Confidences de femmes/22
XXII
Celles qu’on n’épouse pas…
« Vous souvenez-vous encore de Lucienne,
Madame ? Vous savez bien, Lucienne, la
fille du père Crétot. La petite institutrice
de Luchy… Après douze ans ! Elle, ne vous
a jamais oubliée… Comme je serais heureuse
de vous revoir !
« Je profite des vacances pour m’offrir un beau voyage à Paris. Paris ! J’y resterai six jours, et si vous voulez bien me répondre, je viendrai vous voir. Quelle joie !… »
Si je me souviens de Lucienne ? Ah ! je crois bien ! L’étrange petite fille, et jolie avec ça : des yeux bruns allongés à la chinoise, tout rayonnants du bonheur de vivre, des cheveux noirs, un peu rudes, une tignasse de sauvagesse qui allait bien avec sa bouche de grenade, dans un visage presque trop pâle. Par quel miracle, cette fillette claire, rieuse, délicate d’esprit et de corps, était-elle la fille du père Crétot, le vieux jardinier bigle et borné, et de la Rouquine, chaisière à l’église Saint-Paul ?
Si encore la Rouquine eût été belle, la chose à la rigueur se fût expliquée ; mais la Rouquine avait un teint couleur de terre, une bouche qui lui faisait le tour de la tête, et, comme l’indiquait son surnom, des cheveux qui « un fagot de plus eussent été brûlés ».
Le père Crétot et la Rouquine eux-mêmes n’y comprenaient rien, et, à mesure que l’enfant grandissait, ils la contemplaient avec une admiration ahurie.
— C’est point Dieu possible, s’extasiait la mère, qu’une petite princesse comme ça soye not’ bien ! C’est quasi un dépôt que la bonne Sainte Vierge nous a confié ; aussi on se privera tant qui faudra, mais j’en ferons une demoiselle…
Et voilà comment Lucienne alla à l’école, n’abîma jamais ses doigts fuselés aux soins du ménage, porta des robes achetées à la ville, et des chapeaux, ma foi, aussi beaux que ceux de la fille de l’aubergiste.
Un soir, en rentrant de classe, elle annonça aux siens, comme une chose toute naturelle :
— Je continuerai mes études pour être institutrice.
La mère en laissa choir la cuiller à pot dans la marmite, et le père Crétot qui buvait une bolée de cidre, l’avala tout de travers. Hein ? quoi ? ils seraient père et mère d’une maîtresse d’école, eux ! Mais ça tenait du sortilège !
Jusqu’au jour où Lucienne passa ses examens et fut nommée institutrice à Luchy, un tout petit village à cinq lieues d’ici, ils crurent rêver. À présent la prestigieuse réalité leur dérangeait la cervelle. La Rouquine parlait toute seule, à haute voix, dans l’église ; le père Crétot taillait au hasard les haies de sureau confiées à ses soins, de même que dans les jardins, il arrachait les fleurs et respectait la mauvaise herbe.
Vraiment, elle était charmante, cette petite Lucienne, pétulante, confiante en l’avenir, et si ingénûment exaltée ! Je crois l’entendre encore me confier ses espérances. D’abord, elle ne s’éterniserait pas en province. Ah ! mais non… elle tâcherait d’être nommée à Paris, parce qu’à Paris, on peut faire de grandes choses. Elle ne savait pas lesquelles, mais qu’importe ! Et puis, elle se marierait, elle épouserait volontiers un homme sans fortune à la condition qu’il eût de l’esprit, une situation libérale… Ah ! ça, elle y tenait absolument… Au physique, il serait grand, bien découplé : elle n’aimait pas les hommes trop minces : un homme doit représenter la force. Ses cheveux seraient bruns, et sa moustache un peu rousse, comme… comme celle de M. Paluet, l’agent-voyer… S’il la demandait en mariage, celui-là, elle dirait oui, sûrement.
Elle poursuivait :
— Je ne ferai jamais qu’un mariage d’amour, moi… Et celui que j’aimerai, je le chérirai tellement, tellement, qu’il m’aimera toujours… vous comprenez, l’Amour ne voudra pas me faire de peine : il me récompensera d’avoir été amoureuse de lui, avant de l’être d’un joli garçon…
Oui, voilà tantôt douze ans que je n’ai plus entendu parler de Lucienne. Et je tiens sa lettre dans mes mains, précieusement, comme si je tenais une poignée de souvenirs en duvet, craignant qu’ils ne s’envolent au moindre souffle. Ah ! oui, je veux la revoir. J’écris vite : « Accourez », et je trace l’adresse : Lucienne Crétot… Crétot ? Elle n’est donc pas mariée ? et comment ! elle est toujours à Luchy ?
