Confidences de femmes/23
XXIII
Vieilles filles.
Les demoiselles Vicaire habitaient sur la place de la Mairie, juste en face de l’auberge du Cheval blanc, une maison longue, basse et grise qui, avec ses rideaux de percaline blanche soigneusement clos, ressemblait à un presbytère.
Les demoiselles Vicaire n’avaient pas d’âge, et parfois on eût dit qu’elles n’avaient pas non plus de visage ; l’aînée surtout, prénommée Ismérie. Le ton grisaille de sa robe, de ses yeux, de ses cheveux, de son fichu de laine, dont elle ramenait une pointe sur la tête, se fondait si bien avec le gris jaune de sa peau, que seul l’ensemble demeurait au souvenir. La cadette, Célinie, était de la même couleur, mais lorsque ses petits yeux fixaient un point où l’on ne distinguait rien, leur expression devenait presque jolie.
Depuis la mort de leurs parents, il y avait bien quinze ans de cela, Ismérie s’était instituée chef de famille. Le verbe haut, le geste impérieux, c’était elle qui décidait, ordonnait, et bien que la différence d’âge entre elle et sa sœur ne fût guère sensible, elle traitait celle-ci en fillette qui avait encore grand besoin d’être dirigée. Si un régiment passait, si des buveurs bruyants s’attroupaient devant l’auberge, si un chien lutinait une chienne sur la place, vite, Ismérie rappelait à l’ordre Célinie, toujours prête à risquer un œil par le coin du rideau.
— Ne regarde donc pas ça ! Il n’y a que les effrontées qui se mettent aux fenêtres.
Et docilement, comme une petite fille obéissante, Célinie détournait la tête.
Bien qu’ayant seulement de toutes petites rentes, outre la maison dont elles jouissaient, les demoiselles Vicaire comptaient parmi les notabilités de la petite ville ; avec la veuve du notaire et la femme du docteur, elles en représentaient même l’élite intellectuelle. Songez ! en compte commun, les quatre dames étaient abonnées à un grand journal politique, littéraire, mondain et bien pensant, naturellement, de Paris.
Comme de juste, l’ex-notairesse qui payait deux francs de plus par an, lisait le journal la première ; après quoi elle le passait à la femme du docteur, laquelle, s’en étant délectée, le tenait à la disposition des demoiselles Vicaire, qui, en compensation de l’attente, pouvaient le garder en toute propriété.
L’un des principaux attraits du journal pour ces dames était, chaque lundi, la chronique de la mode, rédigée par Hermance d’Ambreville, un nom qui les impressionnait. Ah ! qu’elles prisaient donc ses conseils à cette Hermance d’Ambreville, si parfaitement renseignée sur toutes les petites questions qui intéressent les femmes. Et comme, avec elle, elles se sentaient en complète communion de principes. Il fallait voir de quelle plume sévère elle tançait les modes excentriques, avec quelle virulence elle s’était insurgée contre ces horreurs de jupes collantes et fendues ! « Oui, avait-elle proclamé, c’est une honte de penser que des femmes comme il faut ne se révoltent pas devant ces ajustements qui, en marquant la décadence de nos mœurs, sont une véritable offense à la pudeur. »
Comment, dans leur touchante candeur, ces dames auraient-elles pu soupçonner que le journalisme mercantile transforme le signataire d’un article en une espèce de caméléon dont les nuances varient au gré des feuilles ?…
En même temps qu’elle était Hermance d’Ambreville dans un grave journal, la chroniqueuse de mode paraphait d’un pimpant Frimoussette les fanfreluches qu’elle décrivait dans le plus boulevardier de nos grands journaux. « Vive la mode nouvelle ! s’écriait-elle ici, et ce, dans le fameux style consacré… Vive la mode exquise qui nous silhouette de si délicieuse manière ! Enfin ! nous les montrons nos jolies jambes gaînées de soie, nous les montrons par la haute fente, si drôlement aguicheuse… si troublante… de la jupe. Et cet attrait de plus ajouté à notre séduction, nous le devons au délicat artiste, au grand maître ès-couture, à l’incomparable, au génial (ici, un nom de couturier). »
Au demeurant, Frimoussette n’était pas plus sincère qu’Hermance d’Ambreville ; en réalité, de la mode et de ses caprices, elle se fichait… Si elle en discourait avec tant d’éloquence, c’était pour boucler son budget de femme de lettres, dont le nom (le vrai) était estimé par ailleurs, mais que la littérature, hélas ! ne suffisait pas à nourrir.
