Confidences de femmes/9
IX
L’invincible amant.
…Qu’importe si tout à l’heure, en le croisant par hasard dans la rue, pour la première fois après tant d’années… j’ai souri, amusée de sa mine prétentieuse, de son allure fanfaronne de bellâtre provincial. Qu’importe, puisque tout bas une insidieuse voix m’a soufflé : « Ris bien, ma petite… n’empêche qu’il n’a pas changé… Autrefois il était tout aussi grotesque, et tu poussais la sottise jusqu’à prendre pour admiratifs les regards qui s’attachaient sur lui quand vous vous promeniez ensemble…
Qu’importe si, lorsque ma pensée remonte en flânant vers le passé, je rage de toujours l’apercevoir sournoisement embusqué, en quelque coin qu’elle se repose… Je le revois gravissant hâtivement pour me rejoindre le petit sentier roux, tout doré de soleil, qui se faufile comme un serpent lumineux entre les deux collines aux remparts tapissés de thym, de théraspic, de genèvriers grenus et violacés, — les deux collines du haut desquelles, si souvent, nous contemplâmes la ville méchante et magnifique, la Seine scintillante et moirée, le port étincelant où se reposaient de majestueux navires venus de très loin, pour y retourner, et dont la vue nous donnait une sensation d’espace, de liberté sauvage, bien plus encore que ces trains tentateurs, qui se sauvaient au bout du pont avec des sifflements narquois.
Il est là, sur le banc vermoulu, à l’ombre de l’odorant acacia. Là-bas, sous le portique glorieux de l’église romane, c’est encore lui qui m’attend… Et lui encore que je retrouve dans cette salle vide de musée où les gens n’entrent que lorsqu’il pleut très fort pour se mettre à l’abri. C’est lui, toujours, dans les rues de la grande ville, au bord de l’eau… Dans le square prétentieux où il y a musique le jeudi et le dimanche, et où viennent, rivaliser de toilettes criardes, les bourgeoises cossues de la cité.
Qu’importe que son souvenir obsédant et détestable soit la tache qui dépare ma coquetterie secrète, que je l’exècre, qu’indignée, je murmure : Lui ? Moi ? Voyons, c’est impossible !
Qu’importe, qu’importe… puisque rien, rien ne peut effacer qu’il fut mon premier amour, qu’il fut pour moi l’amour, puisque je l’ai aimé, comme on aime la première fois, de toute mon âme neuve, sans calcul, sans détours, sans réserves. Ah ! comme on croit à l’amour, à son amour, quand on a cet âge, comme on ne soupçonne pas sa fragilité !
À quel amant estimé, admiré, pourrais-je jamais offrir ce que je lui donnai à lui qu’à présent je méprise ?
Il a eu le meilleur de moi, puisqu’il m’a connue à l’heure où l’existence ne m’avait rendue ni prudente, ni méfiante, ni compliquée, ni… un brin hypocrite. J’ignorais l’art de commander à mes yeux, à ma voix… de contenir mes élans, et j’ignorais encore (ah ! je ne l’ai pas ignoré longtemps !) qu’un tendre regard, une parole affectueuse, une muette pression de main pussent être autant de trahisons. Je croyais à tout ce qui semblait noble, généreux, désintéressé. L’amour, l’amitié. Était-il possible d’en imiter l’accent ?
J’aurais voulu que l’univers sût que j’étais amoureuse, et de qui je l’étais. Il n’était certes pas reluisant, le maître de mon cœur, mais en ce temps-là était-il gloire plus désirable que celle d’aimer et d’être aimée ? Partager sa médiocrité supérieure, être réprouvée par tous, quitter cette confortable maison, ce bien-être inutile, me réfugier avec lui en quelque logis délicieusement misérable, à cela se réduisait mon unique, mais furieuse ambition. Lorsqu’il n’était plus là, ma vie était suspendue. Je n’avais plus une seule idée, un seul désir qui ne fussent le reflet des siens, je n’agissais que par lui, qu’en vertu de lui… Moi ! moi ! si rebelle à tous les jougs…
Lorsque je l’apercevais au tournant de la route, j’avais le sentiment que mon cœur bondissait vers lui, et que je resterais comme inanimée jusqu’à ce que la pression de sa main m’eût redonné la vie. À peine le quittais-je que j’éprouvais l’impérieux besoin de lui écrire les doux mots puérils et sublimes que plus tard on n’ose plus retracer parce qu’on en sait mieux le sens, et qu’aussi, l’on sait mieux la vie…
Non, jamais plus, je ne connaîtrai ce miraculeux état d’inconscience, de démence amoureuse, de jalousie qui enfièvre… Oh ! ma belle flamme de jadis, mon exaltation, mon amour de l’amour, mon dédain des préjugés, mon mépris de tout ce qui était le bon sens… pourquoi ai-je tout usé pour celui-là ? Pourquoi ne me reste-t-il plus rien de naïf, de frais, de fou, pour celui qui viendra : rien qu’un amour raisonnable, mesuré, un peu académique…
Aujourd’hui, mes soupirants sont des hommes posés, sérieux, qui ont éprouvé la félonie des femmes, qui s’égaient de leurs flirts, de leurs manèges et de leurs mensonges. Ils me parlent en choisissant leurs expressions pour ne pas m’effaroucher… et ils émaillent leurs discours de : « Ah ! vous êtes si différente des autres, vous… » L’un d’eux qui, je crois, m’aimait vraiment, m’a déclaré un jour : « Vous ne savez pas ce que c’est que d’aimer… c’est pour cela que vous ne comprenez pas ma peine. »
Et j’écoute les lèvres scellées… regardez ce Champagne que nous avons consciemment battu, parce que nous le trouvions trop mousseux. Il garde encore sa jolie couleur de topaze liquide, sa saveur, son parfum, mais il a perdu ce jaillissement, ce pétillement, ce frétillement, ce je ne sais quoi de vif et de naïf qu’il avait tout à l’heure, quand on a débouché la bouteille, ce je ne sais quoi d’évaporé, que rien ne pourra lui rendre… Eh bien ! quand je me regarde, je me fais un peu l’effet de ce champagne-là…