Considérations sur … la Révolution Française/Quatième partie/XIV

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CHAPITRE XIV.

Sur l’esprit de l’armée françoise.

IL ne faut pas l’oublier, l’armée françoise a été admirable pendant les dix premières années de la guerre de la révolution. Les qualités qui manquoient aux hommes employés dans la carrière civile, on les retrouvoit dans les militaires : persévérance, dévouement, audace, et même bonté, quand l’impétuosité de l’attaque n’altéroit pas leur caractère naturel. Les soldats et les officiers se faisoient souvent aimer dans les pays étrangers, lors même que leurs armes y avoient fait du mal ; non-seulement ils bravoient la mort avec cette incroyable énergie qu’on retrouvera toujours dans leur sang et dans leur cœur, mais ils supportoient les plus affreuses privations avec une sérénité sans exemple. Cette légèreté, dont on accuse avec raison les François dans les affaires politiques, devenoit respectable, quand elle se transformoit en insouciance du danger, en insouciance même de la douleur. Les soldats françois sourioient au milieu des situations les plus cruelles, et se ranimoient encore dans les angoisses de la souffrance, soit par un sentiment d’enthousiasme pour leur patrie, soit par un bon mot qui faisoit revivre cette gaieté spirituelle à laquelle les dernières classes mêmes de la société sont toujours sensibles en France.

La révolution avoit perfectionné singulièrement l’art funeste du recrutement ; mais le bien qu’elle avoit fait, en rendant tous les grades accessibles au mérite, excita dans l’armée françoise une émulation sans bornes. C’est à ces principes de liberté que Bonaparte a dû les ressources dont il s’est servi contre la liberté même. Bientôt l’armée, sous Napoléon, ne conserva guère de ses vertus populaires que son admirable valeur et un noble sentiment d’orgueil national ; combien elle étoit déchue toutefois, quand elle se battoit pour un homme, tandis que ses devanciers, tandis que ses vétérans même, dix ans plus tôt, ne s’étoient dévoués qu’à la patrie ! Bientôt aussi les troupes de presque toutes les nations continentales furent forcées à combattre sous les étendards de la France. Quel sentiment patriotique pouvoit animer les Allemands, les Hollandais, les Italiens, quand rien ne leur garantissoit l’indépendance de leur pays, ou plutôt quand son asservissement pesoit sur eux ? Ils n’avoient de commun entre eux qu’un même chef, et c’est pour cela que rien n’étoit moins solide que leur association ; car l’enthousiasme pour un homme, quel qu’il soit, est nécessairement variable ; l’amour seul de la patrie et de la liberté ne peut changer, parce qu’il est désintéressé dans son principe. Ce qui faisoit le prestige de Napoléon, c’étoit l’idée qu’on avoit de sa fortune ; l’attachement à lui n’étoit que l’attachement à soi. L’on croyoit aux avantages de tout genre qu’on obtiendroit sous ses drapeaux ; et comme il jugeoit à merveille le mérite militaire, et savoit le récompenser, le plus simple soldat de l’armée pouvoit nourrir l’espoir de devenir maréchal de France. Les titres, la naissance, les services de courtisan, influoient peu sur l’avancement dans l’armée. Il existoit là, malgré le despotisme du gouvernement, un esprit d’égalité, parce que là Bonaparte avoit besoin de force, et qu’il n’en peut exister sans un certain degré d’indépendance. Aussi, sous le règne de l’empereur, ce qui valoit encore le mieux, c’étoit certainement l’armée. Les commissaires qui frappoient les pays conquis de contributions, d’emprisonnemens, d’exils ; ces nuées d’agens civils qui venaient, comme les vautours, fondre sur le champ de bataille, après la victoire, ont fait détester les François bien plus que ces pauvres braves conscrits qui passoient de l’enfance a la mort, en croyant défendre leur patrie. C’est aux hommes profonds dans l’art militaire qu’il appartient de prononcer sur les talens de Bonaparte comme capitaine. Mais, à ne juger de lui sous ce rapport que par les observations à la portée de tout le monde, il me semble que son ardent égoïsme a peut-être contribué à ses premiers triomphes comme à ses derniers revers. Il lui manquoit dans la carrière des armes, aussi bien que dans toutes les autres, ce respect pour les hommes, et ce sentiment du devoir, sans lesquels rien de grand n’est durable.

Bonaparte, comme général, n’a jamais ménagé le sang de ses troupes : c’est en prodiguant la foule des soldats que la révolution lui avoit valus, qu’il a remporté ses étonnantes victoires. Il a marché sans magasins, ce qui rendoit ses mouvemens singulièrement rapides, mais doubloit les maux de la guerre pour les pays qui en étoient le théâtre. Enfin, il n’y a pas jusqu’à son genre de manœuvres militaires qui ne soit en rapport quelconque avec le reste de son caractère ; il risque toujours le tout pour le tout, comptant sur les fautes de ses ennemis qu’il méprise, et prêt à sacrifier ses partisans, dont il ne se soucie guère, s’il n’obtient pas avec eux la victoire.

