Considérations sur le gouvernement de Pologne

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Collection complète des œuvres de J. J. Rousseaus.n.Tome premier : Contenant les ouvrages de Politique (p. 415-540).

CONSIDÉRATIONS SUR LE GOUVERNEMENT DE POLOGNE, ET SUR SA RÉFORMATION PROJETÉE, PAR J. J. ROUSSEAU. En Avril 1772. CONSIDERATIONS SUR LE GOUVERNEMENT DE POLOGNE, & SUR SÀ REFORMATION PROJETEE.

CHAPITRE PREMIER.

Etat de la question.

Le tableau du Gouvernement de Pologne fait par M. le Comte Wielhorski & les réflexions qu’il y a jointes, sont des pieces instructives pour quiconque voudra former un plan régulier pour la refonte de ce Gouvernement. Je ne connois personne plus en état de tracer ce plan que lui-même, qui joint aux connoissances générales que ce travail exige toutes celles du local & des détails particuliers, impossibles à donner par écrit, & néanmoins nécessaires à savoir pour approprier une institution au peuple auquel on la destine. Si l’on ne connoît à fond la nation pour laquelle on travaille, l’ouvrage qu’on fera pour elle, quelque excellent qu’il puisse être en lui-même, péchera toujours par l’application, & bien plus encore, lorsqu’il s’agira d’une nation déjà toute instituée, dont les goûts, les mœurs, les préjugés & les vices*

[*Wielhorski manuscrit "les préjugés, les vertus & les vices"] sont trop enracinés pour pouvoir être aisément étouffés par des semences nouvelles. Une bonne institution pour la Pologne ne peut être l’ouvrage que des Polonois, ou de quelqu’un qui ait bien étudié sur les lieux la nation Polonoise & celles qui l’avoisinent. Un étranger ne peut guère donner que des vues générales, pour éclairer non pour guider l’instituteur. Dans toute la vigueur de ma tête je n’aurois pu saisir l’ensemble de ces grands rapporte. Aujourd’hui qu’il me reste à peine la faculté de lier des idées, je dois me borner, pour obéir à M. le Comte Wielhorski, & faire acte de mon zele pour sa patrie, à lui rendre compte des impressions que m’a faites la lecture de son travail, & des réflexions qu’il m’a suggérées.

En lisant l’histoire du Gouvernement de Pologne on a peine à comprendre comment un Etat si bizarrement constitué a pu subsister si long-tems. Un grand Corps formé d’un grand nombre de membres morts, & d’un petit nombre de membres désunis, dont tous les mouvemens presque indépendans les uns des autres, loin d’avoir une fin commune s’entre-détruisent mutuellement, qui s’agit beaucoup pour ne rien faire, qui ne peut faire aucune résistance à quiconque veut l’entamer, qui tombe en dissolution cinq ou six fois chaque siècle, qui tombe en paralysie à chaque effort qu’il veut faire, à chaque besoin auquel il veut pourvoir, & qui, malgré tout cela, vit & se conserve en vigueur ; voilà, ce me semble, un des plus singuliers spectacles qui puissent frapper un être pensant. Je vois tous les Etats de l’Europe courir à leur ruine. Monarchies, Républiques, toutes ces nations si magnifiquement instituées, tous ces beaux Gouvernemens si sagement pondérés, tombés en décrépitude menacent d’une mort prochaine ; & la Pologne, cette région dépeuplée, dévastée, opprimée, ouverte à ses agresseurs, au fort de ses malheurs & de son anarchie, montre encore tout le feu de la jeunesse ; elle ose demander un Gouvernement & des lois, comme si elle ne faisoit que de naître. Elle est dans les fers, & discute les moyens de se conserver libre ! elle sent en elle cette force que celle de la tyrannie ne peut subjuguer. Je crois voir Rome assiégée régir tranquillement les terres sur lesquelles son ennemi venoit d’asseoir son camp. Braves Polonois, prenez garde, prenez garde que pour vouloir trop bien être vous n’empiriez votre situation. En songeant à ce que vous voulez acquérir n’oubliez pas ce que vous pouvez perdre. Corrigez, s’il se peut, les abus de votre constitution ; mais ne méprisez pas celle qui vous a faits ce que vous êtes.

Vous aimez la liberté, vous en êtes dignes ; vous l’avez défendue contre un agresseur puissant & rusé, qui, feignant de vous présenter les liens de l’amitié, vous chargeoit des fers de la servitude. Maintenant, las des troubles de votre patrie, vous soupirez après la tranquillité. Je crois fort aisé de l’obtenir ; mais la conserver avec la liberté, voilà ce qui me paroît difficile. C’est au sein de cette anarchie qui vous est odieuse que se sont formées ces ames patriotiques qui vous ont garantis du joug. Elles s’endormoient dans un repos léthargique ; l’orage les a réveillées. Après avoir brisé les fers qu’on leur destinoit, elles sentent le poids de la fatigue. Elles voudroient allier la paix du despotisme aux douceurs de la liberté. J’ai peur qu’elles ne veuillent des choses contradictoires. Le repos & la liberté me paroissent incompatibles ; il faut opter.

Je ne dis pas qu’il faille laisser les choses dans l’état où elles sont ; mais je dis qu’il n’y faut toucher qu’avec une circonspection extrême. En ce moment on est plus frappé des abus que des avantages. Le tems viendra, je le crains, qu’on sentira mieux ces avantages, & malheureusement ce sera quand on les aura perdus.

