Considérations sur … la Révolution Française/Troisième partie/X

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CHAPITRE X.

Anecdotes particulières.

L’ON ne peut se résoudre à continuer de tels tableaux. Encore le 10 août sembloit-il avoir pour but de s’emparer du gouvernement, afin de diriger tous ses moyens contre l’invasion des étrangers ; mais les massacres qui eurent lieu vingt-deux jours après le renversement du trône, n’étoient qu’une débauche de forfaits. On a prétendu que la terreur qu’on éprouvoit à Paris, et dans toute la France, avoit décidé les François à se réfugier dans les camps. Singulier moyen que la peur, pour recruter une armée ! Mais une telle supposition est une offense faite à la nation. Je tâcherai de montrer, dans le chapitre suivant, que c’est malgré le crime, et non par son affreux secours, que les François ont repoussé les étrangers qui vouloient leur imposer la loi.

À des criminels succédoient des criminels plus détestables encore. Les vrais républicains ne restèrent pas un jour les maîtres après le 10 août. Dès que le trône qu’ils attaquoient fut renversé, ils eurent à se défendre eux-mêmes ; ils n’avoient montré que trop de condescendance envers les horribles instrumens dont on s’étoit servi pour établir la république ; mais les jacobins étoient bien sûrs de finir par les épouvanter de leur propre idole, à force de forfaits ; et l’on eût dit que les scélérats les plus intrépides en fait de crimes essayoient la tête de Méduse sur les différens chefs de parti, afin de se débarrasser de tous ceux qui n’en pouvoient supporter l’aspect.

Les détails de ces horribles massacres repoussent l’imagination, et ne fournissent rien à la pensée. Je m’en tiendrai donc à raconter ce que j’ai vu moi-même à cette époque ; peut-être est-ce la meilleure manière d’en donner une idée.

Pendant l’intervalle du 10 août au 2 septembre, de nouvelles arrestations avoient eu lieu à chaque instant. Les prisons étoient combles ; toutes les adresses du peuple qui, depuis trois ans, annonçoient d’avance ce que les chefs de parti avoient résolu, demandoient la punition des traîtres ; et ce nom s’étendoit aux classes comme aux individus, aux talens comme à la fortune, à l’habit comme aux opinions ; enfin, à tout ce que les lois protègent, et que l’on vouloit anéantir. Les troupes des Autrichiens et des Prussiens avoient déjà passé la frontière, et l’on répétoit de toutes parts que si les étrangers avançoient, tous les honnêtes gens de Paris seroient massacrés. Plusieurs de mes amis, MM. de Narbonne, Montmorency, Baumets, étoient personnellement menacés, et chacun d’eux se tenoit caché dans la maison de quelque bourgeois. Mais il falloit chaque jour changer de demeure, parce que la peur prenoit à ceux qui donnoient un asile. On ne voulut pas d’abord se servir de ma maison, parce qu’on craignoit qu’elle n’attirât l’attention ; mais d’un autre côté, il me sembloit qu’étant celle d’un ambassadeur, et portant sur la porte le nom d’hôtel de Suède, elle pourroit être respectée, quoique M. de Staël fût absent. Enfin, il n’y eut plus à délibérer, quand on ne trouva plus personne qui osât recevoir les proscrits. Deux d’entre eux vinrent chez moi ; je ne mis dans ma confidence qu’un de mes gens dont j’étois sûre. J’enfermai mes amis dans la chambre la plus reculée, et je passai la nuit dans les appartemens qui donnoient sur la rue, redoutant à chaque instant ce qu’on appeloit les visites domiciliaires.

Un matin, un de mes domestiques, dont je me défiois, vint me dire que l’on avoit affiché, au coin de ma rue, le signalement et la dénonciation de M. de Narbonne : c’étoit l’une des personnes cachées chez moi. Je crus que cet homme vouloit pénétrer mon secret en m’effrayant, mais il me racontoit le fait tout simplement. Peu de temps après, la redoutable visite domiciliaire se fit dans ma maison. M. de Narbonne, étant mis hors la loi, périssoit le même jour, s’il étoit découvert ; et quelques précautions que j’eusse prises, je savois bien que si la recherche étoit exactement faite, il ne pouvoit y échapper. Il falloit donc, à tout prix, empêcher cette recherche ; je rassemblai mes forces, et j’ai senti, dans cette circonstance, qu’on peut toujours dominer son émotion, quelque violente qu’elle soit, quand on sait qu’elle expose la vie d’un autre.