Toute ratatinée, le visage fripé, les beaux yeux de jadis devenus vitreux, éclairés seulement de temps à autre d’une petite flamme qui brille comme une braise pas tout à fait morte dans les cendres qu’on remue, Lucienne est là, devant moi, et c’est en vain que je cherche à reconnaître dans cette vieille fille, l’enfant lumineuse d’autrefois… Elle m’a déjà raconté la mort de ses vieux… Elle est toute seule maintenant, jamais elle n’a pu obtenir d’avancement ; on l’a oubliée au fond de son village perdu…
C’est moi qui l’oblige à parler d’elle ; discrète elle éludait mes questions : « Mais non, ce n’est pas gai… Je ne veux pas vous assombrir. » Elle entrecoupe son récit douloureux, de remarques plaisantes qui sentent l’effort, et son sourire résigné fait mal…
— Vous ne m’auriez pas reconnue, n’est-ce pas, si j’étais arrivée à l’improviste ?…
— Mais si, Lucienne, vous êtes toujours la même.
— Oh ! pas de mensonges charitables ! Allez, je sais, ma jeunesse s’est lassée d’être inutile : elle est partie.
— À trente ans ! ne dites pas cela…
— Les jours, les mois, les années, comptent doubles quand on est seule… J’ai le double de mon âge…
Je bredouille de vaines protestations, dont elle n’est pas plus dupe que moi, puis :
— Vous ne vous êtes donc pas mariée ?
Elle éclate d’un rire nerveux :
— Ah oui… mes illusions d’antan. Quand j’ignorais la misère d’être une pauvre institutrice solitaire. Mariée avec qui ? Qui donc soupçonne seulement que j’existe ?… Que j’ai existé, plutôt, qu’il y eût quelque part dans un trou, une créature jeune, fraîche, saine, faite pour l’amour ? Personne, personne, je vous dis.
— Enfin, jolie comme vous êtes, — j’allais dire : « comme vous étiez » — il me paraît impossible qu’un homme ne vous ait pas remarquée…
— Ah ! bien sûr, un fermier, un cantonnier, le facteur… ce qu’il y avait de mieux dans le « patelin »… Ils ont d’ailleurs fini par me prendre en grippe… Dame ces hommes ont leur amour-propre, ils n’ont pas admis que je les tienne à distance. « Quelle poseuse ! Avec ses quatre-vingt-dix francs par mois, dirait-on pas qu’elle veut épouser un marquis… »
Elle se tait un instant, et reprend, la voix plus âpre :
— Nous vivons, ou plutôt nous faisons semblant de vivre, en marge de l’existence commune, nous autres ; nous ne devrions avoir ni jeunesse, ni beauté, ni cœur, ni sens, car il n’y a pas de maris pour nous. Notre instruction nous détache de notre humble milieu ; nous ne pouvons plus épouser un ouvrier, et, dans les villages où nous échouons, il n’y a que des rustres… ou alors… ou alors, c’est le châtelain, ses hôtes, qui daignent parfois nous découvrir, et leur caprice dure une saison… Il y a aussi le député ou le conseiller d’arrondissement qui, en passant, s’amusent à nous tourner la tête et nous grisent de promesses, oubliées plus vite encore que celles qu’ils font à leurs électeurs. Il y a encore « Monsieur l’inspecteur », qui nous fait l’honneur de « nous distinguer » quand nous sommes jolies, et si nous ne répondons pas à ses avances, si nous ne « marchons pas », notre affaire est claire : nous ne serons pas comprises dans le « mouvement »… Résultat : en dix ans, voilà ce qu’on fait de nous, des « mortes dans la vie », comme dit Haraucourt. On parle du cloître ! Mais, au moins, là, les femmes vivent en commun, avec leurs pareilles ; elles ont d’autres joies, mais elles ont de la joie ! Elles ne quittent ce monde que pour en retrouver un autre. Si pénible qu’il soit, leur sacrifice est volontaire, et il leur vaut, à certaines heures, de sublimes compensations. À nous autres, le ciel est refusé, comme la terre… Ah ! qui dira la misère, et la solitude, et la détresse des nonnes laïques ?
J’écoute Lucienne en détournant les yeux sans rien trouver à lui dire…