Qu’il soit aisé, si l’on veut, de faire de meilleures loix. Il est impossible d’en faire dont les passions des hommes n’abusent pas comme ils ont abusé des premieres. Prévoir & peser tous ces abus à venir est peut-être une chose impossible à l’homme d’Etat le plus consommé. Mettre la loi au-dessus de l’homme est un problême en politique, que je compare à celui de la quadrature du cercle en géométrie. Résolvez bien ce problème, & le Gouvernement fondé sur cette solution sera bon & sans abus. Mais jusque-là, soyez sûrs qu’ou vous croirez faire régner les loix, ce seront les hommes qui régneront.

Il n’y aura jamais de bonne & solide constitution que celle où la loi régnera sur les cœurs des citoyens : tant que la force législative n’ira pas jusque-là les loix seront toujours éludées. Mais comment arriver aux cœurs ? c’est à quoi nos instituteurs qui ne voient jamais que la force & les châtimens ne songent gueres, & c’est à quoi les récompenses matérielles ne meneroient peut-être pas mieux ; la justice même la plus integre n’y mene pas, parce que la justice est ainsi que la santé un bien dont on jouit sans le sentir, qui n’inspire point d’enthousiasme, & dont on ne sent le prix qu’après l’avoir perdu. Par où donc émouvoir les cœurs, & faire aimer la patrie & ses loix ? L’oserai-je dire ? Par des jeux d’enfans ; par des institutions oiseuses aux yeux des hommes superficiels, mais qui forment des habitudes chéries & des attachemens invincibles. Si j’extravague ici, c’est du moins bien completement ; car j’avoue que je vois ma folie sous tous les traits de la raison.

CHAPITRE II.

Esprit des anciennes institutions.

Quand on lit l’histoire ancienne, on se croit transporté dans un autre univers & parmi d’autres êtres. Qu’ont de commun les François les Anglois les Russes avec les Romains & les Grecs ? Rien presque que la figure. Les fortes ames de ceux-ci paroissent aux autres des exagérations de l’histoire. Comment eux qui se sentent si petits penseroient-ils qu’il y ait eu de si grands hommes ? Ils existèrent pourtant, & c’étoient des humains comme nous : qu’est-ce qui nous empêche d’être des hommes comme eux ? Nos préjugés, notre basse philosophie, & les passions du petit intérêt, concentrées avec l’égoÏsme dans tous les cœurs, par des institutions ineptes que le génie ne dicta jamais.

Je regarde les nations modernes. J’y vois force faiseurs de loix & pas un législateur. Chez les anciens j’en vois trois principaux qui méritent une attention particulière. Moise, Lycurgue, & Numa. Tous trois ont mis leurs principaux soins à des objets qui paroîtroient à nos docteurs dignes de risée. Tous trois ont eu des succès qu’on jugeroit impossibles, s’ils étoient moins attestés.

Le premier forma & exécuta l’étonnante entreprise d’instituer en Corps de nation un essaim de malheureux fugitifs, sans arts, sans armes, sans talens, sans vertus, sans courage, & qui n’ayant pas en propre un seul pouce de terrain faisoient une troupe étrangere sur la face de la terre. Moise osa faire de cette troupe errante & servile un Corps politique, un peuple libre, & tandis qu’elle erroit dans les déserts sans avoir une pierre pour y reposer sa tête, il lui donnoit cette institution durable, à l’épreuve du tems de la fortune & des conquérans, que cinq mille ans n’ont pu détruire ni même altérer, & qui subsiste encore aujourd’hui dans toute sa force lors même que le Corps de la nation ne subsiste plus.

Pour empêcher que son peuple ne se fondît parmi les peuples étrangers, il lui donna des mœurs & des usages inalliables avec ceux des autres nations ; il le surchargea de rites de cérémonies particulières ; il le gêna de mille façons pour le tenir sans cesse en haleine & le rendre toujours étranger parmi les autres hommes, & tous les liens de fraternité qu’il mit entre les membres de sa République étoient autant de barrieres qui le tenoient séparé de ses voisins *

[*W. mss. "séparé des autres peuples"] & l’empêchoient de se mêler avec eux. C’est par-là que cette singulière Nation, si souvent subjuguée, si souvent dispersée & détruite en apparence, mais toujours idolâtre de sa règle, s’est pourtant conservée jusqu’à nos jours éparse parmi les autres sans s’y confondre, & que ses mœurs ses loix ses rites subsistent & dureront autant que le monde, malgré la haine & la persécution du reste du genre humain.

Lycurgue entreprit d’instituer un peuple déjà dégradé par la servitude & par les vices qui en sont l’effet. Il lui imposa un joug de fer, tel qu’aucun autre peuple n’en porta jamais un semblable ; mais il l’attacha l’identifia, pour ainsi dire, à ce joug, en l’en occupante toujours. Il lui montra sans cesse la patrie dans ses loix dans ses jeux dans sa maison dans ses amours dans ses festins. Il ne lui laissa pas un instant de relâche pour être à lui seul, & de cette continuelle contrainte, ennoblie par son objet, naquit en lui cet ardent amour de la patrie, qui fut toujours la plus forte ou plutôt l’unique passion des Spartiates, & qui en fit des êtres au-dessus de l’humanité. Sparte n’étoit qu’une ville, il est vrai ; mais par la seule force de son institution cette ville donna des loix à toute la Grèce, en devint la capitale, & fit trembler l’Empire Persan. Sparte étoit le foyers d’ou sa législation étendoit ses effets tout autour d’elle.

