Considérations sur … la Révolution Française/Cinquième partie/XIII

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CHAPITRE XIII.

Retour de Bonaparte.

NON jamais je n’oublierai le moment où j’appris par un de mes amis, le matin du 6 mars 1815, que Bonaparte étoit débarqué sur les côtes de France ; j’eus le malheur de prévoir à l’instant les suites de cet événement, telles qu’elles ont eu lieu depuis, et je crus que la terre alloit s’entr’ouvrir sous mes pas. Pendant plusieurs jours, après le triomphe de cet homme, le secours de la prière m’a manqué complètement ; et, dans mon trouble, il me sembloit que la Divinité s’étoit retirée de la terre, et qu’elle ne vouloit plus communiquer avec les êtres qu’elle y a mis.

Je souffrais jusqu’au fond du cœur, par les circonstances où je me trouvais personnellement ; mais la situation de la France absorboit toute autre pensée. Je dis à M. de Lavalette, que je rencontrai presque à l’heure même où cette nouvelle retentissoit autour de nous : « C’en est fait de la liberté si Bonaparte triomphe, et de l’indépendance nationale s’il est battu. » L’événement n’a que trop justifié, ce me semble, cette triste prédiction.

L’on ne pouvoit se défendre d’une inexprimable irritation, avant le retour et pendant le voyage de Bonaparte. Depuis un mois, tous ceux qui ont quelque connaissance des révolutions sentoient l’air chargé d’orages ; on ne cessoit d’en avertir les alentours du gouvernement ; mais plusieurs d’entre eux regardoient les amis inquiets de la liberté comme des relaps qui croyoient encore à l’influence du peuple, à la force des révolutions. Les plus modérés parmi les aristocrates pensoient que les affaires publiques ne devoient regarder que les gouvernans, et qu’il étoit indiscret de s’en occuper. On ne pouvoit leur faire comprendre que, pour savoir ce qui se passe dans un pays où l’esprit de la liberté fermente, il ne faut négliger aucun avis, n’être indifférent à aucune circonstance, et se multiplier par l’activité, au lieu de se renfermer dans un silence mystérieux. Les partisans de Bonaparte étoient mille fois mieux instruits sur toutes choses que les serviteurs du roi ; car les bonapartistes, aussi bien que leur maître, savoient de quelle importance peut être chaque individu dans les temps de trouble. Autrefois tout consistoit dans les hommes en place ; maintenant, ceux qui sont hors du gouvernement agissent plus sur l’opinion que le gouvernement lui-même, et par conséquent prévoient mieux l’avenir.

Une crainte continuelle s’étoit emparée de mon âme, plusieurs semaines avant le débarquement de Bonaparte. Le soir, quand les beaux édifices de la ville étoient éclairés par les rayons de la lune, il me sembloit que je voyois mon bonheur et celui de la France comme un ami malade, dont le sourire est d’autant plus aimable qu’il va nous quitter bientôt. Lors donc qu’on me dit que ce terrible homme étoit à Cannes, je reculai devant cette certitude comme devant un poignard ; mais, quand il ne fut plus possible d’y échapper, je ne fus que trop assurée qu’il seroit à Paris dans quinze jours. Les royalistes se moquoient de cette terreur ; il falloit leur entendre dire que cet événement étoit le plus heureux du monde, parce qu’on alloit être débarrassé de Bonaparte, parce que les deux chambres alloient sentir la nécessité de donner au roi un pouvoir absolu, comme si cela se donnoit ! Le despotisme, aussi bien que la liberté, se prend et ne s’accorde pas. Je ne suis pas sûre que, parmi les ennemis de toute constitution, il ne s’en soit pas trouvé qui se réjouissoient du bouleversement qui pouvoit rappeler les étrangers, et les engager à imposer à la France un gouvernement absolu.

Trois jours se passèrent dans les espérances inconsidérées du parti royaliste. Enfin, le 9 mars, on nous dit qu’on ne savoit rien du télégraphe de Lyon, parce qu’un nuage avoit empêché de lire ce qu’il annonçoit : je compris ce que c’étoit que ce nuage. J’allai le soir aux Tuileries pour faire ma cour au roi ; en le voyant, il me sembla qu’à travers beaucoup de courage il avoit une expression de tristesse ; et rien n’étoit plus touchant que sa noble résignation dans un pareil moment. En sortant, j’aperçus sur les parois de l’appartement les aigles de Napoléon qu’on n’avoit pas encore ôtées, et elles me paroissoient redevenues menaçantes.