On avoit envoyé, pour s’emparer des proscrits, dans toutes les maisons de Paris, des commissaires de la classe la plus subalterne ; et, pendant qu’ils faisoient leurs visites, des postes militaires gardoient les deux extrémités de la rue pour empêcher que personne ne s’échappât. Je commençai par effrayer, autant que je pus, ces hommes, sur la violation du droit des gens qu’ils commettoient en visitant la maison d’un ambassadeur ; et, comme ils ne savoient pas trop bien la géographie, je leur persuadai que la Suède étoit une puissance qui pouvoit les menacer d’une attaque immédiate, parce qu’elle étoit frontière de la France. Vingt ans après, chose inouïe, cela s’est trouvé vrai ; car Lubeck et la Poméranie suédoise étoient au pouvoir des François.

Les gens du peuple sont prenables tout de suite ou jamais : il n’y a presque point de gradations ni dans leurs sentimens, ni dans leurs idées. Je m’aperçus donc que mes raisonnemens leur faisoient impression, et j’eus le courage, avec la mort dans le cœur, de leur faire des plaisanteries sur l’injustice de leurs soupçons. Rien n’est plus agréable aux hommes de cette classe que des plaisanteries ; car, dans l’excès de leur fureur contre les nobles, ils ont du plaisir à être traités par eux comme des égaux. Je les reconduisis ainsi jusqu’à la porte, et je bénis Dieu de la force extraordinaire qu’il m’avoit prêtée dans cet instant ; néanmoins cette situation ne pouvoit se prolonger, et le moindre hasard suffisoit pour perdre un proscrit qui étoit très-connu par son ministère récent.

Un Hanovrien généreux et spirituel, le docteur Bollmann, qui, depuis, s’est exposé pour délivrer M. de la Fayette des prisons d’Autriche, apprit mon anxiété, et m’offrit, sans autre motif que l’enthousiasme de la bonté, de conduire M. de Narbonne en Angleterre, en lui donnant le passe-port d’un de ses amis. Rien n’étoit plus hardi que cette action ; car, si un étranger, quel qu’il fût, avoit été pris emmenant un proscrit sous un nom supposé, il eût été condamné à mort. Le courage du docteur Bollmann ne se démentit ni dans la volonté ni dans l’exécution, et quatre jours après son départ, M. de Narbonne étoit à Londres.

On m’avoit accordé des passe-ports pour me rendre en Suisse ; mais il étoit si triste de se mettre en sûreté toute seule, quand on laissoit encore tant d’amis en danger, que je retardois de jour en jour pour savoir ce que chacun d’eux étoit devenu. On vint me dire, le 31 août, que M. de Jaucourt, député à l’assemblée législative, et M. de Laily-Tollendal, venoient d’être conduits tous les deux à l’Abbaye, et l’on savoit déjà qu’on n’envoyoit dans cette prison que ceux qu’on vouloit livrer aux assassins. Le beau talent de M. de Lally lui servit d’égide d’une façon singulière. Il fit le plaidoyer d’un de ses camarades de prison, traduit devant le tribunal avant le massacre ; le prisonnier fut acquitté, et chacun sut qu’il le devoit à l’éloquence de Lally. M. de Condorcet admiroit son rare talent, et s’employa pour le sauver ; d’ailleurs, M. de Lally trouvoit une protection efficace dans l’intérêt de l’ambassadeur d’Angleterre, qui étoit encore à Paris à cette époque[1]. M. de Jaucourt n’avoit pas le même appui : je me fis montrer la liste de tous les membres de la commune de Paris, alors maîtres de la ville ; je ne les connaissois que par leur terrible réputation, et je cherchois au hasard un motif pour déterminer mon choix. Je me rappelai tout à coup que Manuel, l’un d’entre eux, se mêloit de littérature, et qu’il venoit de publier des Lettres de Mirabeau avec une préface, bien mauvaise, il est vrai, mais dans laquelle cependant on remarquoit la bonne volonté de montrer de l’esprit. Je me persuadai qu’aimer les applaudissemens pouvoit rendre accessible de quelque manière aux sollicitations ; ce fut donc à Manuel que j’écrivis pour lui demander une audience. Il me l’assigna pour le lendemain, chez lui, à sept heures du matin ; c’étoit une heure un peu démocratique, mais certes j’y fus exacte. J’arrivai avant qu’il fût levé, je l’attendis dans son cabinet, et je vis son portrait, à lui-même, placé sur son propre bureau ; cela me fit espérer que, du moins, il étoit un peu prenable par la vanité. Il entra, et je dois lui rendre la justice que ce fut par les bons sentimens que je parvins à l’ébranler.

