Confidences de femmes/7
VII
Homéopathie.
…Depuis une heure, en réprimant un sourire égayé, j’épie chacun de tes gestes. Tu te lèves, tu te rassois, tes lèvres semblent marmonner quelque leçon mal apprise, puis, au moment de la réciter, elles se referment, et, de guerre lasse, froissant le journal que tu tiens et qui n’y peut mais, tu vas coller ton visage à la vitre et suivre d’un œil morne les passants dans la rue.
Maintenant te voilà attentif à changer de place les livres de la petite table, qui du coin droit vont encombrer le coin gauche, et réciproquement…
Mon Dieu ! que tu voudrais donc t’en aller et me dire que tu ne viendras pas ce soir… Mais toi, le subtil prestidigitateur de l’esprit, toi qui sais si bien jongler avec les mots, les lancer, les rattraper, les juxtaposer si adroitement, tu deviens d’une ingénuité attendrissante lorsqu’il s’agit de duper quelqu’un… On sent que tu n’as pas l’habitude, ça t’irrite et ça t’attriste, et tu fus tellement accoutumé de me prendre pour confidente, dès qu’il t’arrivait une misère ; je fus si étroitement ton amie, que, pour un peu, tu viendrais te blottir là, à côté de moi, au creux du divan d’où je te contemple, amusée, et tu me dirais en cachant ta tête dans mon cou, afin que je ne voie pas tes yeux, tes beaux yeux dont l’infinie douceur corrige la sécheresse de ta bouche pincée, — tes yeux qui ignorent l’art de feindre, l’habile plissement des paupières, la façon d’allumer la pupille ou de l’éteindre suivant les besoins du mensonge — tu me dirais d’une voix lasse :
— Ma mie ! ma mie chérie ! je vais te trahir… il y a déjà longtemps que ça dure… Seulement, tu comprends… tu n’avais pas l’air de t’en douter, alors, ça m’était égal ; mais à cette heure, ton regard de coin qui me couve, ironique ou inquiet (je ne sais pas le démêler, moi, je n’ai pas ta finesse), ton regard m’épouvante, gâte tout mon plaisir… Dis-moi, dis, ma mie chérie, comment faut-il faire pour que tu ne t’aperçoives de rien ?…
Si tu me disais cela, je te répondrais :
— D’abord, ce n’est pas aujourd’hui que j’ai deviné… Ah ! si tu savais l’affreux déchirement, l’horrible blessure, les nuits sans sommeil et les jours sans lumière, lorsque je ne sus plus douter ! — Mais c’est fini, je suis guérie, bien guérie, voilà pourquoi je m’amuse à te troubler. Je jouis de ton malaise, je te guette cruellement comme le chat guette la souris, je te laisse t’aventurer vers toutes les issues, et, soudain, au moment où tu crois t’échapper, je surgis au tournant pour te barrer la route, je t’accule à toutes les maladresses que peuvent commettre les timides qui se sentent observés. Tiens, tu me rappelles la petite fille gauche que j’étais, d’une maladresse à casser tout ce que je touchais. Et pourtant, seule j’aurais pu manier les objets les plus fragiles, sans qu’il leur arrivât malheur, mais, dès qu’on me regardait, crac ! c’en était fait : mes mains « devenaient de beurre », disait notre vieille servante.
Ah ! l’histoire de la belle tasse de Sévres ! Après vingt-cinq ans, j’en ai encore la chair de poule quand j’y pense… Écoute, que je te la raconte, l’histoire, cela nous retardera à peine de cinq minutes…
— C’était le jour de la fête de maman ; pour le « quatre heures », on avait préparé un magnifique goûter, servi sous le gros cerisier qui ombrageait le milieu de la grande allée du jardin où ça sentait bon le thym, le cassis en fleur et la ravenelle.
« Maman avait déclaré.
« — Rosine va boire dans la belle tasse qu’elle admire tant » — car, tu sais, la fête de maman n’était qu’une raison pour nous fêter, et moi, très fière de l’honneur, je ne pensais même plus à goûter aux bons « douillons » croustillants dont j’étais si friande, ni à la belle « nourolle » dorée. Je n’avais qu’une idée fixe : tout à l’heure, je vais boire dans la jolie tasse transparente, il s’agit de faire bien attention. Et je regardais les autres manger sans pouvoir avaler une bouchée…
« Le moment venu, précautionneusement je saisis la tasse à deux mains pour la porter à mes lèvres et, d’un seul trait, je la vidai, bien que le thé bouillant m’échaudât le gosier. N’importe, l’essentiel était d’être libérée. Ouf ! ça y était, j’allais, enfin, reposer la tasse sur la table, lorsque maman s’écria :
« — Là ! voyez-vous, comme elle est adroite, ma petite fille, lorsqu’elle veut !… Elle ne casse rien. »
« Ah ! calamiteuse parole ! je fus si ébahie que, du coup, mes doigts se desserrèrent, laissant choir tasse et soucoupe qui se brisèrent en mille miettes sur le rempart de coquilles Saint-Jacques qui bordait la plate-bande. »
Eh bien ! toi, c’est pareil : il suffirait d’un mot, d’un rien, pour que tu brises ton secret. Et combien, pour un instant, il te plairait de le rejeter, ce masque mal assujetti de chicard d’occasion ! Comme il te pèse ! Mon pauvre ami, je voudrais bien avoir pitié de toi… Vois, je m’attendris… mais ce n’est pas de ma faute, il est trop tard… je ne me soucie plus d’essayer de te reprendre, ni de te garder… Nul émoi n’agite plus mon cœur en te voyant partir, mes bras frémissants ne se tendent plus désespérément vers toi, lorsque tu touches la poignée de la porte… Est-ce possible, tout de même, que je sois devenue cette spectatrice enjouée, presque indifférente ? Suis-je bien la même femme qui, naguère, se sentait défaillir en t’écoutant prétexter, d’un air dégagé, ces rendez-vous d’affaires, sur la nature desquels, hélas ! elle ne s’abusait pas. Comme aujourd’hui, plus qu’aujourd’hui, tu en attendais l’heure en piétinant sur place, et tu en revenais avec la mine ronronnante d’un chat gourmand. Combien j’étais lâche devant les manifestations exagérées, multipliées, d’une tendresse qu’avivait sans doute le délicat piment du remords ou le souci naïf de se créer un alibi…
À présent que je suis guérie, ta pauvre diplomatie me divertit : « je tue le temps » — car moi aussi, j’ai à sortir tout à l’heure… — à suivre ton manège… Mais, rassure-toi, le supplice touche à sa fin… Il est fini ! La demie de trois heures tinte, ah ! file, file vite, c’est moi qui serais en retard… que veux-tu, je n’avais pas la vocation de la souffrance moi, je n’aspirais pas à me ranger parmi les grandes héroïnes de la douleur ; je ne suis pas une sainte, mais simplement une femme, ni pire ni meilleure qu’un homme… une malade raisonnable, qui le jour où elle a par trop souffert, peureuse de la mort, s’est raccrochée pour essayer de se sauver au remède homéopathique qui s’offrait : l’amour guérisseur de l’amour… Tandis que tu avais, ce que vous autres hommes vous appelez un béguin, j’ai eu, moi, une miraculeuse renaissance du cœur. Et je te remercie quand même de ce délicieux bienfait… où tu n’es pour rien.