Confidences de femmes/5
V
Le Cœur double.
Je ne l’aime plus ; il le voit. Je suis impuissante à le lui cacher.
Je ne l’aime plus ? Il serait plus exact de dire que je ne l’ai jamais aimé : ce n’était pas de l’amour, cette affection facile et sereine, qui me laissait l’esprit libre, les sens en repos et m’enveloppait d’un voile gris et doux à travers lequel tout me semblait incolore, calme et vague.
Au contraire, depuis que Jean est venu dans ma vie, tout m’apparaît resplendissant. Il me semble que je m’éveille d’une longue torpeur. Comme une fillette, je me surprends à me comparer aux héroïnes des contes de fées. Je songe à la princesse endormie jusqu’à l’arrivée de son chevalier, à l’aveugle qui recouvre la vue quand elle rencontre le prince Charmant… Puis j’éclate de rire et je vais me regarder dans la glace. Eh bien ! non, là encore, ce n’est plus moi. Je n’avais pas ces yeux là autrefois, je n’avais pas non plus ce visage tout illuminé de joie, cet air de « miraculée », de « révélée ». Tout mon être à présent est irradié par une flamme intérieure.
Parfois, pourtant j’ai des heures de mélancolie… Il avait tant de confiance en moi ! Il m’aimait tant… Il me savait loyale, scrupuleuse. Quel coup pour lui, quand il saura que je ne l’aime plus ! Ce n’est cependant pas ma faute, si l’amour m’a surprise, saisie, « tourbillonnée » et vaincue. Cela eût pu lui arriver comme à moi ; je ne lui en aurais pas voulu, moi. J’aurais compris…
Oui, mais j’aurais compris parce que je ne l’aime pas…
Maintenant, il sait.
Comment s’en est-il douté ? Oh ! ce n’était guère difficile ; je n’ai pas l’âme d’une rouée, et le mensonge me répugne. Me voyant lointaine, distraite, il a passé en revue tout ce qui pouvait me préoccuper, puis, frappé d’une idée subite, il m’a dit : « Tu ne m’aimes plus », et tout de suite après : « Tu en aimes un autre ». J’ai baissé la tête sans répondre, ne voulant pas lui faire de peine, et ne sachant pas dissimuler.
Si j’avouais ceci, je sais bien qu’on ne me comprendrait pas et qu’on rirait peut-être, mais à ce moment, j’aurais voulu me réfugier dans ses bras, appuyer ma tête sur sa large épaule amicale et lui confier la détresse de mon âme, lui dire le chagrin que j’éprouve de la souffrance que je lui cause. J’aurais voulu le consoler avec des mots très doux : il est, il reste mon ami très cher, il a été le compagnon de longues années de ma vie, nous ne serons jamais des étrangers, des indifférents l’un pour l’autre : ce serait monstrueux que des êtres qui ont vécu côte à côte pussent se séparer, s’en aller chacun de son côté sans jamais se revoir.
Même en le quittant, je continuerai à l’aimer comme je l’ai toujours aimé, comme un frère.
Il m’a fait une scène odieuse. Il a été injuste, c’est fini, je le déteste. Non, je ne veux jamais le revoir : qu’il m’en veuille de ne plus l’aimer, qu’il en conçoive du dépit contre Jean, c’est naturel, compréhensible, mais ça ne l’autorisait pas à calomnier ainsi celui que j’aime. Toutes les sottises, tous les mensonges, toutes les infamies qu’il a pu inventer, il me les a criées pour essayer de l’amoindrir à mes yeux.
Ce que je lui passe moins encore, c’est d’avoir raillé son physique, son langage, ses manières, sa tenue. Il s’est efforcé de le rendre ridicule. C’est mesquin, lâche, indigne d’un honnête homme.