Je lui peignis les vicissitudes effrayantes de la popularité, dont on pouvoit lui citer des exemples chaque jour. « Dans six mois, lui dis-je, vous n’aurez peut-être plus de pouvoir (avant six mois il périt sur l’échafaud). Sauvez M. de Lally et M. de Jaucourt ; réservez-vous un souvenir doux et consolant pour l’époque où vous serez peut être proscrit à votre tour. » Manuel étoit un homme remuable, entraîné par ses passions, mais capable de mouvemens honnêtes ; car c’est pour avoir défendu le roi qu’il fut condamné à mort. Il m’écrivit, le 1er septembre, que M. de Condorcet avoit obtenu la liberté de M. de Lally, et qu’à ma prière il venoit de faire mettre M. de Jaucourt en liberté. Heureuse d’avoir sauvé la vie d’un homme aussi estimable, je résolus de partir le lendemain, mais je m’engageai à prendre, hors de la barrière, l’abbé de Montesquiou aussi proscrit, et à le conduire, déguisé en domestique, jusqu’en Suisse ; pour que le changement fût plus facile et plus sûr, je donnai à l’un de ses gens le passe-port d’un des miens, et nous convînmes de la place où je trouverois l’abbé de Montesquiou sur le grand chemin. Il étoit donc impossible de manquer à ce rendez-vous, dont l’heure et le lieu étoient fixés, sans exposer celui qui m’attendoit à faire naître les soupçons des patrouilles qui parcouroient les grandes routes.

La nouvelle de la prise de Longwy et de Verdun étoit arrivée le matin du 2 septembre. On entendoit de nouveau, de toutes parts, cet effrayant tocsin, dont le souvenir n’étoit que trop gravé dans mon âme par la nuit du 10 août. On voulut m’empêcher de partir ; mais pouvois-je compromettre la sûreté d’un homme qui s’étoit alors confié à moi ?

J’avois des passe-ports très en règle, et je me figurai que le mieux seroit de sortir en berline à six chevaux, avec mes gens en grande livrée. Il me sembloit qu’en me voyant dans cet apparat, on me croiroit le droit de partir, et qu’on me laisseroit passer. C’étoit très-mal combiné ; car, ce qu’il faut avant tout dans de tels momens, c’est de ne pas frapper l’imagination du peuple, et la plus mauvaise chaise de poste m’auroit conduite plus sûrement. À peine ma voiture avoit-elle fait quatre pas, qu’au bruit des fouets des postillons un essaim de vieilles femmes, sorties de l’enfer, se jettent sur mes chevaux, et crient qu’on doit m’arrêter, que j’emporte avec moi l’or de la nation, que je vais rejoindre les ennemis, que sais-je ? mille autres injures plus absurdes encore. Ces femmes attirent la foule à l’instant, et des gens du peuple, avec des physionomies féroces, se saisissent de mes postillons, et leur ordonnent de me mener à l’assemblée de la section du quartier où je demeurois (le faubourg Saint-Germain). En descendant de voiture, j’eus le temps de dire tout bas au domestique de l’abbé de Montesquiou de s’en aller, et d’avertir son maître.