Ceux qui n’ont vu dans Numa qu’un instituteur de rites & de cérémonies religieuses ont bien mal jugé ce grand homme. Numa fut le vrai fondateur de Rome. Si Romulus n’eût fait qu’assembler des brigands qu’un revers pouvoit disperser, son ouvrage imparfait n’eût pu résister au tems. Ce fut Numa qui le rendit solide & durable en unissant ces brigands en un Corps indissoluble, en les transformant en citoyens, moins par des loix, dont leur rustique pauvreté n’avoit guère encore besoin, que par des institutions douces qui les attachoient les uns aux autres, & tous à leur sol, en rendant enfin leur ville sacrée par ces rites frivoles & superstitieux en apparence, dont si peu de gens sentent la force & l’effet, & dont cependant Romulus, le farouche Romulus lui-même avoit jetté les premiers fondemens.

Le même esprit guida tous les anciens législateurs dans leurs institutions. Tous cherchèrent des liens qui attachassent les citoyens à la patrie & les uns aux autres, & ils les trouverent dans des usages particuliers, dans des cérémonies religieuses qui par leur nature étoient toujours exclusives & nationales [1], dans des jeux qui tenoient beaucoup les citoyens rassemblés, dans des exercices qui augmentoient avec leur vigueur & leurs forces leur fierté & l’estime d’eux-mêmes, dans des spectacles qui leur rappelant l’histoire de leurs ancêtres, leurs malheurs, leurs vertus, leurs victoires, intéressoient leurs cœurs, les enflammoient d’une vive émulation, & les attachoient fortement à cette patrie dont on ne cessoit de les occuper. Ce sont les poésies d’Homère récitées aux Grecs solennellement assemblés, non dans des coffres, sur des planches & l’argent à la main, mais en plein air & en Corps de nation, ce sont les tragédies d’Eschyle de Sophocle & d’Euripide, représentées souvent devant eux, ce sont les prix dont, aux acclamations de toute la Grèce on couronnoit les vainqueurs dans leurs jeux, qui, les embrasant continuellement d’émulation & de gloire, porterent leur courage & leurs vertus à ce degré d’énergie dont rien aujourd’hui ne nous donne l’idée, & qu’il n’appartient pas même aux modernes de croire. S’ils ont des lois, c’est uniquement pour leur apprendre à bien obéir à leurs maîtres, à ne pas voler dans les poches, & à donner beaucoup d’argent aux fripons publics. S’ils ont des usages, c’est pour savoir amuser l’oisiveté des femmes galantes & promener la leur avec grâce. S’ils s’assemblent c’est dans des temples pour un culte qui n’a rien de national, qui ne rappelle en rien la patrie ; c’est dans des salles bien fermées & à prix d’argent, pour voir sur des théâtres efféminés dissolus, où l’on ne sait parler que d’amour déclamer des histrions, minauder des prostituées, & pour y prendre des leçons de corruption, les seules qui profitent de toutes celles qu’on fait semblant d’y donner ; c’est dans des fêtes où le peuple toujours méprisé est toujours sans influence, où le blâme & l’approbation publique ne produisent rien ; c’est dans des cohues licencieuses pour s’y faire des liaisons secrètes, pour y chercher les plaisirs qui séparent isolent le plus les hommes, & qui relâchent le plus les cœurs. Sont-ce là des stimulans pour le patriotisme ? Faut-il s’étonner que des manières de vivre si dissemblables produisent des effets si différens, & que les modernes ne retrouvent plus rien en eux de cette vigueur d’ame que tout inspiroit aux anciens ? Pardonnez ces digressions à un reste de chaleur que vous avez ranimée. Je reviens avec plaisir à celui de tous les peuples d’aujourd’hui qui m’éloigne le moins de ceux dont je viens de parler. CHAPITRE III.

Application.

La Pologne est un grand Etat environné d’Etats encore plus considérables, qui par leur despotisme & par leur discipline militaire ont une grande force offensive. Foible au contraire par son anarchie, elle est, malgré la valeur Polonaise, en butte à tous leurs outrages. Elle n’a point de places fortes pour arrêter leurs incursions. Sa dépopulation la met presque absolument hors d’état de défense. Aucun ordre économique, peu ou point de troupes, nulle discipline militaire, nul ordre nulle subordination ; toujours divisée au-dedans, toujours menacée au-dehors, elle n’a par elle-même aucune consistance & dépend du caprice de ses voisins. Je ne vois dans l’état présent des choses qu’un seul moyen de lui donner cette consistance qui lui manque. C’est d’infuser, pour ainsi dire, dans toute la nation l’ame des confédérés ; c’est d’établir tellement la République dans les cœurs des Polonois qu’elle y subsiste malgré tous les efforts de ses oppresseurs. C’est là, ce me semble, l’unique asyle où la force ne peut ni l’atteindre ni la détruire. On vient d’en voir une preuve à jamais mémorable. La Pologne étoit dans les fers du Russe, mais les Polonois sont restés libres. Grand exemple qui vous montre comment vous pouvez braver la puissance & l’ambition de vos voisins. Vous ne sauriez empêcher qu’ils ne vous engloutissent, faites au moins qu’ils ne puissent vous digérer. De quelque façon qu’on s’y prenne, avant qu’on ait donné à la Pologne tout ce qui lui manque pour être en état de résister à ses ennemis, elle en sera cent fois accablée. La vertu de ses citoyens, leur zèle patriotique, la forme particulière que des institutions nationales peuvent donner à leurs ames, voilà le seul rempart toujours prêt à la défendre, & qu’aucune armée ne sauroit forcer. Si vous faites en sorte qu’un Polonois ne puisse jamais devenir un Russe, je vous réponds que la Russie ne subjuguera pas la Pologne.

