Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française/Édition Garnier/Du vrai dans les ouvrages

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Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue françaiseGarniertome 23 (p. 421-424).
DU VRAI DANS LES OUVRAGES.

Boileau a dit, après les anciens (ép. IX, 43-44) :

                               Le vrai seul est aimable ;
Il doit régner partout, et même dans la fable.

Il a été le premier à observer cette loi qu’il a donnée. Presque tous ses ouvrages respirent ce vrai ; c’est-à-dire qu’ils sont une copie fidèle de la nature. Ce vrai doit se trouver dans l’historique, dans le moral, dans la fiction, dans les sentences, dans les descriptions, dans l’allégorie.

Mais Boileau s’est bien écarté de cette règle dans sa satire de l’Équivoque. Comment un homme d’un aussi grand sens que lui s’est-il avisé de faire de l’équivoque la cause de tous les maux de ce monde ? N’est-il pas pitoyable de dire qu’Adam désobéit à Dieu par une équivoque ? Voici le passage (sat. XII, 56-60) :

N’est-ce pas toi, voyant le monde à peine éclos,
Qui, par l’éclat trompeur d’une funeste pomme,
Et tes mots ambigus, fis croire au premier homme
Qu’il allait, en goûtant de ce morceau fatal,
Comblé de tout savoir, à Dieu se rendre égal ?

Voilà de bien mauvais vers ; mais le faux qui y domine les rend plus mauvais encore.

Tu fus, comme serpent, dans l’arche conservée, (v. 78.)

Cela est encore pis ; l’équivoque avec les animaux, dans l’arche renfermée, comme serpent ! Quelle expression ! et quelle idée !

On ne reconnut plus qu’usurpateurs iniques. (v. 121.)

C’est avoir une terrible envie de rendre l’équivoque responsable de tout que de dire qu’elle a fait les premiers tyrans. En un mot, rien n’est vrai dans cette satire. Aussi c’est sa plus mauvaise, de l’aveu des connaisseurs.

Racine est un homme admirable pour le vrai qui règne dans ses ouvrages. Il n’y a pas, je crois, d’exemple chez lui d’un personnage qui ait un sentiment faux, qui s’exprime d’une manière opposée à sa situation, si vous en exceptez Théramène, gouverneur d’Hippolyte, qui l’encourage ridiculement dans ses froides amours pour Aricie (acte I, sc. i) :

Vous-même, où seriez-vous, vous qui la combattez,
Si toujours Antiope, à ses lois opposée,
D’une pudique ardeur n’eût brûlé pour Thésée ?

Il est vrai physiquement qu’Hippolyte ne serait pas au monde sans sa mère ; mais il n’est pas dans le vrai des mœurs, dans le caractère d’un gouverneur sage, d’inspirer à son pupille de faire l’amour contre la défense de son père.

Les autres héros qu’il fait parler ne disent pas toujours des choses fortes et sublimes ; mais ils en disent toujours de vraies, au contraire de Corneille, qui s’égare trop souvent dans un pompeux et vain étalage de déclamations ampoulées et frivoles. Il est si condamnable sur cet article que, si la plupart de ses pièces étaient nouvelles, je ne crois pas que les beautés en rachetassent les défauts, quelque grandes qu’elles puissent être.

C’est pécher contre le vrai que de peindre Cinna comme un conjuré incertain, entraîné malgré lui dans la conspiration contre Auguste, et de faire ensuite conseiller à Auguste, par ce même Cinna, de garder l’empire pour avoir un prétexte de l’assassiner. Ce trait n’est pas conforme à son caractère. Il n’y a là rien de vrai. Corneille pèche contre cette loi dans des détails innombrables.

Molière est vrai dans tout ce qu’il dit. Tous les sentiments de la Henriade, de Zaïre, d’Alzire, de Brutus, portent un caractère de vérité sensible.

Il y a aussi une autre espèce de vrai qu’on recherche dans les ouvrages : c’est la conformité de ce que dit un auteur, avec son âge, son caractère, son état. Le public n’a jamais bien accueilli des vers tendres, pour une Iris en l’air[1], ni des ouvrages de morale faits par des gens purement beaux esprits, auxquels il est égal de travailler sur des sujets de dévotion et de galanterie. Ces ouvrages sont presque toujours insipides, parce qu’ils ne sont point partis du cœur d’un homme pénétré. Ce vrai manque trop souvent aux ouvrages de Rousseau,

Et cherchez bien de Paris jusqu’à Rome,
Onc ne verrez sot qui soit honnête homme[2].

Cela n’est pas dans le vrai. Il y a des esprits extrêmement bornés qui ont beaucoup de vertu, et on ne pourra pas dire que Sylla, Marius, tous les chefs des guerres civiles, les Borgia, les Cromwell, et tant d’autres, fussent des imbéciles, des sots.

Nul n’est, en tout, si bien traité qu’un sot.

Il n’y a rien de si faux que cette maxime. Un sot est peu fêté ; et les gens d’esprit, d’un bon caractère, sont l’âme de la société.

Vous êtes-vous, seigneur, imaginé,
Le cœur humain de près examiné,
En y portant le compas et l’équerre,
Que l’amitié par l’estime s’acquière[3] ?

Oui, sans doute, elle commence par l’estime ; et c’est se moquer du monde que de prétendre qu’un homme qui a des talents estimables n’ait pas une grande avance pour se faire des amis. Il faut que son caractère les mérite ; mais l’estime prépare cette amitié. Il y a même quelque chose de révoltant à supposer que plus on est estimable, et moins on sera en état d’avoir l’amitié des honnêtes gens. Ce sentiment absurde est pernicieux ; et, en général, il faut remarquer que tout ce qui n’est que paradoxe déplaît aux esprits bien faits.

Morosophie inventa l’art d’écrire…
Mille autres arts encor plus détestables
Furent le fruit de ses soins redoutables[4].

C’est outrager la vérité et le bon sens que de venir nous dire que Morosophie, c’est-à-dire, en bon français, la Folie, a inventé un des arts les plus utiles aux hommes ; et, quand on songe que c’est un écrivain qui dit cela, on ne peut s’empêcher de lever les épaules. Il y a cent exemples frappants de ces paradoxes faux et insoutenables dans Rousseau, qu’il faut lire avec une précaution extrême. En un mot, la principale règle pour lire les auteurs avec fruit, c’est d’examiner si ce qu’ils disent est vrai en général ; s’il est vrai dans les occasions où ils le disent ; s’il est vrai dans la bouche des personnages qu’on fait parler : car enfin la vérité est toujours la première beauté, et les autres doivent lui servir d’ornement. C’est la pierre de touche dans toutes les langues et dans tous les genres d’écrire.


FIN DE LA CONNAISSANCE DES BEAUTÉS ET DES DÉFAUTS
DE LA POÉSIE ET DE L’ÉLOQUENCE.

  1. Boileau, épître IX, 262.
  2. Livre Ier, épître III, vers 29-30.
  3. Livre Ier, épître V, vers 51-54.
  4. Livre II, allégorie III, vers 262, 269-70.