J’entrai dans cette assemblée, dont les délibérations avoient l’air d’une insurrection en permanence. Celui qui se disoit le président me déclara que j’étois dénoncée comme voulant emmener avec moi des proscrits, et qu’on alloit examiner mes gens. Il trouva qu’il en manquoit un désigné sur mon passe-port (c’étoit celui que j’avois renvoyé) ; et, en conséquence de cette erreur, il exigea que je fusse conduite par un gendarme à l’Hôtel de ville. Rien n’étoit plus effrayant qu’un tel ordre ; il falloit traverser la moitié de Paris, et descendre sur la place de Grève, en face de l’Hôtel de ville : or, c’étoit sur les degrés mêmes de l’escalier de cet hôtel que plusieurs personnes avoient été massacrées, le 10 août ; aucune femme n’avoit encore péri, mais le lendemain la princesse de Lamballe fut assassinée par le peuple, dont la fureur étoit déjà telle que tous les yeux sembloient demander du sang.

Je fus trois heures à me rendre du faubourg Saint-Germain à l’Hôtel de ville : on me conduisit au pas, à travers une foule immense qui m’assailloit par des cris de mort ; ce n’étoit pas moi qu’on injurioit, à peine alors me connaissoit-on ; mais une grande voiture et des habits galonnés représentoient aux yeux du peuple ceux qu’il devoit massacrer. Ne sachant pas encore combien dans les révolutions l’homme devient inhumain, je m’adressai deux ou trois fois aux gendarmes, qui passoient près de ma voiture, pour leur demander du secours, et ils me répondirent par les gestes les plus dédaigneux et les plus menaçants. J’étois grosse, et cela ne les désarmoit pas ; tout au contraire, ils étoient d’autant plus irrités qu’ils se sentoient plus coupables : néanmoins le gendarme qu’on avoit mis dans ma voiture, n’étant point animé par ses camarades, se laissa toucher par ma situation, et il me promit de me défendre au péril de sa vie. Le moment le plus dangereux devoit être à la place de Grève : mais j’eus le temps de m’y préparer d’avance, et les figures dont j’étois entourée avoient une expression si méchante, que l’aversion qu’elles m’inspiroient me donnoit plus de force.

Je sortis de ma voiture au milieu d’une multitude armée, et je m’avançai sous une voûte de piques. Comme je montois l’escalier, également hérissé de lances, un homme dirigea contre moi celle qu’il tenoit dans sa main. Mon gendarme m’en garantit avec son sabre ; si j’étois tombée dans cet instant, c’en étoit fait de ma vie : car il est de la nature du peuple de respecter ce qui est encore debout ; mais, quand la victime est déjà frappée, il l’achève.

J’arrivai donc enfin à cette commune présidée par Robespierre, et je respirai, parce que j’échappois à la populace : quel protecteur cependant que Robespierre ! Collot-d’Herbois et Billaud-Varennes lui servoient de secrétaires, et ce dernier avoit conservé sa barbe depuis quinze jours, pour se mettre plus sûrement à l’abri de tout soupçon d’aristocratie. La salle étoit comble de gens du peuple ; les femmes, les enfans, les hommes crioient de toutes leurs forces : Vive la nation ! Le bureau de la commune, étant un peu élevé, permettoit à ceux qui s’y trouvoient placés de se parler. On m’y avoit fait asseoir ; et, pendant que je reprenois mes sens, le bailli de Virieu, envoyé de Parme, qui avoit été arrêté en même temps que moi, se leva pour déclarer qu’il ne me connaissoit pas ; que mon affaire, quelle qu’elle fût, n’avoit aucun rapport avec la sienne, et qu’on ne devoit pas nous confondre ensemble. Le manque de chevalerie du pauvre homme me déplut, et cela m’inspira un désir d’autant plus vif de m’être utile à moi-même, puisqu’il ne paraissoit pas que le bailli de Virieu eût envie de m’en épargner le soin. Je me levai donc, et je représentai le droit que j’avois de partir, comme ambassadrice de Suède, et les passe-ports qu’on m’avoit donnés en conséquence de ce droit. Dans ce moment Manuel arriva : il fut très-étonné de me voir dans une si triste position ; et, répondant aussitôt de moi jusqu’à ce que la commune eût décidé de mon sort, il me fit quitter cette terrible place, et m’enferma avec ma femme de chambre dans son cabinet.