Il a mis le comble à mon indignation par cette phrase imbécile :
« Un autre, n’importe qui, je comprendrais peut-être et je te trouverais des excuses ; mais ce crétin ! Je ne te le pardonnerai jamais ! »
Me pardonner ? Mais je n’en veux pas de son pardon ! Et d’abord, en quoi suis-je coupable ? On n’est pas maître de son cœur : on aime, on n’aime plus, nul n’y peut rien. Ah ! comme à ce moment on sent bien la vanité des mots que l’on a prononcés soi-même, quand on jugeait les autres de loin, froidement ! C’est trop facile d’être magnanime, de glorifier le devoir, ou d’être intransigeante au nom de la « morale », quand cela ne vous coûte personnellement aucun sacrifice…
Faut-il l’avouer ? Au fond, je lui suis presque reconnaissante de la scène qu’il m’a faite. Il a tenu à me prouver qu’il n’était pas digne de la bonne affection que je lui gardais. Comme cela, je puis le quitter sans trouble. Je me sens plus libre, depuis qu’il m’a libérée. Il s’est conduit en « mufle » avec moi ; on n’a pas de remords de rompre avec un « mufle »…
Depuis un mois nous sommes séparés. Quand je lui ai signifié ma résolution irrévocable de le quitter, il est devenu très pâle, mais il n’a pas eu un mot d’amertume.
Au moment de mon départ, il m’a dit très doucement : « Je tiens à vous demander pardon de la scène ridicule que je vous ai faite. J’étais très malheureux, la douleur m’a fait perdre la tête. Vous qui aimez, vous devez comprendre la folie qui peut gagner un être, quand il perd ainsi tout ce qu’il a de plus cher. Le désespoir m’a fait délirer, et m’a peut-être rendu très méchant. Ne me gardez pas rancune, soyez pitoyable, je souffre tant. »
Je l’ai regardé. En huit jours ses tempes se sont argentées. Deux rides, qui sont comme le lit des larmes, creusent ses joues. Spontanément je lui ai tendu les deux mains. Ses lèvres tremblaient, ses yeux étaient décolorés par les pleurs. Cela m’a bouleversée. « Nous ne serons pas des ennemis, dites ? ai-je supplié. Il est impossible que nous cessions de nous connaître, deux êtres qui ont été unis des années, ne peuvent, parce qu’ils se séparent, devenir à tout jamais étrangers l’un à l’autre… Nous nous reverrons, je vous aime comme si vous étiez mon frère ; aimez-moi comme une sœur. »
« C’est cela, a-t-il balbutié, sans réussir à sourire ; écrivez-moi, dites-moi que je ne vous perds pas entièrement, mais partez, partez vite, mon courage s’en va… »
Il m’a poussée doucement vers la porte. La voiture attendait. J’y suis montée, sans me retourner. J’ai entendu derrière moi un cri étouffé, et c’est en sanglotant que je suis arrivée près de Jean, si joyeux de m’avoir enfin !
Jean me parle avec enthousiasme des beaux voyages que nous allons pouvoir faire tous les deux, maintenant que je suis libre. Il rayonne de bonheur, et pas une ombre n’obscurcit son allégresse… Pourquoi suis-je parfois secrètement irritée de son air trop satisfait ?
Pourquoi ? Je le sais bien, et j’ai peur d’y penser. J’y pense malgré tout, je pense à celui qui pleure là-bas, tout seul, et sa pauvre figure douloureuse s’interpose entre le bonheur et moi… C’est comme une tache qu’on a dans l’œil et qu’on retrouve sur tous les objets.
Où donc ai-je vu ce tableau de Burne Jones, l’Amour dans les ruines ? Non, dans les ruines, il n’y a pas d’amour vrai. J’ai un peu honte de ce que je découvre au fond de moi. En réalité j’aime ces deux hommes, très différemment, mais peut-être également. Je voudrais pouvoir ne renoncer ni à l’un ni à l’autre. Et si j’osais le leur dire, ils ne me comprendraient ni l’un ni l’autre…
Si je leur disais, cependant, qu’un homme peut aimer deux femmes, ils n’en seraient pas du tout choqués, ni même surpris.