Confidences de femmes/18
XVIII
Pourquoi ?
Je le revois, tel qu’il était là, mal à l’aise dans ma vieille bergère profonde, ne sachant que faire de ses longues jambes et se tenant gauchement, genoux en l’air et épaules en avant, creusant la poitrine : un grand bellâtre à la lèvre rasée, aux souples cheveux bruns, mais déjà tonsuré sous les mèches habilement ramenées.
Il promenait son regard terne sur mes « antiquailles » et sur moi-même qui, dans mon écarlate robe flottante, les cheveux pas coiffés « en dame du monde », devais lui paraître aussi insolite que mon cadre. Sans compter qu’après l’avoir fait venir sous prétexte de lui demander conseil (une vague affaire de chicane — il est avocat — et je m’étais autorisée de communes relations pour l’appeler) voilà que je ne savais plus rien exposer… Réellement, je n’avais d’autre intention que le confesser adroitement ; je voulais savoir s’il avait deviné cette passion décevante qu’il avait inspirée à Madeleine, ce chagrin qui la minait ; mais je n’arrivais qu’à le détailler, surprise, préoccupée d’une seule question :
— Quoi ? c’est ce garçon-là qu’elle pare de tant d’attraits ?
Enfin la conversation s’accrocha tant bien que mal ; je me ressaisis et il s’apprivoisa à la manière des animaux sournois, par mouvements lents et rampants. Il allongea d’abord une de ses grandes jambes, puis l’autre, puis ce fut le buste qui se tendit avantageusement, faisant valoir la belle cravate prétentieuse, mais révélant aussi la tare originelle : un dos arrondi et un nez en forme de banane.
La cigarette au bec, la tête rejetée en arrière, il se mit à parler de lui, rien que de lui, suffisant, borné, le discours émaillé à tout propos de crispants « Moi, je dis ceci » et de déductions en déductions personnelles portant sur tout des jugements imprévus et définitifs.
Il ne douta pas que mon silence gêné ne fût une approbation, et convaincu sans doute de m’avoir éblouie, il tint à ne me point céler son opinion des femmes… « Entre psychologues… » ajouta-t-il négligemment.
« Les femmes, d’abord, il ne croit guère à leur honnêteté… Le tout est de savoir choisir le moment… Maintenant, oh ! lui ne s’attarde pas aux subtilités d’une longue cour… Ça leur plaît ou non, n’est-ce pas ? Ah ! dame, il y en a pas mal qui auraient bien voulu qu’à leur profit il aliénât sa liberté, mais pas de ça, ah ! mais non ! On va dîner ensemble, au théâtre, on soupe, on rentre et après, on se dit : « Au revoir et merci », et si ça vous chante une autre fois, on recommence ; sinon, eh ! bien, on n’est pas fâchés pour ça. Les femmes qui comprennent l’amour autrement sont des niaises. La grande passion ? Quelle blague ! On a autre chose à faire dans l’existence. Le grand amour ! c’est des histoires inventées par les faiseurs de romans. »
Il a dit encore une foule de choses, et tout à coup, il a regardé sa montre en s’écriant :
— Bon sang ! je suis en retard ! Je me sauve, mais je reviendrai vous voir ; vous savez, je ne vous le cache pas, j’avais de la prévention contre vous… moi, les femmes de lettres !… Eh bien ! là, vrai, vous ne m’effrayez plus ; au contraire, j’aurai du plaisir à causer avec vous, et je vous en raconterai des histoires de femmes ! Ah ! vous aurez de quoi en faire, des romans !
Ce fut accompagné d’un clignement d’yeux qui, ma parole, semblait m’indiquer qu’il me trouvait à son goût.
La porte refermée, j’ai intimé à ma camériste :
— Ce monsieur-là, tâchez de le reconnaître, hein ? Quand il reviendra, je serai sortie… toujours.