Nous restâmes là six heures à l’attendre, mourant de faim, de soif et de peur. La fenêtre de l’appartement de Manuel donnoit sur la place de Grève, et nous voyions les assassins revenir des prisons avec les bras nus et sanglans, et poussant des cris horribles.

Ma voiture chargée étoit restée au milieu de la place, et le peuple se préparoit à la piller, lorsque j’aperçus un grand homme en habit de garde national, qui monta sur le siège, et défendit à la populace de rien dérober. Il passa deux heures à défendre mes bagages, et je ne pouvois concevoir comment un si mince intérêt l’occupoit, au milieu de circonstances si effroyables. Le soir cet homme entra dans la chambre où l’on me tenoit renfermée, accompagnant Manuel. C’étoit le brasseur Santerre, si cruellement connu depuis ; il avoit été plusieurs fois témoin et distributeur, dans le faubourg Saint-Antoine, où il demeuroit, des approvisionnemens de blé envoyés par mon père dans les temps de disette, et il en conservoit de la reconnaissance. D’ailleurs ne voulant pas, comme il l’auroit dû en sa qualité de commandant, courir au secours des prisonniers, garder ma voiture lui servoit de prétexte. Il voulut s’en vanter auprès de moi, mais je ne pus m’empêcher de lui rappeler ce qu’il devoit faire dans un pareil moment. Dès que Manuel me revit, il s’écria avec beaucoup d’émotion : Ah ! que je suis bien aise d’avoir mis hier vos deux amis en liberté ! En effet, il souffroit amèrement des assassinats qui venoient de se commettre, mais il n’avoit déjà plus le pouvoir de s’y opposer. L’abîme s’entr’ouvroit derrière les pas de chaque homme qui acquéroit de l’autorité ; et, dès qu’il reculoit, il y tomboit.

Manuel, à la nuit, me ramena chez moi dans ma voiture ; il auroit craint de se dépopulariser en me conduisant de jour. Les réverbères n’étoient point allumés dans les rues, mais on rencontroit beaucoup d’hommes avec des flambeaux dont la lueur causoit plus d’effroi que l’obscurité même. Souvent on arrêtoit Manuel pour lui demander qui il étoit ; mais, quand il répondoit, le procureur de la commune, cette dignité révolutionnaire étoit respectueusement saluée.

Arrivée chez moi, Manuel me dit qu’on m’expédieroit un nouveau passe-port, sans qu’il me fût permis d’emmener aucune autre personne pour me suivre que ma femme de chambre. Un gendarme devoit me conduire jusqu’à la frontière. Le lendemain Tallien, le même qui délivra vingt mois après la France de Robespierre, au 9 thermidor, vint chez moi, chargé par la commune de m’accompagner jusqu’à la barrière. À chaque instant on apprenoit de nouveaux massacres. Plusieurs personnes, très-compromises alors, étoient dans ma chambre ; je priai Tallien de ne pas les nommer ; il s’y engagea et tint sa promesse. Je montai dans ma voiture avec lui, et nous nous quittâmes sans avoir pu nous dire mutuellement notre pensée ; la circonstance glaçoit la parole sur les lèvres.

Je rencontrai encore dans les environs de Paris quelques difficultés dont je me tirai ; mais en s’éloignant de la capitale, le flot de la tempête sembloit s’apaiser, et dans les montagnes du Jura rien ne rappeloit l’agitation épouvantable dont Paris étoit le théâtre. Cependant on entendoit dire partout aux François qu’ils vouloient repousser les étrangers. Je l’avouerai, dans cet instant je ne voyois d’étrangers que les assassins, sous les poignards desquels j’avois laissé mes amis, la famille royale, et tous les honnêtes gens de France.

  1. Lady Sutherland, à présent marquise de Stafford, alors ambassadrice d’Angleterre, prodigua, dans ces temps affreux, les soins les plus dévoués à la famille royale.