Confidences de femmes/17
XVII
Petits riens.
— Vous savez, c’est fini, cassé avec Pierre, on se quitte, ou plutôt je le quitte, il ne croit peut-être pas que c’est définitif, mais cette fois ça l’est bien.
« Il se dit : « c’est une toquade, un morbide besoin d’éterniser une querelle imbécile, née d’un rien, comme toujours. Et combien de temps cela va-t-il encore durer ? Combien de lettres solennelles rehaussées de « vous » pleins de dignité, va-t-il falloir échanger ? Un, deux, trois, quatre, cinq ?… c’est cela, il y en a pour cinq jours, c’est chronique.
« Il s’imagine que mon irritabilité provient d’un état physique ; il ne comprend rien, il ne sent pas que si on était encore unis, si on s’entendait penser, au lieu d’être là, à guetter le mot maladroit, le geste, le silence exploseurs, ces scènes stupides n’arriveraient pas. »
Jeannette qui vient de s’engouffrer dans ma chambre, sans même attendre qu’on l’annonce, me jette cela en décousu, d’une voix saccadée.
Et je l’écoute, saisie d’un malaise, comme chaque fois que l’on me parle de séparations, de brouilles… Mon Dieu, que je n’aime pas ça, que je voudrais donc qu’on ne m’en entretienne jamais…
Je risque :
— Ce n’est pas sérieux, voyons ? Pierre vous aime ; vous n’allez pas l’abandonner, faire un coup de tête… Songez à vos cinq années d’amour !…
Mais, est-ce à cause du ton inusité de mon amie, car ce n’est pas la première fois qu’elle me prend pour confidente de ses bisbilles avec Pierre ; ou bien des mots : « amour, abandon », que je viens de prononcer étourdiment, comme je me serais cognée, et qui m’arrivent au cœur en contre-coup, je m’arrête soudain, muette.
Pourtant, je pense nettement : « Jeannette a tort. Pierre l’aime sincèrement, que cela lui suffise, seigneur ! qu’elle n’aille donc point chercher l’impossible. Bien sûr, il n’est pas parfait, c’est un homme… Mais, en bonne vérité, les femmes sont-elles si angéliques ?…
Un homme qui aime vraiment ? Mais c’est autrement rare qu’elle ne croit Jeannette ! Des courtisans… Oh ! ça, il n’en manque pas, surtout, lorsque, comme elle, on est jeune, charmante, que l’on gagne largement sa vie, que l’on représente ce type idéal, cet article de choix, cet oiseau bleu : la femme qui ne coûte rien. Mais l’ami, le compagnon des mauvais jours, celui auquel on peut se montrer visage las et front soucieux, âme toute nue… où est-il ? Je n’en vois pas tant que cela moi ?
Véhémente, Jeannette poursuit :
— Oh ! je sais ce que vous allez dire ; je connais le grand argument : Je n’ai rien de grave à reprocher à Pierre ! Assurément… Je n’ai contre lui aucun grief classique, conventionnel… mais sont-ce les seuls capables d’assassiner l’amour ? Non, allez : ils font souffrir un moment, des jours, des mois, selon… mais s’ils nous sont révélés brutalement, en pleine quiétude, je crois au contraire, qu’au plus fort de la douleur, le fantôme des heures heureuses surgit doucement, chasse le vilain cauchemar, et nous pénètre d’un grand besoin d’indulgence, de pardon, d’oubli…
« Le pire dissolvant de l’amour, voyez-vous, ce sont les riens, les petits riens auxquels d’abord, on n’attache pas d’importance, et qui un a un, sournoisement, se massent, se solidifient au fil des jours, pour devenir un formidable édifice de rancœurs auquel il faudra se garder de toucher, car si l’on essayait d’en extraire un souvenir trop cuisant, ce serait aussi naïf que de lancer un caillou dans un essaim de guêpes pour supprimer celle qui vous a piquée, sans prévoir que toutes les autres vont vous assaillir.
« Ah ! que c’est triste, que c’est triste, si vous saviez ? de se sentir impuissante devant le rêve effondré, d’être là, à contempler les ruines de son bonheur gisant en miettes. Pierre et moi, nous nous sommes raccommodés trop de fois déjà, il n’y a plus de place pour la plus petite reprise, au premier tiraillement, le point emporterait le morceau, comme pour le linge usé…
« Ne prononcez pas de mots apaisants, ce serait le remède qui engourdit sans guérir, qui prolonge inutilement… La résolution que je prends aujourd’hui, Pierre la prendrait demain de même que moi, il se lassera… Il n’y a plus rien à faire, nous nous sommes déchirés, déchiquetés à plaisir, dirait-on… nous sommes de pitoyables ennemis, nous n’avons plus qu’à nous sauver en hâte, loin l’un de l’autre, si nous voulons éviter de nous haïr tout à fait… »
Ce n’est qu’une crise, Jeannette dit n’importe quoi, parce qu’elle est en colère, et aussi parce qu’il est dans son caractère de dramatiser, de rechercher les émotions ; mais au fond, je suis tranquille, Pierre et elle s’aiment trop, pour se séparer jamais. Dans cinq jours, il a dit vrai… ils seront réconciliés.
Cependant, malgré moi, je subis la contagieuse désolation de cette enfant un peu toquée, trop jeunette, qui jongle avec les grands mots, joue avec la chance, sans y voir plus de danger, que lorsque fillette, elle s’amusait à fabriquer des « revenants » avec un drap de lit enroulé au pied d’un cyprès au fond du jardin, pour « se faire peur » et goûter, à la nuit tombante, l’émoi d’une fuite éperdue à travers les allées sombres.
Mais, malgré moi, mon esprit contristé évoque le cortège des « séparés » qu’autrefois j’ai connus unis ; maris et femmes, amants et maîtresses : étrangers, ennemis ou isolés, perdus, seuls dans la vie à présent. Quel vent néfaste a donc soufflé sur tous ces couples, partis pour l’amour ? Je ne vois pas qu’il se soit passé entre eux tant de si grands drames ?…
Mais la voix de Jeannette, déjà plus calme, parce qu’elle s’est donnée, un instant, la satisfaction de se croire une femme forte… interrompt ma méditation :
— Évidemment… il se peut qu’on se rabiboche encore… mais ça finira par craquer pour tout de bon un jour ou l’autre… Oh ! ces riens ! ces maudits petits riens !… Tenez, on devrait, comme on met des plaques sur les grandes routes pour indiquer aux chauffeurs imprudents les tournants dangereux, distribuer des médailles aux amoureux ; ils se les pendraient au cou, et matin et soir, y liraient en grosses lettres : « tournant dangereux, prenez garde aux petits riens… »
Et après tout, Jeannette n’est peut-être pas si déraisonnable que ça ?…