Le soir, dans une société, une de ces jeunes dames qui avoient contribué avec tant d’autres à l’esprit de frivolité qu’on vouloit opposer à l’esprit de faction, comme s’ils pouvoient lutter l’un contre l’autre ; une de ces jeunes dames s’approcha de moi, et se mit à plaisanter sur l’anxiété que je ne pouvois cacher : Quoi ! me dit-elle, ? madame, pouvez-vous craindre que les François ne se battent pas pour leur roi légitime contre un usurpateur ? Comment, sans se compromettre, répondre à cette phrase si bien faite ? Mais, après vingt-cinq ans de révolution, devoit-on se flatter qu’une idée respectable, mais abstraite, la légitimité, auroit plus d’empire sur les soldats que tous les souvenirs de leurs longues guerres ? En effet, aucun d’eux ne lutta contre l’ascendant surnaturel du génie des îles africaines ; ils appelèrent le tyran au nom de la liberté ; ils repoussèrent en son nom le monarque constitutionnel ; ils attirèrent six cent mille étrangers au sein de la France, pour effacer l’humiliation de les y avoir vus pendant quelques semaines ; et cet horrible jour du premier de mars, ce jour où Bonaparte remit le pied sur le sol de France, fut plus fécond en malheurs qu’aucune époque de l’histoire.

Je ne me livrerai point, comme on ne se l’est que trop permis, à des déclamations de tout genre contre Napoléon. Il a fait ce qu’il étoit naturel de faire, en essayant de regagner le trône qu’il avoit perdu, et son voyage de Cannes à Paris est une des plus grandes conceptions de l’audace que l’on puisse citer dans l’histoire. Mais que dire des hommes éclairés qui n’ont pas vu le malheur de la France et du monde dans la possibilité de son retour ? On vouloit un grand général, dira-t-on, pour se venger des revers que l’armée françoise avoit éprouvés. Dans ce cas, Bonaparte n’auroit pas dû proclamer le traité de Paris ; car s’il ne pouvoit pas reconquérir la barrière du Rhin, sacrifiée par ce traité, à quoi servoit-il d’exposer ce que la France possédoit en paix ? Mais, répondra-t-on, l’intention secrète de Bonaparte étoit de rendre à la France ses barrières naturelles. N’étoit-il pas certain alors que l’Europe devineroit cette intention, qu’elle se coaliseroit pour la combattre, et que, surtout à cette époque, la France ne pouvoit résister à l’Europe réunie ? Le congrès étoit encore rassemblé ; et, bien que beaucoup de mécontentemens fussent motivés par plusieurs de ses résolutions, se pouvoit-il que les nations choisissent Bonaparte pour leur défenseur ? Étoit-ce celui qui les avoit opprimées qu’elles pouvoient opposer aux fautes de leurs princes ? Les nations étoient plus violentes que les rois dans la guerre contre Bonaparte ; et la France, en le reprenant pour chef, devoit s’attirer la haine des gouvernans et des peuples tout ensemble. Osera-t-on prétendre que ce fût pour les intérêts de la liberté qu’on rappeloit l’homme qui s’étoit montré pendant quinze ans le plus habile dans l’art d’être le maître, un homme aussi violent que dissimulé ? On parloit de sa conversion, et l’on trouvoit des crédules à ce miracle ; certes, il falloit moins de foi pour ceux de Mahomet. Les amis de la liberté n’ont pu voir dans Bonaparte que la contre-révolution du despotisme, et le retour d’un ancien régime plus récent, mais par cela même plus redoutable ; car la nation étoit encore toute façonnée à la tyrannie, et ni les principes, ni les vertus publiques n’avoient eu le temps de reprendre racine. Les intérêts personnels seuls, et non les opinions, ont conspiré pour le retour de Bonaparte, et des intérêts forcenés qui s’aveugloient sur leurs propres périls, et ne comptoient pour rien le sort de la France.

