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Confidences de femmes/6

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A. Messein Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 43-50).

VI

Pas jalouse.

…Jalouse, moi ? allons donc !… Et pourquoi serais-je jalouse, puisque je ne vois rien, je ne me doute de rien ? Et quand même, ne t’ai-je pas répété vingt fois, cent fois, que je n’étais pas jalouse… au temps où tu ne me quittais presque jamais, où nos rares séparations semblaient t’arracher un morceau de toi-même, où tu ne pouvais faire un pas, une visite, une démarche, sans me demander de ta voix suppliante d’enfant despote et gâté :

— Accompagne-moi, dis ?… Si cela t’ennuie d’entrer, tu m’attendras dans la voiture…

C’était même de là, t’en souviens-tu, que naissaient nos plus graves querelles… En feignant de parler sérieusement, je m’écriais d’un ton colère :

— Dieu ! que les hommes sont insupportables, quelle race d’égoïstes ! Tu ne vois donc pas que je suis en robe de chambre, ni coiffée, ni corsetée, ni chaussée… que ma figure n’est pas « faite », j’en ai pour une heure… au moins… Vous autres, une fois baignés, rasés, vous n’avez plus qu’à enfiler vos habits, mais nous ! Vous ne réfléchissez même pas aux détails compliqués de notre ajustement, depuis les nœuds de nos souliers jusqu’à celui de notre voilette.

Sans t’émouvoir, en m’enveloppant d’un tendre regard malicieux, tu ripostais :

— Dépêche-toi… le temps que tu perds en explications superflues, tu serais déjà prête…

Puis, comme argument décisif, merveilleux pour toucher une femme ordonnée, réveiller mon atavisme de petite bourgeoise méthodique, qu’effare l’inexactitude, tu ajoutais :

— Ah ! flûte, après tout !… Si tu ne viens pas, je reste… advienne que pourra…

Ces mots magiques suffisaient pour qu’en dix minutes je fusse habillée comme par enchantement.

Et ton bras passé sous le mien, nous marchions d’un pas si bien adapté, qu’un jour un mendiant — tu sais ce magnifique vieillard qui ressemble à un dieu déchu — murmura sur notre passage :

— M’étonnerait fort que ce couple-là ne « corde » pas… Ils sont faits pour marcher ensemble…

Tu lui as donné dix sous… te rappelles-tu ?… Et… pénétrés des paroles du prophète, nous avons continué notre route à pied, en nous amusant à observer la démarche des autres couples. — Sûrement, celui qui déambulait à droite, tout de guingois, était dépareillé… Par exemple, cet autre s’avançait bien en cadence… Mais crac ! voilà l’homme qui bute et, à son tour, la femme trébuche…

— Demi-mal, as-tu déclaré en riant, le ménage se déclanche en mesure, aux torts et griefs respectifs… Tant mieux, ils n’auront point de regrets… Pas comme celui-ci… Ce petit homme ridicule et pitoyable, qui s’essouffle à côté de cette grande femme ostensible, jolie, ma foi. On dirait un skye-terier suivant une levrette ; elle file sans s’apercevoir qu’il peine à la course ; tu vas voir, bientôt il ne pourra plus la joindre… Fichue, cette union-là, et le pauvre bougre aura du chagrin… Et ces autres ? Elle est gracieuse, la petite femme, trop mignonne vraiment pour ce lourdaud qui fonce comme une brute : on croirait qu’il va se jeter sur les gens et les dévorer ! Elle trottine tant qu’elle peut en essayant de s’accrocher à son bras, et il n’y fait même pas attention… Par quels mystérieux liens ce petit être délicat et fragile est-il attaché à ce butor ? Regarde quels beaux yeux de chienne craintive elle lève sur lui.

D’après chaque couple tu ébauchais un fantaisiste roman. Mais tu avais beau fouiller la grande avenue, détailler tous ceux qui s’avançaient dans la poussière dorée, aucun n’avait un pas mieux rythmé et plus harmonieux que le nôtre.

…Ah ! si pourtant… À la minute glorieuse où nous goûtions la volupté de nous croire uniques, nous aperçûmes les Vaubelle qui suivaient, bras dessus, bras dessous, l’autre trottoir. Elle, de ma taille, lui, long, mince, « racé » comme toi ; si pareils à nous, qu’un instant nous eûmes l’illusion d’être dédoublés. À ce moment, ils s’adoraient ; depuis, ils se sont séparés avec fracas, et maintenant ils se détestent.

Et pressant mon bras plus étroitement, tu m’as dit :

— Est-ce singulier que j’éprouve ce besoin de toujours t’avoir près de moi, que d’instinct je t’associe à tous mes actes, que je trouve fade tout plaisir que tu ne partages pas… Pourquoi, dis, pourquoi est-ce que je t’aime ainsi ? Sais-tu que parfois j’en suis un peu effrayé ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ah ! Seigneur, non, je ne suis pas jalouse ! Souviens-toi plutôt, lorsque naguère dans une réunion, je sentais, même en te tournant le dos, ton regard me suivre, m’agripper, me retenir, au moindre remous qui nous séparait… Souviens-toi que je te soufflais :

— Oh ! voyons, sois raisonnable ; tâche d’être plus aimable avec ta voisine, écoute au moins ce qu’elle te dit ! Elle est ravissante, je t’assure… Les femmes vont te détester si tu ne leur fais pas le moindre compliment, un brin de cour… Raconte-leur qu’elles ont des yeux troublants, une bouche exquise, une gorge idéale. Tu étais si flirteur avant de me connaître, continue… puisque je ne suis pas jalouse…

Mon Dieu ! quelle mine comique de gosse que l’on force à avaler sa panade, tu faisais pour me répondre :

— Ça m’embête… Les autres femmes m’assomment, il n’y a que toi, toi, toi ! tu entends…

…Les derniers mots résonnaient comme des baisers, et la lueur qui jaillissait de tes yeux mi-clos me chavirait le cœur…

…Non, je t’assure que je ne trouve même pas bizarre qu’après avoir manifesté une véritable admiration pour mon amie Marthe, tu ne témoignes plus à son égard que complète indifférence ; lorsque tu énumères les personnes rencontrées dans telles ou telles circonstances, je ne remarque pas que tu oublies toujours de citer son nom. Je ne m’étonne pas davantage que toi, si connaisseur en élégances féminines, tu ne puisses jamais te rappeler le moindre détail de sa toilette…

…Ai-je seulement surpris ces regards qui rôdent parfois avec une insistance muette autour de ma personne, comme si tu ruminais des comparaisons ?…

Je ne vois rien, te dis-je, rien, rien… Ah ! tiens, l’idée seule que je pourrais être jalouse me fait rire aux éclats, d’un rire inextinguible, qui contracte ma gorge, me picote le nez… Mes yeux brillent noyés de gaîté ; ah ! que c’est drôle, que c’est drôle ! J’en ris comme une folle ; j’en ris, oui, vraiment, aux larmes…