Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française/Édition Garnier/Assaut

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Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue françaiseGarniertome 23 (p. 344-347).
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ASSAUT.

Cet art de peindre les détails, et de décrire des choses que la poésie française évite communément, se trouve d’une manière bien sensible dans le récit d’un assaut donné aux faubourgs de Paris[1] :


Du côté du levant bientôt Bourbon s’avance.
Le voilà qui s’approche, et la mort le devance,
Le fer avec le feu vole de toutes parts
Des mains des assiégeants et du haut des remparts.
Ces remparts menaçants, leurs tours, et leurs ouvrages,
S’écroulent sous les traits de ces brûlants orages :
On voit les bataillons rompus et renversés,
Et loin d’eux dans les champs leurs membres dispersés.
Ce que le fer atteint tombe réduit en poudre ;
Et chacun des partis combat avec la foudre.
    Jadis avec moins d’art, au milieu des combats,
Les malheureux mortels avançaient leur trépas.
Avec moins d’appareil ils volaient au carnage,
Et le fer dans leurs mains suffisait à leur rage.
De leurs cruels enfants l’effort industrieux
À dérobé le feu qui brûle dans les cieux.
On entendait gronder ces bombes effroyables,
Des troupes de la Flandre enfants abominables.
Dans ces globes d’airain le salpêtre enflammé
Vole avec la prison qui le tient renfermé :
Il la brise, et la mort en sort avec furie.
    Avec plus d’art encore et plus de barbarie,
Dans des antres profonds on a su renfermer
Des foudres souterrains tout prêts à s’allumer.

Sous un chemin trompeur, où, volant au carnage,
Le soldat valeureux se fie à son courage,
On voit en un instant des abîmes ouverts,
De noirs torrents de soufre épandus dans les airs,
Des bataillons entiers, par ce nouveau tonnerre,
Emportés, déchirés, engloutis sous la terre.
Ce sont là les dangers où Bourbon va s’offrir ;
C’est par là qu’à son trône il brûle de courir.
Ses guerriers avec lui dédaignent ces tempêtes :
L’enfer est sous leurs pas, la foudre est sur leurs têtes,
Mais la Gloire à leurs yeux vole à côté du roi ;
Ils ne regardent qu’elle, et marchent sans effroi.
    Mornai, parmi les flots de ce torrent rapide,
S’avance d’un pas grave et non moins intrépide,
Incapable à la fois de crainte et de fureur,
Sourd au bruit des canons, calme au sein de l’horreur ;
D’un œil ferme et stoïque il regarde la guerre
Comme un fléau du ciel, affreux, mais nécessaire ;
Il marche en philosophe où l’honneur le conduit,
Condamne les combats, plaint son maître, et le suit.
    Ils descendent enfin dans ce chemin terrible,
Qu’un glacis teint de sang rendait inaccessible.
C’est là que le danger ranime leurs efforts :
Ils comblent les fossés de fascines, de morts ;
Sur ces morts entassés ils marchent, ils s’avancent ;
D’un cours précipité sur la brèche ils s’élancent.
    Armé d’un fer sanglant, couvert d’un bouclier,
Henri vole à leur tête, et monte le premier.
Il monte ; il a déjà de ses mains triomphantes
Arboré de ses lis les enseignes flottantes.
Les ligueurs devant lui demeurent pleins d’effroi ;
Ils semblaient respecter leur vainqueur et leur roi :
Ils cédaient ; mais Mayenne à l’instant les ranime ;
Il leur montre l’exemple, il les rappelle au crime ;
Leurs bataillons serrés pressent de toutes parts
Ce roi dont ils n’osaient soutenir les regards.
Sur le mur avec eux la Discorde cruelle
Se baigne dans le sang que l’on verse pour elle.
Le soldat à son gré sur ce funeste mur,
Combattant de plus près, porte un trépas plus sûr.
    Alors on n’entend plus ces foudres de la guerre
Dont les bouches de bronze épouvantaient la terre :
Un farouche silence, enfant de la fureur,
À ces bruyants éclats succède avec horreur.
D’un bras déterminé, d’un œil brûlant de rage.
Parmi ses ennemis chacun s’ouvre un passage.

On saisit, on reprend, par un contraire effort,
Ce rempart teint de sang, théâtre de la mort ;
Dans ses fatales mains la victoire incertaine
Tient encor près des lis l’étendard de Lorraine.
Les assiégeants surpris sont partout renversés,
Cent fois victorieux, et cent fois terrassés :
Pareils à l’océan poussé par les orages,
Oui couvre à chaque instant et qui fuit ses rivages.


