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Confidences de femmes/24

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A. Messein Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 203-208).

XXIV

Un Rêve.

…Et parfois, je rêve d’être une toute petite bourgeoise. J’habiterais aux Batignolles, j’aurais une salle à manger Henri II, une chambre en noyer ciré, avec une belle carpette à rosaces, et ma cuisine, minuscule, serait reluisante.

Mon mari irait à son bureau ; il serait comptable dans une maison de la rue du Sentier, ou caissier dans un contentieux. Consciente de mon devoir, je n’aurais d’autre souci que celui de le satisfaire.

Le matin, un plumeau et un torchon à la main, le front ceint de bigoudis, j’astiquerais, je frotterais. Ensuite, avec soin, je préparerais le repas.

L’après-midi, assise devant ma fenêtre, je ravauderais des chaussettes. Une fois par semaine, deux heures, j’aurais une femme de ménage pour m’aider à faire de gros ouvrages, récurer mes quatre jolies casseroles de cuivre et cirer le parquet.

Quelquefois, rarement, j’irais inspecter les soldes dans les grands magasins, et, quand je trouverais une bonne occasion, je rapporterais pour mon mari des flanelles qui ne rétrécissent pas et des caleçons cachou. Pour moi, un bout de ruban liberty, bleu ciel, ou rose, que j’enfouirais au fond de mon armoire, et dont je n’aurais jamais l’emploi.

Le dimanche, je me promènerais au bras de mon mari important. Il regarderait, sans convoitise, les belles dames sanglées dans leurs cuirasses qui dissimulent seins et hanches, puis il tournerait un œil approbateur vers mes formes débordantes d’un mauvais corset.

Je ne penserais à rien, je ne souhaiterais rien, la vie me paraîtrait bonne.

De ci de là, j’aurais pourtant un besoin de coquetterie ; alors je rafraîchirais ma robe d’il y a trois ans avec un empiècement de guipure crème, liséré de taffetas voyant, tout en songeant avec inquiétude que l’on a mangé deux fois dans la semaine du navarin aux pommes, que mon mari pourrait s’en lasser et que le moment serait venu de lui faire la surprise d’un bon bœuf à la mode, avec dedans une tomate, comme il les aime.

Quand mon mari rentrerait ou sortirait, il m’embrasserait sur les deux joues. J’en rougirais, tremblant que les voisins d’en face ne nous voient ; car, s’ils nous voyaient, ils me tiendraient peut-être pour une dévergondée, et même ils seraient bien capables de croire que nous ne sommes pas mariés.

Je ferais grand cas de l’opinion de la crémière, et plus encore de celle de ma concierge. Je serais fière de savoir qu’elles disent en parlant de nous : « Ce sont des gens très bien. Elle ne sort jamais et lui rentre régulièrement à sept heures et demie. Ils placent de l’argent pour leurs vieux jours. C’est un bon ménage, ils ne se disputent presque jamais. »

Je ne serais pas une ignorante, je lirais mes deux feuilletons tous les jours, et je saurais qu’il y a des écrivains de grand talent qui se nomment Pierre Sales, Pierre Decourcelle, Michel Zévaco. J’aurais lu Chaste et flétrie, le nom de M. Rostand ne me serait pas tout à fait inconnu ; mon mari m’aurait appris à l’admirer, parce qu’il gagne beaucoup d’argent, et j’aurais d’ailleurs une broche « Chantecler ».

Tout au fond de moi, cependant, j’aurais deux grands secrets, et ils me tourmenteraient au point que j’en laisserais, de temps à autre, rissoler plus que de raison les lardons de l’omelette. J’aurais deux grands désirs, que je n’oserais pas avouer à mon mari, parce qu’il trouverait que ce n’est pas raisonnable : je voudrais, pour la salle à manger, une suspension bronzée à six branches, avec des bougies vertes, et, pour moi, un jupon de satin rouge avec un volant de dentelle blanche, comme la mercière en a eu un pour le mariage de sa sœur.