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Confidences de femmes/21

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A. Messein Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 173-180).

XXI

Le Printemps.

Patatras ! Un bruit de chaudron qui dégringole, d’eau qui gicle, un léger cri de femme suivi d’un rire étouffé, la chatte qui, les yeux fulminants, le dos en arête, la queue en panache, bondit jusqu’à moi, me coupent net le petit brin d’« idée » que je croyais tenir.

Depuis ce matin j’ai la tête en capilotade, à force de me creuser la cervelle pour trouver un « sujet ». Déjà j’ai couvert d’une belle écriture soigneusement appliquée dix feuillets qui gisent en boule sous la table. Ah ! la belle écriture aux pleins majestueux et si lisible ! Quel dommage de perdre ça !… Malheureusement quand je commence à écrire ainsi, je puis être tranquille… C’en est fait de l’inspiration. On dirait que ma plume et moi, dès que nous commençons à faire des manières, nous ne pouvons plus échanger que des propos de salon guindé.

Hargneuse, je me lève et vais à la cuisine m’enquérir du drame.

Calme, souriante, ma camériste grimpe de biais à l’échelle en tenant à deux mains la bassine, qui, sans doute, a chu tout à l’heure.

Le sol est inondé ; le fourneau qui chauffe seul l’appartement, maintenant qu’on n’allume plus d’autres feux, est éteint : on gèle. Et cette eau jaunâtre, épaisse de peinture, de potasse, qui coule partout, et dans laquelle nagent une toile à éponger, des tessons de bol, un balai, me donnent une impression de misère, de désastre… Je m’écrie sans dissimuler mon humeur :

— Quel tintamarre ! qu’arrive-t-il ?

— Mais, Madame, c’est le printemps ; faut bien nettoyer les murs !

C’est dit avec une compétence tranquille, et accompagnée d’un regard supérieur…

Je gage qu’en son for de Bourguignonne méticuleuse qui méprise « les propres à rien » de la ville, ma camériste pense : « Sont-elles gnolles, ces Parisiennes ! Elles ne savent même pas qu’on fait la toilette des murs pour la fête des beaux jours ! »

« Les jours qui rallongent ! le printemps ! le grand nettoyage ! » Ah ! que ces mots quelconques ont soudain un sens, une saveur ! Une vague fulgurante de souvenirs et de visions m’éblouit si fort que je ferme les yeux, croyant entendre :

— Viens ici, ma douce, regarde ! c’est le printemps !

Je distingue une main longue et fine qui se posait sur le calendrier orné d’une belle image coloriée, une belle image qui me déroutait parce qu’elle n’était jamais appropriée au temps… puis chanter à mon oreille une voix tendre qui m’expliquait les saisons :

— Le printemps, ma douce, c’est la plus belle de toutes, c’est l’éclosion mystérieuse de toutes les merveilles de la nature, la naissance des fleurs et des papillons. C’est la fraîcheur, la jeunesse. C’est toi, mon Jésus !

— Alors, pourquoi pleures-tu, maman ?

— Mais je ne pleure pas, petite sotte ! ce n’est rien…

Et un doigt prompt écrasait la petite perle au coin de l’œil.

— Si, si, maman, tu pleures ; je ne veux pas que tu pleures.

— Écoute, mon petit enfant, je suis seulement émue, ce n’est pas pareil… Le printemps émeut toutes les mamans qui ont des cheveux gris et une toute petite fille de sept ans comme toi.

— Et l’été ?

— Ah bien, quand arrive l’été, elles n’y pensent plus…

— Et l’automne ?

— C’est… C’est toujours l’automne pour ces mamans-là… Mais va jouer dehors, ma chérie, va voir ton beau jardin. Aujourd’hui, la jacinthe que tu as plantée va fleurir.

Mon jardin ! le plus beau jardin du monde : un petit monticule large comme une serviette, et qu’isolait du parterre un rempart de galets coloriés. Pourquoi les grandes personnes qui venaient nous voir ne l’admiraient-elles pas davantage ? Il était pourtant bien en vue au pied du vieux mur friable, en plein soleil… Ça ne remarque donc jamais ce qui est joli, les grandes personnes ? N’était-elle pas superbe, ma jacinthe mauve ? et mon pied de primevères ! et ma mignonne touffe de bannette d’argent ! Sur la plus haute branche du rosier voisin, il y avait un écriteau : « Défense aux oiseaux et aux escargots de manger mes fleurs. »

Au printemps, je m’en souviens, Félicie, notre servante, lavait à grande eau les murs blanchis à la chaux de la cuisine ; et sur l’extérieur de la maison, aussi haut qu’elle pouvait, elle lançait de grands seaux d’eau, qui éclaboussaient tout à la régalade. Et puis on faisait toutes sortes de travaux amusants : la grande lessive ! Et quand la blancheur du linge étendu se mêlait à la neige rosée des arbres en fleurs, c’était si beau que ça n’avait plus l’air d’être vrai !

Une folle envie me prend de clapoter dans l’eau comme autrefois, de pétrir de la terre, de planter des fleurs dans des pots, à défaut de jardin.

Ah ! au diable la copie ! Qu’importe qu’il faille « livrer l’ouvrage » à jour ou heure fixe !

— Attendez ! attendez, Félicie ! Je vais vous aider ; on va nettoyer partout, partout. Jetez beaucoup d’eau, donnez-moi un tablier, une brosse… Et après, vous irez au marché de la Madeleine acheter des fleurs : des jacinthes, des primevères, de la bannette d’argent, et puis de la terre ! un grand panier de terre ; et on garnira toutes les fenêtres de l’appartement.

— Mais je ferai ça, moi ; Madame va se salir !

— Non, non, non, Félicie, je veux frotter, laver, jardiner !

— Ah ! Madame qui m’appelle Félicie… Je ne m’appelle pas Félicie !

— Ça ne fait rien, ça ne fait rien ; aujourd’hui, je veux vous appeler Félicie toute la journée.

Ma Félicie d’occasion descend lentement de l’échelle sans me quitter des yeux, et je lis clairement dans les siens. « Cette fois, ça y est : ma patronne est complètement folle. »