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Confidences de femmes/4

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A. Messein Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 25-32).

IV

Brouillés.

…Est-on brouillés pour tout de bon, dis ? Est-ce bien vrai que tu ne m’aimes plus ? Et moi, suis-je si sûre que cela de ne plus t’aimer ?

Oui, je sais bien : lorsqu’après avoir tourné et retourné la poignée de la porte, comme si tu ne la pouvais ouvrir, tu es revenu vers moi en murmurant d’une voix chavirée « Ma mie ! » je t’ai dit : « À quoi bon une fois encore nous réconcilier puisque jamais, jamais, nous n’arriverons à nous comprendre ? Les mots, les gestes, ont pour chacun de nous une signification différente, et c’est à croire qu’un Dieu malin prend plaisir à dépareiller chaque jour un peu plus notre humeur… Si je m’éveille, joyeuse, le cœur léger, l’esprit serein, oubliant par un bienheureux miracle une foule de soucis qui, à d’autres heures, m’accablent ; toi, ce jour-là, tu arrives maussade, bougon, comme si tu faisais exprès d’éteindre ma gaîté, comme si le contentement même de ceux que tu chéris te portait ombrage, et malgré moi, tu me fais songer à ces aimables gens qui se réjouissent de voir qu’il pleut, les jours où ils ne peuvent sortir…

« Avant que tu ne sois là, je pensais à toi doucement, tendrement, et voilà que ton visage hostile m’a soudain rendue hargneuse… Et pourtant je t’assure qu’aujourd’hui j’avais l’âme pacifique ; j’étais disposée à tout prendre bien. Les petites tracasseries de la vie me semblaient comiques à force d’être crispantes… N’était-ce pas drôle, en vérité, qu’à la minute même où je la tenais, où j’allais enfin la pouvoir fixer sur la feuille noire de ratures, cette satanée phrase, récrite dix fois sans qu’elle « sortît » à mon gré, la grosse servante, nouvellement débarquée de son pays de Caux, ouvrît la porte d’une poussée de genou, sans frapper bien entendu, et me criât, en brandissant d’une main un maquereau, et de l’autre une limande :

— Ah ! s’qui sont voleux dans c’te sacrée ville ! sty la, c’est douze sous, et pis sty la quinze ; duquel que madame veut ? Mais à ce prix-là on n’airait d’la vraïe viande qui nous tiendrait au ventre !

« Et le gazier ! Figure-toi que pour venir changer « les becs » de ma chambre, il a choisi l’instant précis où je laçais mon corset, ma jarretelle a craqué, comme j’attachais ma voilette… Eh bien ! rien de tout cela ne m’a mise en rage…

« Mais si je suis accablée de travail, si je suis lasse, aigrie, ou si encore un malaise moral ou physique, un ennui, que sais-je ? me détraquent, ah ! je puis être tranquille… ce jour-là, toi, tu auras l’esprit quiet, la vie ne t’aura jamais parue si bonne, tu ne songeras qu’à plaisanter, à rire : Au diable les préoccupations, après tout, elles n’ont que l’importance qu’on leur veut bien donner. Et pour peu qu’un rayon de soleil s’en mêle, tu accours me chercher pour aller « boire » de l’air, « manger » de l’herbe et respirer la bonne odeur des feuilles toutes neuves, dans les bois.

« Ce ne sera pas l’heure à laquelle d’ordinaire je t’attends, mais qu’importe ? Lorsque le ronflement de l’auto, ton double coup de sonnette me feront tressauter, je ne serai ni coiffée, ni habillée… Horreur ! mes joues seront vierges de poudre, et mes lèvres de « raisin ». Te doutes-tu qu’être surprise ainsi, c’est pour une femme coquette le pire des maux ? Enveloppée du vieux peignoir défraîchi dans lequel je suis si à l’aise pour travailler, sûre de n’être pas dérangée, j’achèverai fiévreusement penchée sur mon « établi » en désordre, une pressante et fastidieuse besogne. Ou bien, ou bien, je serai en cet état béni, où tout vous apparaît agréable, facile, où les idées viennent toutes seules ; elles ont des âmes à l’unisson des vôtres, des visages souriants, une haleine parfumée qui vous grise, des voix qui s’élèvent en un chœur magnifique, et vite, vite, n’osant ni respirer, ni bouger la tête, de peur de rompre le charme, on transcrit d’une plume docile, pêle-mêle sur le papier, les notes les plus aiguës de l’admirable concerto qui vous exalte.

« Mais toi, qui pourtant devrais connaître le prix de ces fugaces heures, si précieuses, tu ne comprendras pas, que, malgré ma joie de te voir, j’aie un petit mouvement d’impatience… Tu prendras une mine de victime résignée pour contempler mes mèches en déroute, mes mules de satin rouge, alors que moi, pour te faire plaisir, je vais m’habiller en hâte, sans « fignoler » ma mise, et qu’aussi je laisse en plan ma pauvre besogne inachevée… Non, tu ne verras qu’une chose… c’est que je n’ai pas deviné que tu allais venir, que je ne suis pas prête et que tu vas être obligé de m’attendre.

« Mais oui, tu m’aimes, je sais bien… et je connais ton grand argument :

— Tes meilleures intentions se retournent contre toi.

… Dis-moi, pourquoi s’est-on querellés si fort l’autre jour ? Pourquoi s’est-on forcés, — car, au fond, si nous excellons à nous « chipoter » nous ignorons les vraies scènes — ; pourquoi s’est-on si bien appliqués à se dire tant de choses méchantes ? Je ne t’ai pas celé, et en quels termes ! que j’en avais assez de ton caractère détestable, et toi, tu m’as déclaré sans fard que je ne répondais en rien à ton idéal. Nous avons reconnu que nos idées, nos goûts étaient divergents et qu’à plaisir, en demeurant enchaînés l’un à l’autre, nous gâtions notre vie.

Et en effet, tous ceux qui te connaissent s’accordent à vanter l’égalité de ton humeur.

— Elle n’a d’égale, disent nos amis, que mon caractère charmant…

Chacun, avec toi, s’entend admirablement ; personne avec moi n’a jamais eu la moindre discussion. S’il nous est impossible de causer ensemble sans nous chamailler, nous écoutons les autres avec une patience d’ange, et il est bien rare que nous ne soyons pas de leur avis…

Mais pourquoi, dis, pourquoi ai-je cette impression bizarre, énervante et pourtant délicieuse, que je m’entends bien moins, oh ! infiniment moins avec les autres quand je suis pleinement d’accord avec eux, qu’avec toi, mon insupportable ami, lorsque nous sommes en querelle ?