Il est visible que l’auteur a jouté contre le grand peintre Homère dans cette description : car, comme Homère s’attache à animer tout, et à peindre toutes les choses qui étaient en usage de son temps, le poëte français entre dans les détails de toutes les machines dont nous nous servons : chemin couvert attaqué, fascines portées, mines, bombes, tout est exprimé.

Mettons en parallèle ce morceau épique avec la traduction d’une description à peu près semblable dans l’Iliade, et voyons comment Lamotte a rendu le poète grec.


Sous des chefs différents il range cinq cohortes,
Dont l’égale valeur assiège autant de portes.
Sur les nouveaux remparts l’Argien, plus vaillant,
De tout côté s’oppose aux coups de l’assaillant,
Hector veut le premier forcer avec Énée
La porte qu’occupaient Ulysse, Idoménée,
Digne de Jupiter, qui lui donna le jour ;
Sarpedon cherche Ajax jusqu’au haut d’une tour.
C’est en vain que des murs tombe une horrible grêle ;
C’est en vain que la pierre avec les traits se mêle :
Rien ne peut réussir a les décourager ;
La gloire à leurs regards efface le danger.
Appuyés l’un de l’autre, ils montent aux murailles ;
Les fossés sont bientôt comblés de funérailles.
Plusieurs tombent mourants qui s’estiment heureux
D’aider leurs compagnons à s’élever sur eux.
    « Courage, mes amis, criait le roi de Pile,
Courage, défendez notre dernier asile ;
Soutenez bien l’honneur de vos premiers exploits ;
Vos femmes, vos enfants, vous pressent par ma voix.
Jupiter d’Ilion nous promit la ruine :
Ne faites point mentir la promesse divine. »
    Le bruit ne laissait pas distinguer ses discours,
Mais le son de sa voix les animait toujours.
    Des Troyens cependant l’opiniâtre audace
Rend effort pour effort, menace pour menace ;

Et, sous leurs boucliers tout hérissés de dards,
Ils atteignaient déjà le sommet des remparts.

Malgré la sécheresse de ces vers, on voit aisément la richesse du fond du sujet ; mais le pinceau de M. de Lamotte n’est point moelleux et n’a nulle force. Il règne dans tout ce qu’il fait un ton froid, didactique, qui devient insupportable à la longue. Au lieu d’imiter les belles peintures d’Homère et l’harmonie de ses vers, il s’amuse à considérer que Nestor, dans la chaleur du combat, pourrait n’être pas entendu ; et il croit avoir de l’esprit en disant :


Le bruit ne laissait pas distinguer ses discours.


Le pis de tout cela est qu’il n’y a pas un mot dans Homère, ni de Nestor haranguant, ni de plusieurs qui tombent mourants, et qui s’estiment heureux de servir d’échelle à leurs compagnons, ni d’effort pour effort et de menace pour menace : tout cela est de M. de Lamotte.

Ses vers sont bas et prosaïques ; ils jettent même un ridicule sur l’action. Car c’est un portrait comique que celui d’un homme qui parle et qu’on n’entend point. Il faut avouer que Lamotte a gâté tous les tableaux d’Homère. Il avait beaucoup d’esprit ; mais il s’était corrompu le goût par une très-mauvaise philosophie qui lui persuadait que l’harmonie, la peinture, et le choix des mots, étaient inutiles à la poésie ; que pourvu que l’on cousît ensemble quelques traits communs de morale, on était au-dessus des plus grands poëtes. La véritable philosophie aurait dû lui apprendre, au contraire, que chaque art a sa nature propre, et qu’il ne fallait point traduire Homère avec sécheresse, comme il serait permis de traduire Épictète.

Lamotte avait donné d’abord de très-grandes espérances par les premières odes qu’il composa ; mais bientôt après il tomba dans le mauvais goût, et il devint un des plus mauvais auteurs. Il crut avoir corrigé Homère[2]. Cet excès d’orgueil lui ayant mal réussi, il écrivit contre la poésie. Il fut sur le point de corrompre le goût de son siècle, car il avait eu l’adresse de se faire un parti considérable, et de se faire louer dans tous les journaux ; mais sa cabale est tombée avec lui. Le temps fait justice, et met toutes les choses à leur place.

  1. Henriade, chant VI, 183-260.
  2. Voyez, tome VIII, le chapitre ii de l’Essai sur la Poésie épique.