Ce sont les institutions nationales qui forment le génie, le caractère les goûts & les mœurs d’un peuple, qui le font être lui & non pas un autre, qui lui inspirent cet ardent amour de la patrie fondé sur des habitudes impossibles à déraciner, qui le font mourir d’ennui chez les autres peuples au sein des délices dont il est privé dans son pays. Souvenez-vous de ce Spartiate gorgé des voluptés de la cour du grand Roi, à qui l’on reprochoit de regretter la sauce noire. Ah ! dit-il au Satrape en soupirant ; je connois tes plaisirs ; mais tu ne connois pas les nôtres !

Il n’y a plus aujourd’hui de François, d’Allemand, d’Espagnols, d’Anglois même, quoi qu’on en dise ; il n’y a que des Européens. Tous ont les mêmes goûts, les mêmes passions, les mêmes mœurs, parce qu’aucun n’a reçu de formes nationales par une institution particulière. Tous, dans les mêmes circonstances feront les mêmes choses ; tous se diront désintéressés & seront fripons ; tous parleront du bien public & ne penseront qu’à eux-mêmes ; tous vanteront la médiocrité, & voudront être des Crésus ; ils n’ont d’ambition que pour le luxe, ils n’ont de passion que celle de l’or. Surs d’avoir avec lui tout ce qui les tente, tous se vendront au premier qui voudra les payer. Que leur importe à quel moître ils obéissent, de quel état ils suivent les loix ? Pourvu qu’ils trouvent de l’argent à voler & des femmes à corrompre, ils sont par-tout dans leur pays.

Donnez une autre pente aux passions des Polonois, vous donnerez à leurs ames une physionomie nationale qui les distinguera des autres peuples, qui les empêchera de se fondre, de se plaire de s’allier avec eux, une vigueur qui remplacera le jeu abusif des vains préceptes ; qui leur fera faire par goût & par passion ce qu’on ne fait jamais assez bien quand on ne le fait que par devoir ou par intérêt. C’est sur ces ames-là qu’une législation bien appropriée aura prise. Ils obéiront aux loix & ne les éluderont pas, parce qu’elles leur conviendront & qu’elles auront l’assentiment interne de leur volonté. Aimant la patrie, ils la serviront par zèle & de tout leur cœur. Avec ce seul sentiment la législation fût-elle mauvaise feroit de bons citoyens ; & il n’y a jamais que les bons citoyens qui fassent la force & la prospérité de l’Etat.

J’expliquerai ci-après le régime d’administration qui, sans presque toucher au fond de vos loix me paroît propre à porter le patriotisme & les vertus qui en sont inséparables au plus haut degré d’intensité qu’ils puissent avoir. Mais soit que vous adoptiez ou non ce régime, commencez toujours par donner aux Polonois une grande opinion d’eux-mêmes & de leur patrie : après la façon dont ils viennent de se montrer cette opinion ne sera pas fausse. Il faut saisir la circonstance de l’événement présent pour monter les ames antiques. Il est certain que la confédération de Bar a sauvé la patrie expirante. Il faut graver cette grande époque en caractères sacrés dans ans tous les cœurs Polonois Je voudrois qu’on érigeât un monument en sa mémoire, qu’on y mît les noms de tous les confédérés, même de ceux qui dans la suite auroient pu trahir la cause commune ; une si grande action doit effacer les fautes de toute la vie ; qu’on instituât une solemnité périodique pour la célébrer tous les dix ans avec une pompe non brillante & frivole, mais simple fiere & républicaine ; qu’on y fit dignement mais sans emphase l’éloge de ces vertueux citoyens qui ont eu l’honneur de souffrir pour la patrie dans les fers de l’ennemi, qu’on accordât même à leurs familles quelque privilege honorifique, qui rappellât toujours ce beau souvenir aux yeux du public. Je ne voudrois pourtant pas qu’on se permit dans ces solemnités aucune invective contre les Russes, ni même qu’on en parlât. Ce seroit trop les honorer. Ce silence, le souvenir de leur barbarie, & l’éloge de ceux qui leur ont résisté diront d’eux tout ce qu’il en faut dire ; vous devez trop les mépriser pour les haÏr.

