Confidences de femmes/2
II
Le Suppléant.
…Oui, c’est ça, rapproche ton rocking tout près, tout près, appuie ta tête sur mon épaule ; j’entourerai ton cou d’un bras indifférent. Ton contact ne fera pas tressaillir ma chair, mais de temps à autre, d’un geste machinal je te serrerai un peu plus fort, et je poserai mes lèvres sur ton front brûlant…
Ne parle pas, ne dis rien, que je n’entende pas ta voix… Si tu savais quel mal cela me fait lorsque, confiant, tu murmures : « Ah ! que je suis heureux, que je suis heureux ! Comme je sens que tu m’aimes ! »
Les mots, comme une lame aiguë, entrent dans mon cœur à peine convalescent. J’abaisse vite mes paupières pour que tu ne voies pas la détresse qui passe dans mes yeux, et quand tu baises amoureusement ma bouche, je retiens ma respiration, je m’applique à maîtriser mes nerfs, car je ne veux pas que tu prennes pour de la joie le long frisson d’épouvante qui ferait palpiter tout mon être.
Pourquoi t’ai-je accueilli ? Pourquoi t’ai-je laissé croire que je t’aime ? Pourtant, je ne les ai jamais prononcés, ces mots que je ne sais plus dire… Je ne suis ni fausse, ni sadique ; mais vois-tu, j’étais si désemparée, je souffrais tant ! Le réconfort de ta présence, ton attachement de bon chien fidèle, ton dévouement m’étaient si nécessaires que j’ai eu peur de les perdre lorsque tu m’as avoué ton amour, moi qui n’avais besoin que de ton amitié.
Oui, j’ai eu peur que tu t’en ailles, si je te repoussais. Je t’ai encouragé, je t’ai gardé, j’ai été lâche devant la solitude. Pardonne-moi.
Tu me crois froide, mais tu ne doutes pas que mon cœur ne t’appartienne…
Reste là, la tête sur mon épaule, je sens sa pesanteur et c’est tout. Ne dis pas les mots puérils chers aux amants, ou prends bien garde. Appelle-moi : « Ma chérie, mon aimée, mon amour » si tu veux, ma pensée est lointaine, et je t’écouterai sans t’entendre, mais ne dis jamais : « Ma petite fée, mon ange gardien » tu me verrais défaillir…
Ah si tu savais, si tu savais ! lorsque ton regard loyal et tendre rencontre le mien, c’est d’autres yeux que je vois, des yeux troubles, voilés, faux, qui me dominent et me fascinent.
Quand là-bas, au tournant de la route poudreuse, entre le coteau crayeux et le talus verdoyant semé de clochettes mauves, je te vois accourir gaîment, sans me quitter un instant des yeux, ah ! si tu savais comme j’ai peur de ma mémoire… Le soleil se ternit, le jour s’éteint, dans un brouillard ; je revois une autre allée bordée de platanes, et une longue silhouette qui s’avance lentement, la tête penchée, le regard vague. Mes lèvres tremblent ; d’instinct, j’ouvre les bras, mais à mesure que tu approches, le mirage s’évanouit et mes bras se referment sans t’étreindre.
Ne parle pas gravement quand la nuit tombe, ne me montre pas le reflet des arbres dans la rivière, ni la cîme des grands peupliers, qui s’incline cérémonieusement, comme pour saluer les étoiles. Ne dis pas : « Que c’est beau ! Que c’est beau ! » Emmène-moi vite au contraire, sauvons-nous, rentrons, fais allumer toutes les lampes : je ne puis plus supporter la mélancolie des crépuscules dans les champs ; mon cœur se glace, et la futaie me semble une armée de spectres méchants qui viennent se gausser de ma tristesse.
Tiens ! On rirait si je pensais tout haut… Mais je t’en supplie, ne dis plus cette petite phrase insignifiante : « Voilà le facteur. » Le facteur ! Le petit télégraphiste ! Ah ! si tu savais comme autrefois leur attente a suspendu ma vie ! Comme je les ai guettés longtemps à la fenêtre, puis le pas du concierge dans l’escalier… Tu ne peux pas savoir quel effondrement c’est d’entendre dans l’entrebâillement de la porte, le bras déjà tendu : « Il n’y a rien pour vous, Madame. »
Maintenant encore, lorsque tu me vois éparpiller un paquet de lettres, au lieu de les ouvrir comme elles viennent, c’est que, vois-tu, malgré moi, je poursuis un rêve : je cherche la chère écriture cruelle que je ne reverrai plus jamais.
Et tes lettres à toi, mon doux ami, tes lettres tendres et passionnées, qui se succèdent immanquablement à tous les courriers, ah ! si tu savais comme elles me font souffrir ! Il m’arrive de ne pas les lire tout de suite, de les poser sur le coin de la cheminée en m’accordant un répit… « Tout à l’heure, tout à l’heure », et lorsqu’il me faut enfin les ouvrir, je pense en les parcourant si hâtivement que je saute la moitié des phrases, à d’autres lettres tant de fois relues ; et dont pieusement j’épelais les mots un à un, avec ferveur, comme une dévote jouit d’une prière.
Ah ! si tu savais comme je me sens misérable de te tromper ainsi comme j’ai honte de moi !… Pourtant je reste muette, mon bras indifférent se resserre autour de ta nuque, et je cherche une excuse à ma lâcheté ; je me dis que tu aurais trop de chagrin si je cessais de te mentir… Mais la vérité, c’est que je n’ai pas la force de rester seule. Toute seule ! Comprends-tu l’horreur de ces deux mots ?
Une fois, deux fois, cependant, j’ai failli te crier mon secret. Ah ! pardonne-moi : c’est lorsque des bouffées de souffrance me chaviraient le cœur, que tout à coup je devenais mauvaise. J’enviais ta quiétude, j’étais jalouse de ton bonheur.