On l’a vu, dans la guerre d’Autriche, en 1809, quitter l’île de Lobau, quand il jugeoit la bataille perdue ; il traversa le Danube, seul avec M. de Czernitchef, l’un des intrépides aides de camp de l’empereur de Russie, et le maréchal Berthier. L’empereur leur dit assez tranquillement, qu’après avoir gagné quarante batailles, il n’étoit pas extraordinaire d’en perdre une ; et, lorsqu’il fut arrivé de l’autre côté du fleuve, il se coucha et dormit jusqu’au lendemain matm, sans s’informer du sort de l’armée françoise, que ses généraux sauvèrent pendant son sommeil. Quel singulier trait de caractère ! Et, cependant, il n’est point d’homme plus actif, plus audacieux dans la plupart des occasions importantes. Mais on diroit qu’il ne sait naviguer qu’avec un vent favorable, et que le malheur le glace tout à coup, comme s’il avoit fait un pacte magique avec la fortune, et qu’il ne pût marcher sans elle.

La postérité, déjà même beaucoup de nos contemporains, objecteront aux antagonistes de Bonaparte l’enthousiasme qu’il inspiroit à son armée. Nous traiterons ce sujet aussi impartialement qu’il nous sera possible, quand nous serons arrivés au funeste retour de l’île d’Elbe. Que Bonaparte fût un homme d’un génie transcendant à beaucoup d’égards, qui pourroit le nier ? Il voyoit aussi loin que la connaissance du mal peut s’étendre ; mais il y a quelque chose par delà, c’est la région du bien. Les talens militaires ne sont pas toujours la preuve d’un esprit supérieur ; beaucoup de hasards peuvent servir dans cette carrière ; d’ailleurs, le genre de coup d’œil qu’il faut pour conduire les hommes sur le champ de bataille ne ressemble point à l’intime vue qu’exige l’art de gouverner. L’un des plus grands malheurs de l’espèce humaine, c’est l’impression que les succès de la force produisent sur les esprits ; et néanmoins il n’y aura ni liberté, ni morale dans le monde, si l’on n’arrive pas à ne considérer une bataille que d’après la bonté de la cause et l’utilité du résultat, comme tout autre fait de ce monde.

L’un des plus grands maux que Bonaparte ait faits à la France, c’est d’avoir donné le goût du luxe à ces guerriers qui se contentoient si bien de la gloire dans les jours où la nation étoit encore vivante. Un intrépide maréchal, couvert de blessures, et impatient d’en recevoir encore, demandoit pour son hôtel un lit tellement chargé de dorures et de broderies, qu’on ne pouvoit trouver dans tout Paris de quoi satisfaire son désir : Eh bien, dit-il alors, dans sa mauvaise humeur, donnez-moi une botte de paille, et je dormirai très-bien dessus. En effet, il n’y avoit point d’intervalle pour ces hommes, entre la pompe des Mille et une Nuits, et la vie rigide à laquelle ils étoient accoutumés.

Il faut accuser encore Bonaparte d’avoir altéré le caractère françois, en le formant aux habitudes de dissimulation dont il donnoit l’exemple. Plusieurs chefs militaires sont devenus diplomates à l’école de Napoléon, capables de cacher leurs véritables opinions, d’étudier les circonstances et de s’y plier. Leur bravoure est restée la même, mais tout le reste a changé. Les officiers attachés de plus près à l’empereur, loin d’avoir conservé l’aménité françoise, étoient devenus froids, circonspects, dédaigneux ; ils saluoient de la tête, parloient peu, et sembloient partager le mépris de leur maître pour la race humaine. Les soldats ont toujours des mouvemens généreux et naturels ; mais la doctrine de l’obéissance passive, que des partis opposés dans leurs intérêts, bien que d’accord dans leurs maximes, ont introduite parmi les chefs de l’armée, a nécessairement altéré ce qu’il y avoit de grand et de patriote dans les troupes françoises.

La force armée doit être, dit-on, essentiellement obéissante. Cela est vrai sur le champ de bataille, en présence de l’ennemi, et sous le rapport de la discipline militaire. Mais les François pouvoient-ils et devoient-ils ignorer qu’ils immoloient une nation en Espagne ? Pouvoient-ils et devoient-ils ignorer qu’ils ne défendoient pas leurs foyers à Moscou, et que l’Europe n’étoit en armes que parce que Bonaparte avoit su se servir successivement de chacun des pays qui la composent pour l’asservir tout entière ? On voudroit faire des militaires une sorte de corporation en dehors de la nation, et qui ne pût jamais s’unir avec elle. Ainsi les malheureux peuples auroient toujours deux ennemis, leurs propres troupes et celles des étrangers, puisque toutes les vertus des citoyens seroient interdites aux guerriers.

