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Confidences de femmes/20

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A. Messein Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 165-172).

XX

Franchise.

— Moi, je suis franche, je hais les flatteurs, les gens qui ont le perpétuel sourire, qui ne débitent que des amabilités, qui trouvent bien tout ce que l’on fait, tout ce que l’on dit. On proclamerait devant eux que le soleil s’habille en vert pomme pour aller se coucher, qu’ils répondraient : « C’est juste ». Et s’ils vous voyaient coiffée d’une bassine à confitures, ils seraient capables de s’écrier : « C’est charmant ». Non, moi, je dis les choses comme elles sont, tant pis si elles froissent, mais je ne sais pas taire ma façon de penser.

La franchise n’est pas la seule qualité de Louison. Louison se vante d’être également psychologue, observatrice, devineresse…

Au moment où l’on s’y attend le moins, elle plante droit son regard noir dans le vôtre, son petit menton pointu s’allonge, son front se barre d’une ride profonde, et sans plus tergiverser, elle déclare :

— Vous me cachez quelque chose ; ne niez pas…

Ou bien :

— Vous ne me dites pas la vérité, avouez ?…

Ah ! n’essayez pas de protester, de la convaincre que votre esprit n’est pas si artificieux ! Car alors, Louison amenuiserait son gentil museau, agiterait sa main avec le geste favori de Guignol, et vous tancerait d’un : « Moi, on ne me trompe pas, rien ne m’échappe. Ah ! mais non !… » qui vous laisserait plus déconcerté qu’un menteur pris en flagrant délit…

Bien que Louison tienne ici-bas une toute petite place, Louison s’imagine que le monde entier a les yeux braqués sur elle, — des yeux malveillants, bien entendu. Dans les faits les plus futiles, elle discerne la malignité du sort qui s’acharne.

Égare-t-elle — elle est un brin étourdie — sac, parapluie, manchon, ou objet quelconque, que, triomphante, elle s’écrie :

— Hein que vous disais-je ? En ai-je une guigne noire ! je perds toutes mes affaires.

Et vite elle ajoute :

— On me les vole.

Sachez pourtant que Louison est loyale, incapable d’une méchanceté consciente. Elle ignore la ruse, elle est serviable, pleine de bonne volonté, délicatement prévenante envers ceux qu’elle aime. C’est elle seule qui songea, lorsque j’étais malade, et que les sucreries écœurantes s’entassaient sur ma table, à m’apporter les beaux fruits frais et juteux si bienfaisants aux lèvres fiévreuses. Mais c’est elle aussi qui me dit franchement, lorsque j’esquissai mes premiers pas de convalescente :

— Prenez garde, soyez prudente, il en reste toujours quelque chose, de ces maladies-là ; on peut rester infirme…

Et lorsque, penchée devant le miroir j’examinais anxieusement mon visage aux traits tirés, en pensant, pour me consoler ; « Ça ne me va pas si mal, ce teint pâle », la voix implacable de Louison s’éleva :

— Ne vous désolez pas, ça reviendra ; il faut vous faire une raison, vous pensez bien qu’un tel à-coup ne va pas sans laisser quelques traces ; vous avez encore de la chance de vous en tirer ainsi ; ah ! si c’était moi, avec ma déveine !…

Louison m’aime sincèrement, j’en suis sûre, mais Louison a contre moi deux grands griefs ; j’ai deux défauts qui lui sont un cauchemar.

Elle me reproche d’être aimable et d’avoir confiance « aux gens » !

Ah ! le ton de Louison lorsqu’elle dit :

— Vous leur en faites des bonnes grâces à ceux-là ! et des compliments, et des mamours !… Je ne pourrais jamais faire ça, moi !

— …

— Évidemment, vous n’avez pas de raison de leur dire des choses désobligeantes, mais alors on ne dit rien.

— …

— Ah ! voilà le grand mot ! Ils ont été charmants avec vous ! Et ils vous sont sympathiques ? Alors, vous croyez à la sincérité du monde, vous ? C’est bon, vous verrez…

Le nombre de choses que je dois « voir », si les prophéties de Louison se réalisent, est inouï.

Louison ne conçoit pas non plus, que souvent je défende, même sans les connaître, ceux que l’on attaque. Elle voit là « une attitude », une autre manifestation de mon vice, l’amabilité.

Et elle fulmine :

— Si vous croyez qu’ils vous défendraient, eux !… Ah ! bien, si vous saviez…

Des réticences, un silence, des yeux « qui en disent long », tandis que les lèvres se scellent, me laissent entendre que j’ai une horde d’ennemis acharnés à me vilipender…

J’en ris… après… mais au moment, j’ai beau m’en défendre, cela me cause un malaise, m’irrite, m’attriste. Que leur ai-je fait à ces gens ? Pourquoi sont-ils mauvais ?

Oui… je sais… Louison m’est dévouée, c’est pour cela qu’elle me prévient… mais c’est égal, malgré moi, j’en veux un peu à sa clairvoyance, qui me ravit tant d’heures de tranquillité.

Si je forme un projet, si je dois entreprendre quelque démarche, Louison, vigilante, attentive à m’éviter une déception, tempère doucement mon ardeur. Ses paroles tombent une à une sur mes résolutions qu’elles ébranlent à mesure, comme la pluie, goutte à goutte, finit par raviner le sol le moins friable.

Dans un murmure diffus, je n’entends plus que ce lancinant, ce dissolvant :

— À quoi bon ?… vous ne réussirez pas… on vous promettra… oui… mais moi, je sais ce que valent les promesses…

Et lorsque Louison se tait, ma flamme qu’elle a rendue vacillante, serait tout près de s’éteindre, si je ne voulais ma volonté très forte.

Ah ! Louison ! de grâce, ne dites plus rien, ne m’accablez pas de votre franchise, de votre sollicitude, de votre dévouement maladroits, ils finiraient par empoisonner toutes mes joies, détruiraient toutes mes illusions… J’en ai encore, oui ; si naïve, si sotte que je vous puisse paraître, je l’avoue. Pourquoi persistez-vous à m’apprendre ce que je me plais à ignorer ? La fourberie, la malveillance, la lâcheté ? Comprenez donc, qu’il m’est autrement doux de croire à la bonne foi des êtres et à la sincérité de leurs élans, que de vivre dans cette perpétuelle méfiance qui donne un goût de fiel à tout ce qui rend moins sec et moins triste le commerce des humains : les sourires accueillants, les mots qui font du bien, les mensonges, oui, les bons mensonges charitables et réconfortants. Oh ! je vous en prie, Louison, ne gâtez pas tous ces menus plaisirs de la vie.