’avait entourée d’une affection si étroite, si bonne ; elle conçut de la fierté d’être l’amie d’un tel homme. Celui-là l’avait aimée, l’aimait, elle en était certaine, il avait peut-être été le seul à deviner quelle avait été sa raison de souffrir, et pourtant il ne lui en avait jamais parlé, il l’avait consolée, guérie sans qu’elle s’en aperçût, sans qu’elle le voulût…
Ce n’était que tout récemment qu’il avait osé lui dire son amour, et son espoir qu’un jour, elle aussi finirait par l’aimer : elle était trop jeune pour vivre sans amour.
Mais en évoquant l’image de Dargence, le seul homme qui lui plût pourtant, son cœur ne vibra pas. Elle demeurait froide, indifférente. Il lui sembla que jamais plus elle ne ressentirait le doux émoi que cause l’attente ou la présence d’un être adoré ; sa vie d’amoureuse était finie et ses jours s’écouleraient désormais calmes, mornes, ternes…
Une voix secrète et implacable lui répétait que quelque chose en elle était mort, et qu’elle ne souffrirait plus, hélas !