Je voudrois que, par des honneurs par des récompenses publiques on donnât de l’éclat à toutes les vertus patriotiques, qu’on occupât sans cesse les citoyens de la patrie, qu’on en fit leur plus grande affaire, qu’on la tint incessamment sous leurs yeux. De cette manière ils auroient moins, je l’avoue, les moyens & le tems de s’enrichir, mais ils en auroient moins aussi le desir & le besoin : leurs cœurs apprendroient à connoître un autre bonheur quel celui de la fortune, & voilà l’art d’ennoblir les ames & d’en faire un instrument plus puissant que l’or. L’exposé succinct des mœurs des Polonois qu’a bien voulu me communiquer M. de Wielhorski ne suffit pas pour me mettre au fait de leurs usages civils & domestiques. Mais une grande nation qui ne s’est jamais trop mêlée avec ses voisins doit en avoir beaucoup qui lui soient propres, & qui peut-être s’abâtardissent journellement par la pente générale en Europe de prendre les goûts & les mœurs des François. Il faut maintenir rétablir ces anciens usages & en introduire de convenables qui soient propres aux Polonois. Ces usages, fussent-ils indifférens, fussent-ils mauvais même à certains égards, pourvu qu’ils ne le soient pas essentiellement, auront toujours l’avantage d’affectionner les Polonois à leur pays & de leur donner une répugnance naturelle à se mêler avec l’Etranger. Je regarde comme un bonheur qu’ils aient un habillement particulier. Conservez avec soin cet avantage : faites exactement le contraire de ce que fit ce Czar si vanté. Que le Roi ni les sénateurs ni aucun homme public ne portent jamais d’autre vêtement que celui de la nation, & que nul Polonois n’ose paroître à la cour vêtu à la Françoise.

Beaucoup de jeux publics où la bonne mere patrie se plaise à voir jouer ses enfans ! Qu’elles’occupe d’eux souvent afin qu’ils s’occupent toujours d’elle. Il faut abolir, même à la cour, à cause de l’exemple, les amusemens ordinaires des cours, le jeu, les théâtres comédie opéra, tout ce qui effémine les hommes, tout ce qui les distrait les isole leur fait oublier leur patrie & leur devoir, tout ce qui les fait trouver bien par-tout pourvu qu’ils s’amusent ; il faut inventer des jeux des fêtes des solennités qui soient si propres à cette cour-là qu’on ne les retrouve dans aucune autre. Il faut qu’on s’amuse en Pologne plus que dans les autres pays, mais non pas de la même manière. Il faut en un mot renverser un exécrable proverbe, & faire dire à tout Polonois au fond de son cœur : Ubi patria, ibi bene.

Rien s’il se peut d’exclusif pour les grands & les riches ! Beaucoup de spectacles en plein air, où les rangs soient distingués avec soin, mais où tout le peuple prenne part également, comme chez les anciens, & où dans certaines occasions la jeune noblesse fasse preuve de force & d’adresse. Les combats des taureaux n’ont pas peu contribué à maintenir une certaine vigueur chez la nation Espagnole. Ces cirques où s’exerçoit jadis la jeunesse en Pologne devroient être soigneusement rétablis : on en devroit faire pour elle des théâtres d’honneur & d’émulation. Rien ne seroit plus aisé que d’y substituer aux anciens combats des exercices moins cruels, où cependant la force & l’adresse auroient part & où les victorieux auroient de même des honneurs & des récompenses. Le maniement des chevaux est par exemple un exercice très-convenable aux Polonois & très-susceptible de l’éclat du spectacle.

Les héros d’Homère se distinguoient tous par leur force & leur adresse, & par-là montroient aux yeux du peuple qu’ils étoient faits pour lui commander. Les tournois des paladins formoient des hommes non-seulement vaillans & courageux, mais avides d’honneur & de gloire, & propres à toutes les vertus. L’usage des armes à feu rendant ces facultés du corps moins utiles à la guerre les a fait tomber en discrédit. Il arrive de-là que, hors les qualités de l’esprit, qui sont souvent équivoques déplacées, sur lesquelles on a mille moyens de tromper, & dont le peuple est mauvais juge, un homme avec l’avantage de la naissance n’a rien en lui qui le distingue d’un autre, qui justifie la fortune, qui montre dans sa personne un droit naturel à la supériorité, & plus on néglige ces signes extérieurs, plus ceux qui nous gouvernent s’efféminent & se corrompent impunément. Il importe pourtant, & plus qu’on ne pense, que ceux qui doivent un jour commander aux autres se montrent dès leur jeunesse supérieurs à eux de tout point, ou du moins qu’ils y tâchent. Il est bon, de plus que le peuple se trouve souvent avec ses chefs dans des occasions agréables, qu’il les connoisse qu’il s’accoutume à les voir, qu’il partage avec eux ses plaisirs. Pourvu que la subordination soit toujours gardée & qu’il ne se confonde point avec eux c’est le moyen qu’il s’y affectionne & qu’il joigne pour eux l’attachement au respect. Enfin le goût des exercices corporels détourne d’une oisiveté dangereuse des plaisirs efféminés & du luxe de l’esprit. C’est sur-tout à cause de l’ame qu’il faut exercer le corps, & voilà ce que nos petits sages sont loin devoir.

Ne négligez point une certaine décoration publique ; qu’elle soit noble imposante, & que la magnificence soit dans les hommes plus que dans les choses. On ne sauroit croire à quel point le cœur du peuple suit ses yeux & combien la majesté du cérémonial en impose. Cela donne à l’autorité un air d’ordre & de règle qui inspire la confiance & qui écarte les idées de caprice & de fantaisie attachées à celle du pouvoir arbitraire. Il faut seulement éviter dans l’appareil des solemnités le clinquant le papillotage & les décorations de luxe qui sont d’usage dans les cours. Les fêtes d’un peuple libre doivent toujours respirer la décence & la gravité, & l’on n’y doit présenter à son admiration que des objets dignes de son estime. Les Romains dans leurs triomphes étaloient un luxe énorme ; mais c’étoit le luxe des vaincus, plus il brilloit, moins il séduisoit. Son éclat même étoit une grande leçon pour les Romains. Les rois captifs étoient enchaînés avec des chaînes d’or & de pierreries. Voilà du luxe bien entendu. Souvent on vient au même but par deux routes opposées. Les deux balles de laine mises dans la chambre des pairs d’Angleterre devant la place du chancelier, forment à mes yeux une décoration touchante & sublime. Deux gerbes de bled placées de même dans le Sénat de Pologne n’y feroient pas un moins bel effet à mon gré.