L’armée d’Angleterre est aussi soumise à la discipline que celle des états les plus absolus de l’Europe ; mais les officiers n’en font pas moins usage de leur raison, soit comme citoyens, en se mêlant, de retour chez eux, des intérêts publics de leur pays, soit comme militaires, en connoissant et respectant l’empire de la loi dans ce qui les concerne. Jamais un officier anglois n’arrêteroit un individu, ni ne tireroit même sur le peuple en émeute, que d’après les formes voulues par la constitution. Il y a intention de despotisme toutes les fois qu’on veut interdire aux hommes l’usage de la raison que Dieu leur a donnée. Il suffit, dira-t-on, d’obéir à son serment ; mais qu’y a-t-il qui exige plus l’emploi de la raison, que la connoissance des devoirs attachés a ce serment même ? Penseroit-on que celui qu’on avoit prêté à Bonaparte pût obliger aucun officier à enlever le duc d’Enghien sur la terre étrangère qui devoit lui servir d’asile ? Toutes les fois qu’on établit des maximes antilibérales, c’est pour s’en servir comme d’une batterie contre ses adversaires, mais à condition que ces adversaires ne les retournent pas contre nous. Il n’y a que les lumières et la justice dont on n’ait rien à craindre dans aucun parti. Qu’arrive-t-il enfin de cette maxime emphatique : L’armée ne doit pas juger, mais obéir ? C’est que l’armée, dans les troubles civils, dispose toujours du sort des empires ; mais seulement elle en dispose mal, parce qu’on lui a interdit l’usage de sa raison. C’est par une suite de cette obéissance aveugle à ses chefs, dont on avoit fait un devoir à l’armée françoise, qu’elle a maintenu le gouvernement de Bonaparte : combien ne l’a-t-on pas blâmée cependant de ne l’avoir pas renversé ! Les corps civils, pour se justifier de leur servilité envers l’empereur, s’en prenoient à l’armée ; et il est facile de faire dire dans la même phrase aux partisans du pouvoir absolu, qui d’ordinaire ne sont pas forts en logique, d’abord que les militaires ne doivent jamais avoir d’opinion sur rien en politique, et puis, qu’ils ont été bien coupables de se prêter aux guerres injustes de Bonaparte. Certes, ceux qui versent leur sang pour l’état ont bien un peu le droit de savoir si c’est de l’état dont il s’agit quand ils se battent. Il ne s’ensuit pas que l’armée puisse être le gouvernement : Dieu nous en préserve ! Mais, si l’armée doit se tenir à part des affaires publiques dans tout ce qui concerne leur direction habituelle, la liberté du pays n’en est pas moins sous sa sauvegarde ; et quand le despotisme s’en empare, il faut qu’elle se refuse à le soutenir. Quoi ! dira-t-on, vous voulez que l’armée délibère ? Si vous appelez délibérer, connoître son devoir et se servir de ses facultés pour l’accomplir, je répondrai que, si vous défendez aujourd’hui de raisonner contre vos ordres, vous trouverez mauvais demain qu’on n’ait pas raisonné contre ceux d’un autre ; tous les partis qui exigent, en matière de politique comme en matière de foi, qu’on renonce à l’exercice de sa pensée, veulent seulement que l’on pense comme eux, quoi qu’il arrive ; et cependant, quand on transforme les soldats en machines, si ces machines cèdent à la force, on n’a pas le droit de s’en plaindre. L’on ne sauroit se passer de l’opinion des hommes pour les gouverner. L’armée, comme toute autre association, doit savoir qu’elle fait partie d’un état libre, et défendre, envers et contre tous, la constitution légalement établie. L’armée françoise peut-elle ne pas se repentir amèrement aujourd’hui de cette obéissance aveugle envers son chef, qui a perdu la France ? Si les soldats n’avoient pas cessé d’être des citoyens, ils seroient encore les soutiens de leur patrie.

Il faut en convenir toutefois, et de bon cœur, c’est une funeste invention que les troupes de ligne ; et si l’on pouvoit les supprimer à la fois dans toute l’Europe, l’espèce humaine auroit fait un grand pas vers le perfectionnement de l’ordre social. Si Bonaparte s’étoit arrêté après quelques-unes de ses victoires, son nom et celui des armées françoises produisoient alors un tel effet, qu’il auroit pu se contenter de gardes nationales pour la défense du Rhin et des Alpes. Tout ce qu’il y a de bien dans les choses humaines a été en sa puissance ; mais la leçon qu’il devoit donner au monde était d’une autre nature.

Lors de la dernière invasion de la France, un général des alliés a déclaré qu’il feroit fusiller tout François simple citoyen, qui seroit trouvé les armes à la main ; des généraux françois avoient eu quelquefois le même tort en Allemagne : et cependant les soldats des armées de ligne sont beaucoup plus étrangers au sort de la guerre défensive que les habitans du pays. S’il étoit vrai, comme le disoit ce général, qu’il ne fût pas permis aux citoyens de se défendre contre les troupes réglées, tous les Espagnols seroient coupables, et l’Europe obéiroit encore à Bonaparte ; car, il ne faut pas l’oublier, ce sont les simples habitans de l’Espagne qui ont commencé la lutte ; ce sont eux qui, les premiers, ont pensé que les probabilités du succès n’étoient de rien dans le devoir de la résistance. Aucun de ces Espagnols, et, quelque temps après, aucun des paysans russes ne faisoit partie d’une armée de ligne ; et ils n’en étoient que plus respectables, en combattant pour l’indépendance de leur pays.