Et aujourd’hui, c’est elle qui est là, mon amie Madeleine, assise dans la même bergère, son pauvre joli visage las, les joues creusées, me disant :
— Vous ne pouvez pas savoir quelles crises je subis ; hélas ! non je ne suis pas guérie… me guérirai-je seulement ? Mais dites ? Est-ce possible qu’une femme aimant comme j’aime soit aimée en retour ? Cet inconcevable bonheur de pouvoir s’en aller un jour, rien qu’un jour, loin de tout, seule à seul avec l’être adoré ; est-il des femmes qui l’ont connu ? Oui pourtant… Ah ! que n’aurais-je donné pour avoir cette joie inouïe ! Je crois bien que j’en serais morte de saisissement… Vous ne pouvez savoir comme je l’ai aimé. Il m’eût demandé de tuer, je l’eusse fait ! N’importe quel être cher, je l’eusse je crois bien empoisonné, assassiné ! Mon art, vous entendez, mon art, ma raison de vivre, je l’avais pris en horreur ! Ça n’existait plus, puisqu’il ne l’aime pas ; il m’eût commandé de brûler toutes mes toiles que je les eusse sacrifiées. Je n’ai pas touché un pinceau depuis deux ans ; plus rien n’a d’attrait pour moi. Le ciel est sans couleur, les paysages sans beauté ; nul visage n’a de caractère. Les petites femmes sveltes que je me plaisais à silhouetter, je les trouve détestables, depuis qu’il m’a dit n’aimer que les femmes plantureuses. Tenez, moi, moi si fière de ma ligne, le croirez-vous ? je m’astreignais à ne plus manger que des farineux ; je me bourrais pour engraisser et lui plaire. C’est grotesque, insensé, et pourtant c’est ainsi, je m’en allais, démantelée, errer dans les rues où ensemble nous étions passés. Je le fuyais, en l’appelant éperdûment tout bas pour lui confier ma misère. Il m’arrive encore d’être prise brusquement d’un irrésistible besoin d’entendre sa voix, et, comme une folle, je cours dans un bureau de poste le demander au téléphone ; je le laisse répéter : « Allo, allo ! » Haletante, j’écoute sans répondre, et après qu’il a raccroché nerveusement le récepteur, je reste là hébétée, grelottante de fièvre. D’autres fois, j’ouvre un annuaire, et, les paupières raidies, je fixe son nom jusqu’à ce qu’il s’anime sous mon regard, qu’il se mue doucement en un portrait parlant ; et, le miracle achevé, je n’ose plus respirer, ni bouger, de crainte de voir la précieuse vision s’évanouir.
« Il plaisantait ma façon de me coiffer, de me vêtir. Mon originalité l’étonnait : j’ai modifié ma mise. Je m’appliquais à transformer mon atelier en salon bourgeois comme ceux où il fréquente. Mon chien, mon pauvre petit Rafles si fidèle, mais j’ai failli le prendre en horreur parce qu’il l’avait trouvé laid ! »
J’écoute, déconcertée, ne concevant pas que cette femme fine, délicate, au talent prestigieux, qui fut aimée par des hommes de valeur, artistes comme elle — elle les a dédaignés — non, je ne conçois pas qu’elle, si choyée, si adulée, se soit éprise de ce sot, vulgaire, infatué et sans prestige, incapable de la comprendre puisqu’ils ne sont en aucune manière sur le même plan, qu’ils parlent une langue différente, et n’ont aucune affinité…
J’ai le cœur serré de la voir si malheureuse, mais voilà que lentement, une angoisse étrange me pénètre. Peu à peu s’infiltre en moi un sentiment que je n’arrive pas à définir ; les personnages s’effacent, l’homme méprisable n’est plus là, je ne songe plus qu’à la splendeur d’un tel amour ; peu importe qui l’inspire. Et en continuant de plaindre de tout mon cœur la souffrance de Madeleine, de toute mon âme, l’espace d’un éclair, je l’envie farouchement, moi qui n’aimerai plus jamais, jamais, moi, qui de par la force de ma volonté, suis devenue insensible, invulnérable, atrophiée, morte à l’unique raison de vivre.