L’immense distance des fortunes qui sépare les seigneurs de la petite noblesse est un grand obstacle aux réformes nécessaires pour faire de l’amour de la patrie la passion dominante. Tant que le luxe régnera chez les Grands, la cupidité régnera dans tous les cœurs. Toujours l’objet de l’admiration publique sera celui des vœux des particuliers, & s’il faut être riche pour briller, la passion dominante sera toujours d’être riche. Grand moyen de corruption qu’il faut affoiblir autant qu’il est possible. Si d’autres objets attrayans, si des marques de rang distinguoient les hommes en place, ceux qui ne seroient que riches en seroient privés, les vœux secrets prendroient naturellement la route de ces distinctions honorables, c’est-à-dire celles du mérite & de la vertu quand on ne parviendroit que par-là. Souvent les consuls de Rome étoient très-pauvres, mais ils avoient des licteurs, l’appareil de ces licteurs fut convoité par le peuple, & les Plébéiens parvinrent au consulat.

Oter tout-à-fait le luxe où règne l’inégalité me paroît, je l’avoue, une entreprise bien difficile. Mais n’y auroit-il pas moyen de changer les objets de ce luxe & d’en rendre l’exemple moins pernicieux ? Par exemple, autrefois la pauvre noblesse en Pologne s’attachoit aux Grands qui lui donnoient l’éducation & la subsistance à leur suite. Voilà un luxe vraiment grand & noble, dont je sens parfaitement l’inconvénient, mais qui du moins loin d’avilir les ames les élève, leur donne des sentimens du ressort, & fut sans abus chez les Romains tant que dura la République. J’ai lu que le Duc d’Eperon rencontrant un jour le Duc de Sully vouloit lui chercher querelle, mais que n’ayant que six cents gentilshommes à sa suite il n’osa attaquer Sully qui en avoit huit cents. Je doute qu’un luxe de cette espèce laisse une grande place à celui des colifichets, & l’exemple du moins n’en séduira pas les pauvres. Ramenez les Grands en Pologne à n’en avoir que de ce genre, il en résultera peut-être des divisions des partis, des querelles, mais il ne corrompra pas la nation. Après celui-là tolérons le luxe militaire, celui des armes des chevaux, mais que toute parure efféminée soit en mépris, & si l’on n’y peut faire renoncer les femmes, qu’on leur apprenne au moins à l’improuver & dédaigner dans les hommes.

Au reste, ce n’est pas par des loix somptuaires qu’on vient à bout d’extirper le luxe. C’est du fond des cœurs qu’il faut l’arracher, en y imprimant des goûts plus sains & plus nobles. Défendre les choses qu’on ne doit pas faire est un expédient inepte & vain si l’on ne commence par les faire haÏr & mépriser, & jamais improbation de la loi n’est efficace que quand elle vient à l’appui de celle du jugement. Quiconque se mêle d’instituer un peuple doit savoir dominer les opinions & par elles gouverner les passions des hommes. Cela est vrai sur-tout dans l’objet dont je parle. Les loix somptuaires irritent le désir par la contrainte, plutôt qu’elles ne l’éteignent parle châtiment. La simplicité dans les mœurs & dans la parure est moins le fruit de la loi que celui-de l’éducation.

CHAPITRE IV.

Education.

C’est ici l’article important. C’est l’éducation qui doit donner aux ames la forme nationale & diriger tellement leurs opinions & leurs goûts, qu’elles soient patriotes par inclination par passion par nécessité. Un enfant en ouvrant les yeux doit voir la patrie & jusqu’à la mort ne doit plus voir qu’elle. Tout vrai Républicain suça avec le lait de sa mere l’amour de sa patrie c’est-à-dire des loix & de la libertés. Cet amour fait toute son existence ; il ne voit que la patrie il ne vit que pour elle ; si-tôt qu’il est seul, il est nul : si-tôt qu’il n’a plus de patrie, il n’est plus ; & s’il n’est pas mort, il est pis.