Depuis longtemps la Petite Correspondance de la mode rendait Célinie songeuse… Voilà, elle brûlait d’envie d’y lire un jour une réponse à elle adressée, sous un nom gracieux… Elle hésitait entre Pervenche ou Reine des Prés, ou… mais à force de ruminer, une idée soudain lui traversa l’esprit… et son cœur se mit à battre à grands coups ; ses jambes fléchirent au point qu’elle dut s’asseoir, une bouffée de chaleur empourpra ses joues… Si elle signait… oh ! oui, si elle signait : « Une fiancée » et qu’elle demandât, par exemple, quelle robe devait porter une mariée, demoiselle de trente-huit ans ?…
Deux jours durant, elle fut si terriblement hantée par cette obsession, que le troisième elle n’eut pas la force de résister. Elle écrivit et, usant de ruse pour ne pas être vue, elle courut jeter sa lettre à la boîte.
Quinze jours après, en ouvrant… ah ! mon Dieu ! j’allais nommer le journal… elle eut un éblouissement ! Là, en lettres phosphorescentes, lui semblait-il, elle lut : « Une fiancée. — Choisissez une charmeuse qu’ensuite vous pourrez faire teindre : jupe unie, traîne demi-longue, corsage blousé légèrement, avec, à la ceinture, bouquet de fleurs d’oranger entr’ouvertes. »
Et dans l’esprit de Célinie, il se passa ceci d’extraordinaire, c’est que soudain elle se crut fiancée pour de vrai… Au déjeuner, sa sœur la vit métamorphosée, ses yeux brillaient, ses lèvres étaient humides ; elle jacassait, riait à tort et à travers, et puis, tout d’un coup, elle faillit se trouver mal.
Après lui avoir fait respirer du vinaigre, Ismérie lui déclara :
— C’est le printemps, il faut te purger.
Et pour la première fois, Célinie contempla sa sœur avec un peu de pitié…
Un mois, la demi-vieille fille émerveillée vécut son rêve enchanté, et puis elle retomba dans une vague mélancolie ; alors, de nouveau, elle écrivit. Elle écrivit chaque fois qu’elle ressentait un besoin de fortifier ses illusions ; tour à tour, de mois en mois, elle fut : « Une jeune mariée, demandant quelle robe porter pour le voyage de noces ; Une épouse coquette, désireuse d’être renseignée sur la toilette à choisir pour les visites ; et encore, Une nouvelle mariée, indécise sur le cadeau à faire à son mari, à l’occasion de sa fête. »
Régulièrement, les réponses lui parvenaient ; Hermance d’Ambreville savait que les abonnés d’un journal bien pensant, les autres aussi… sont sacrées, et qu’il ne faut pas les mécontenter.
Et… pendant qu’elle y était, Célinię voulut que son union fût bénie par le ciel… Un jour, en rougissant jusqu’aux oreilles, elle écrivit : « Quelle robe d’intérieur doit porter Une future jeune maman ? »
Or, à ce moment, Hermance d’Ambreville — Frimoussette — était plongée dans la correction des épreuves de son roman, ce qui l’intéressait autrement que la mode et les questions des lectrices… Étourdiment, elle mélangea la correspondance du journal bien pensant avec le courrier du journal frivole ; justement dans celui-là, une lectrice demandait : « s’il n’y avait pas un moyen de n’être pas tout de suite maman… » (On n’imagine pas tout ce qu’on demande aux chroniqueuses de mode.) Frimoussette griffonna hâtivement : « Mais oui, mais oui, parlez-en franchement à votre mari : il comprendra bien que l’enfant ne se porte plus avec les robes actuelles ; les femmes ont tout de même autre chose à faire dans la vie que de faire des enfants ! »
Et… elle plaça cette réponse à l’adresse d’Une future jeune maman. Comme, au journal, on était sûr d’elle, on ne vérifiait pas sa copie. Cela fut donc imprimé tel quel…
Ce lundi, le journal n’était pas arrivé depuis une heure chez la notairesse, que déjà la respectable dame avait bondi chez la femme du docteur, et toutes deux étaient accourues chez les demoiselles Vicaire. Ces dames, violettes d’indignation, parlaient toutes à la fois : « C’est trop fort ! Alors, c’est ça le changement qu’on nous annonçait ! Un conte toutes les semaines, augmentation des rubriques ! modification du format ! C’est bien simple : ce journal, jadis si bien, devient une feuille immonde ! Et cette Hermance d’Ambreville, cette créature éhontée, croyez-vous ? C’est net : tout de suite, nous allons écrire au directeur que non seulement nous ne renouvelons pas notre abonnement, mais que nous défendons qu’on nous envoie cette ordure à partir d’aujourd’hui. En attendant, brûlons celle-ci. »
Seule, Célinie se taisait. Quand les braillardes se furent dispersées, elle monta s’enfermer dans sa chambre, et, effondrée dans le voltaire de reps rouge clouté d’or, elle pleura longtemps sur son mariage brisé, sur son enfant mort, sur sa vie lamentable, sans espoir et sans but désormais…