Les ministres étrangers ont appelé l’armée françoise une armée parjure, et ce mot ne peut se supporter. L’armée qui abandonna Jacques II pour Guillaume III étoit donc parjure aussi, et de plus, on se rallioit en Angleterre au gendre et à la fille pour détrôner le père, circonstance plus cruelle encore. Eh bien, dira-t-on, soit : les deux armées ont trahi leur devoir. Je n’accorde pas même la comparaison : les soldats françois, pour la plupart au-dessous de quarante ans, ne connoissoient pas les Bourbons, et ils s’étoient battus depuis vingt années sous les ordres de Bonaparte ; pouvoient-ils tirer sur leur général ? Et, dès qu’ils ne tiroient pas sur lui, ne devaient-ils pas être entraînés à le suivre ? Les hommes vraiment coupables sont ceux qui, après s’être approchés de Louis XVIII, après en avoir obtenu des grâces, et lui avoir fait des promesses, ont pu se réunir à Bonaparte ; le mot, l’horrible mot de trahison est fait pour ceux-là ; mais il est cruellement injuste de l’adresser à l’armée françoise. Les gouvernemens qui ont mis Bonaparte dans le cas de revenir, doivent s’accuser de son retour. Car de quel sentiment naturel se seroit-on servi, pour persuader à des soldats qu’ils devoient tuer le général qui les avoit conduits vingt fois à la victoire ? le général que les étrangers avoient destitué, qui s’étoit battu contre eux avec les François, il y avoit à peine une année ? Toutes les réflexions qui nous faisoient haïr cet homme et chérir le roi n’étoient à la portée ni des soldats, ni des officiers du second ordre. Ils avoient été fidèles quinze ans à l’empereur, cet empereur s’avançoit vers eux sans défense ; il les appeloit par leur nom, il leur parloit des batailles qu’ils avoient gagnées avec lui : comment pouvoient-ils résister ? Dans quelques années, le nom du roi, les bienfaits de la liberté, devoient captiver tous les esprits, et les soldats auroient appris de leurs parens à respecter le bonheur public. Mais il y avoit à peine dix mois que Bonaparte étoit éloigné, et son départ datoit d’un événement qui devoit désespérer les guerriers, l’entrée des étrangers dans la capitale de la France. Mais, diront encore les accusateurs de notre pays, si l’armée est excusable, que penserez-vous des paysans, des habitans des villes qui ont accueilli Bonaparte ? Je ferai dans la nation la même distinction que dans l’armée. Les hommes éclairés n’ont pu voir dans Bonaparte qu’un despote ; mais, par un concours de circonstances bien funestes, on a présenté ce despote au peuple comme le défenseur de ses droits. Tous les biens acquis par la révolution, auxquels la France ne renoncera jamais volontairement, étoient menacés par les continuelles imprudences du parti qui veut refaire la conquête des François, comme s’ils étoient encore des Gaulois ; et la partie de la nation qui craignoit le plus le retour de l’ancien régime, a cru voir dans Bonaparte un moyen de s’en préserver. La plus fatale combinaison qui pût accabler les amis de la liberté, c’étoit qu’un despote se mît dans leurs rangs, se plaçât, pour ainsi dire, à leur tête, et que les ennemis de toute idée libérale eussent un prétexte pour confondre les violences populaires avec les maux du despotisme, et faire ainsi passer la tyrannie sur le compte de la liberté même. Il est résulté de cette fatale combinaison, que les François ont été haïs par les souverains pour avoir voulu être libres, et par les nations pour n’avoir pas su l’être. Sans doute il a fallu de grandes fautes pour amener un tel résultat ; mais les injures que ces fautes ont provoquées plongeroient toutes les idées dans la confusion, si l’on n’essayoit pas de montrer que les François, comme tout autre peuple, ont été victimes des circonstances qu’amènent les grands bouleversemens dans l’ordre social.

Si l’on veut toutefois blâmer, n’y auroit-il donc rien à dire sur ces royalistes qui se sont laissé enlever le roi sans qu’une amorce ait été brûlée pour le défendre ? Certes, ils doivent se rallier aux institutions nouvelles, puisqu’il est si manifeste qu’il ne reste plus rien à l’aristocratie de son ancienne énergie. Ce n’est pas assurément que les gentilshommes ne soient, comme tous les François, de la plus brillante bravoure, mais ils se perdent par la confiance, dès qu’ils sont les plus forts, et par le découragement, dès qu’ils sont les plus faibles : leur confiance aveugle vient de ce qu’ils ont fait un dogme de la politique, et qu’ils se fient comme les Turcs au triomphe de leur foi. La cause de leur découragement, c’est que les trois quarts de la nation françoise étant à présent pour le gouvernement représentatif, dès que les adversaires de ce système n’ont pas six cent mille baïonnettes étrangères à leur service, ils sont dans une telle minorité, qu’ils perdent tout espoir de se défendre. S’ils vouloient bien traiter avec la raison, ils redeviendroient ce qu’ils doivent être, alternativement l’appui du peuple et celui du trône.