L’éducation nationale n’appartient qu’aux hommes libres ; il n’y a qu’eux qui aient une existence commune & qui soient vraiment liés par la loi. Un François, un Anglois, un Espagnol, un Italien, un Russe sont tous à-peu-près le même homme ; il sort du college déjà tout façonné pour la licence, c’est-à-dire pour la servitude. À vingt ans un Polonois ne doit pas être un autre homme ; il doit être un Polonois Je veux qu’en apprenant à lire il lise des choses de son pays, qu’à dix ans il en connoisse toutes les productions, à douze toutes les provinces tous les chemins toutes les villes, qu’à quinze il en sache toute l’histoire, à seize toutes les loix, qu’il n’y ait pas eu dans toute la Pologne une belle action ni un homme illustre dont il n’ait la mémoire & le cœur pleins, & dont il ne puisse rendre compte à l’instant. On peut juger par-là que ce ne sont pas les études ordinaires dirigées par des étrangers & des prêtres que je voudrois faire suivre aux enfans. La loi doit régler la matière l’ordre & la forme de leurs études. Ils ne doivent avoir pour instituteurs que des Polonois, tous mariés, s’il est possible, tous distingués par leurs mœurs par leur probité par leur bon sens par leurs lumieres, & tous destinés à des emplois, non plus importans ni plus honorables, car cela n’est pas possible, mais moins pénibles & plus éclatans, lorsqu’au bout d’un certain nombre d’années ils auront bien rempli celui-là. Gardez-vous sur-tout de faire un métier de l’état de pédagogue. Tout homme public en Pologne ne doit avoir d’autre état permanent que celui de citoyen. Tous les postes qu’il remplit & sur-tout ceux qui sont importans comme celui-ci ne doivent être considérés que comme des places d’épreuve & des degrés pour monter plus haut après l’avoir mérité. J’exhorte les Polonois à faire attention à cette maxime, sur laquelle j’insisterai souvent : je la crois la clef d’un grand ressort dans l’Etat. On verra ci-après comment on peut à mon avis la rendre praticable sans exception.

Je n’aime point ces distinctions de colleges & d’académies qui font que la noblesse riche & la noblesse pauvre sont élevées différemment & séparément. Tous étant égaux par la constitution de l’Etat doivent être élevés ensemble & de la même manière, & si l’on ne peut établir une éducation publique tout-à-fait gratuite, il faut du moins la mettre à un prix que les pauvres puissent payer. Ne pourroit-on pas fonder dans chaque college un certain nombre de places purement gratuites, c’est-à-dire aux frais de l’Etat, & qu’on appelle en France des Bourses ? Ces places données aux enfans des pauvres gentilshommes qui auroient bien mérité de la patrie, non comme une aumône, mais comme une récompense des bons services des pères, deviendroient à ce titre honorables, & pourroient produire un double avantage qui ne seroit pas à négliger. Il faudroit pour cela que la nomination n’en fût pas arbitraire mais se fit par une espece de jugement dont je parlerai ci-après. Ceux qui rempliroient ces places seroient appelés enfans de l’Etat & distingués par quelque marque honorable qui donneroit la préséance sur les autres enfans de leur âge sans excepter ceux des Grands.

Dans tous les colleges il faut établir un gymnase ou lieu d’exercices corporels pour les enfants. Cet article si négligé est selon moi la partie la plus importante de l’éducation, non-seulement pour former des tempéramens robustes & sains, mais encore plus pour l’objet moral qu’on néglige ou qu’on ne remplit que par un tas de préceptes pédantesques & vains, qui sont autant de paroles perdues. Je ne redirai jamais assez que la bonne éducation doit être négative. Empêchez les vices de naître, vous aurez assez fait pour la vertu. Le moyen en est de la derniere facilité dans la bonne éducation publique ; c’est de tenir toujours les enfans en haleine, non par d’ennuyeuses études où ils n’entendent rien & qu’ils prennent en haine par cela seul qu’ils sont forcés de rester en place ; mais par des exercices qui leur plaisent en satisfaisant au besoin qu’en croissant a leur corps de s’agiter, & dont l’agrément pour eux ne se bornera pas là.

On ne doit point permettre qu’ils jouent séparément à leur fantaisie, mais tous ensemble & en public, de manière qu’il y ait toujours un but commun auquel tous aspirent & qui excite la concurrence & l’émulation. Les parens qui préféreront l’éducation domestique *

[*W. mss. "l’éducation particulière"] & feront élever leurs enfans sous leurs yeux, doivent cependant les envoyer à ces exercices. Leur instruction peut être domestique & particulière mais leurs jeux doivent toujours être publics & communs à tous ; car il ne s’agit pas, seulement ici de les occuper, de leur former une constitution robuste, de les rendre agiles & découplés ; mais de les accoutumer de bonne heure à la règle, à l’égalité, à la fraternité, aux concurrences, à vivre sous les yeux de leurs concitoyens & à désirer l’approbation publique. Pour cela il ne faut pas que les prix & récompenses des vainqueurs soient distribués arbitrairement par les maîtres des exercices, ni par les chefs du college, mais par acclamation & au jugement des spectateurs ; & l’on peut compter que ces jugemens seront toujours justes, sur-tout sil’on a soin de rendre ces jeux attirans pour le public en les ordonnant avec un peu d’appareil & de façon qu’ils fassent spectacle. Alors il est à présumer que tous les honnêtes-gens & tous les bons patriotes se feront un devoir & un plaisir d’y assister.

À Berne il y a un exercice bien singulier pour les jeunes Patriciens qui sortent du college. C’est ce qu’on appelle l’Etat extérieur. C’est une copie en petit de tout ce qui compose le gouvernement de la République. Un Sénat, des Avoyers, des Officiers, des Huissiers, des Orateurs, des causes, des jugemens, des solemnités. L’Etat extérieur a même un petit gouvernement & quelques rentes, & cette institution autorisée & protégée par le Souverain est la pépinière des hommes d’Etat qui dirigeront un jour les affaires publiques dans les mêmes emplois qu’ils n’exercent d’abord que par jeu.

