Confidences de femmes/3
III
Je ne t’ai pas choisi…
…Pourquoi es-tu là, dans ma maison ? Pourquoi es-tu dans ma vie ? Ta quiétude, tes gestes pleins d’assurance me déroutent.
Dès que tu franchis mon seuil, ton visage se rassérène et s’éclaire ; vite, vite, dans l’antichambre, tu te dépouilles de ton pardessus, tu campes ton chapeau au petit bonheur sur la patère, ta canne choit à côté du porte-parapluie en faisant un petit bruit sec qui m’irrite, et tu entres si précipitamment que tu heurtes une chaise et accroches quelque meuble.
Tout de suite, la joie d’être là te fait bavarder à tort et à travers, comme un gosse ! Tu me racontes mille faits dont je n’ai nul souci… tu te complais en des détails futiles. Tu as vu celui-ci, tu es allé là… Tu t’appliques à ne me rien laisser ignorer de ce qui te touche, comme si cela pouvait me préoccuper !
Et moi, comme tout à l’heure la chatte anxieuse et agressive suivait des yeux le gros frelon insolite qui bourdonnait contre les carreaux, je te regarde t’ébrouer, t’épanouir dans la tiédeur de mon gîte. Tu t’assoies commodément, au risque de faire craquer la soie, dans ma grande bergère aux tons pâlis, dont je prends tant de soin. Tu t’installes très à l’aise devant mon bureau, mon cher petit coin sacré, et tu griffonnes tes notes sur la feuille vierge, que j’ai préparée pour moi…
Je te regarde, hostile, manier les objets qui me sont chers, tourmentée par l’envie de te les arracher brusquement des mains… Laisse donc en place le grand coupe-papier d’ivoire avec lequel tu te plais à jouer en parlant ; c’est un pieux souvenir ; n’y touche pas…
Quand tu fouilles dans la vieille armoire normande qui me sert de bibliothèque, que tu feuillettes mes livres, j’ai le sentiment que tu vas les blesser et je rôde autour de toi, guettant l’instant où tu les poseras sur la cheminée, pour te les reprendre sournoisement, et les ranger…
— Quelle satanée petite maniaque tu fais, m’as-tu dit en riant et en m’embrassant, l’autre jour…
Lorsqu’après ton passage, les revues, les journaux tout dépliés traînent sur les sièges en déroute, l’aspect de mon logis me fait songer à une maison pillée par l’ennemi.
Mais en néophyte aveugle, tu continues à ne rien deviner des pensées mauvaises qui m’agitent l’esprit. Tu ne remarques pas la lueur de rage qui passe dans mes yeux, quand tu me contemples de coin, le regard voilé, un peu trouble… tu sais ? ce regard spécial qu’ont, malgré eux, même sans être fats, les hommes habitués aux « bonnes fortunes », et qui dit clairement : « Encore une que je tiens… » Tu trouves très naturel que je figure au nombre de tes « conquêtes » et tu crois sans doute que je suis une privilégiée, moi que tu aimes plus longtemps que les autres.
Et je n’ai pas le courage de te détromper, de me libérer, de t’avouer que si tu es devenu mon amant, ce fut par surprise, un jour d’affreuse détresse ; pour essayer d’oublier… Je souffrais tant ! Alors… Oui… Comme le malade incurable finit par accepter tous les remèdes qui s’offrent, je t’ai accueilli. Tu étais supérieur aux autres ; mais je t’en veux de ma faiblesse qui ne m’a pas guérie, et à chaque instant, ma rancœur éclate. N’ayant pas la force d’être féroce une bonne fois, je suis cruelle à petites doses pour te lasser…
J’ai recours à de petits moyens mesquins… qui me sembleraient odieux chez les autres. C’est plus fort que ma raison ; j’y suis poussée par un besoin machiavélique de tyrannie que j’ignorais avant de te connaître, et qui s’exerce à tout propos, pour des vétilles… À peine ouvres-tu la bouche, qu’il faut que je te contredise. Je suis constamment à l’affût du geste, du mot malencontreux qui provoquera la critique ; j’ai fini par te persuader que tu as maints travers, et, secrètement honteuse de ma duplicité, j’assiste impassible aux efforts que tu tentes pour te corriger de défauts imaginaires…
Par moments, ma mauvaise foi est si flagrante, que je me demande comment tu ne te révoltes pas, au lieu de prendre le parti d’en rire, car tu as ri, l’autre jour, lorsque je te soutenais, avec un entêtement ridicule, exaspérant, que deux fenêtres ouvertes, l’une en face de l’autre, n’établissaient pas de courant d’air !!
Cela ne te surprend donc pas, quand ceux qui me connaissent depuis toujours, vantent mon caractère facile, mon humeur égale ?… Et c’est vrai, j’ai conscience de n’être insupportable qu’avec toi.
Et maintenant que la mésentente (oh ! cordiale encore), s’est petit à petit glissée entre nous, voilà que je tremble… Pourquoi ? Je l’ai voulue pourtant cette discorde ; elle est mon œuvre, j’y ai travaillé sans relâche, en ouvrière zélée, et soudain, mon ouvrage me fait peur !
Tu n’es plus le même, je le sens à des riens… non, tu n’es plus le même. En arrivant, c’est posément que tu te débarrasses de ton pardessus dans l’antichambre, et que tu coiffes la patère de ton chapeau. Je n’entends plus le petit bruit sec et crispant de ta canne qui tombe… Tu n’accroches plus les meubles, et tu n’as plus d’histoires insignifiantes à me raconter…
Autrefois, lorsqu’il te fallait abréger tes visites, je me réjouissais de ta mine déconfite d’enfant grognon, que l’on prive d’un jouet. À présent, tu t’en vas comme si tu te sauvais !…
Pourquoi hier, lorsque ton « bleu » est arrivé, ne l’ai-je pas ouvert tout de suite ? Je le tournais et retournais dans mes mains, prise tout à coup d’une appréhension, presque douloureuse… « Il me prévient qu’il ne viendra pas, me disais-je, ça m’est égal ». Et je me suis répété plusieurs fois : ça m’est égal, à haute voix, comme s’il m’eût fallu le crier très fort, pour m’en convaincre…
Toute la soirée, mon imagination a battu la campagne… je n’ai pu commencer, ni achever aucune besogne ; ma pensée indocile filait à ta poursuite.
Pourquoi ai-je ressenti cette irritation, ce malaise au cœur, tantôt, quand tu m’as parlé de la visite de cette poétesse qui voudrait t’intéresser à son livre ?… Qu’est-ce que cela peut bien me faire, puisque je ne t’aime pas ? Je ne t’aime pas ?…