Quelque forme qu’on donne à l’éducation publique, dont je n’entreprends pas ici le détail, il convient d’établir un college de magistrats du premier rang qui en ait la suprême administration, & qui nomme révoque & change à sa volonté tant les principaux & chefs des colleges, lesquels seront eux-mêmes comme je l’ai déjà dit, des Candidats pour les hautes magistratures, que les maîtres des exercices dont on aura soin d’exciter aussi le zele & la vigilance par des places plus élevées, qui leur seront ouvertes ou fermées selon la manière dont ils auront rempli celles-là. Comme c’est de ces établissemens que dépend l’espoir de la République, la gloire & le sort de la nation, je les trouve je l’avoue d’une importance que je suis bien surpris qu’on n’ait songé à leur donner nulle part. Je suis affligé pour l’humanité que tant d’idées qui me paroissent bonnes & utiles se trouvent toujours, quoique très-praticables, si loin de tout ce qui se fait.

Au reste, y je ne fais ici qu’indiquer, mais c’est assez pour ceux à qui je m’adresse. Ces idées mal développées montrent de loin les routes inconnues aux modernes par lesquelles les anciens menoient les hommes à cette vigueur d’ame à ce zele patriotique, à cette estime pour les qualités vraiment personnelles sans égard à ce qui n’est qu’étranger à l’homme, qui sont parmi nous sans exemple, mais dont les levains dans les cœurs de tous les hommes n’attendent pour fermenter que d’être mis en action par des institutions convenables. Dirigez dans cet esprit l’éducation les usages les coutumes les mœurs des Polonois, vous développerez en eux ce levain qui n’est pas encore éventé par des maximes corrompues, par des institutions usées, par une philosophie égoÏste qui prêche & qui tue. La nation datera sa seconde naissance de la crise terrible dont elle sort, & voyant ce qu’ont fait ses membres encore indisciplinés, elle attendra beaucoup & obtiendra davantage d’une institution bien pondérée ; elle chérira elle respectera des loix qui flatteront son noble orgueil, qui la rendront, qui la maintiendront heureuse & libre ; arrachant de son sein les passions qui les éludent, elle y nourrira celles qui les font aimer. Enfin se renouvelant pour ainsi dire elle-même, elle reprendra dans ce nouvel âge toute la vigueur d’une nation naissante. Mais sans ces précautions n’attendez rien de vos lois ; quelque sages, quelque prévoyantes qu’elles puissent être, elles seront éludées & vaines ; & vous aurez corrigé quelques abus qui vous blessent, pour en introduire d’autres que vous n’aurez pu prévus. Voilà des préliminaires que j’ai crus indispensables. Jetons maintenant les yeux sur la constitution.

CHAPITRE V.

Vice radical.

Evitons s’il se peut, de nous jetter dès les premiers pas dans des projets chimériques. Quelle entreprise, Messieurs, vous occupe en ce moment ? Celle de réformer le Gouvernement de Pologne, c’est-à-dire, de donner à la constitution d’un grand Royaume la consistance & la vigueur de celle d’une petite République. Avant de travailler l’exécution de ce projet, il faudroit voir d’abord s’il est possible d’y réussir. Grandeur des nations ! Etendue des Etats ! premiere & principale source des malheurs du genre-humain, & sur-tout des calamités sans nombre qui minent & détruisent les peuples policés. Presque tous les petits Etats, Républiques & Monarchies indifféremment, prosperent par cela seul qu’ils sont petits, que tous les citoyens s’y connoissent mutuellement & s’entre-gardent, que les chefs peuvent voir par eux-mêmes le mal qui se fait, le bien qu’ils ont à faire, & que leurs ordres s’exécutent sous leurs yeux. Tous les grands peuples écrasés par leurs propres masses gémissent, ou comme vous dans l’anarchie, ou sous les oppresseurs subalternes qu’une gradation nécessaire force les Rois de leur donner. Il n’y a que Dieu qui puisse gouverner le monde, & il faudroit des facultés plus qu’humaines pour gouverner de grandes nations. Il est étonnant il est prodigieux que la vaste étendue de la Pologne n’ait pas déjà cent fois opéré la conversion du Gouvernement en despotisme, abâtardi les ames des Polonois & corrompu la masse de la nation. C’est un exemple unique dans l’histoire qu’après des siecles un pareil Etat n’en soit encore qu’à l’anarchie. La lenteur de ce progrès est due à des avantages inséparables des inconvéniens dont vous voulez vous délivrer. Ah ! je ne saurois trop le redire ; pensez-y bien avant de toucher à vos loix & sur-tout à celles qui vous firent ce que vous êtes. La première réforme dont vous auriez besoin seroit celle de votre étendue. Vos vastes provinces ne comporteront jamais la sévère administration des petites Républiques. Commencez par resserrer vos limites si vous voulez réformer votre Gouvernement. Peut-être vos voisins songent-ils à vous rendre ce service. Ce seroit sans doute un grand mal pour les parties démembrées ; mais ce seroit un grand bien pour le Corps de la nation.

Que si ces retranchemens n’ont pas lieu, je ne vois qu’un moyen qui pût y suppléer peut-être, & ce qui est heureux, ce moyen est déjà dans l’esprit de votre institution. Que la séparation des deux Polognes soit aussi marquée que celle de la Lithuanie : ayez trois Etats réunis en un. Je voudrois s’il étoit possible que vous en eussiez autant que de Palatinats ; formez dans chacun autant d’administrations particulières. Perfectionnez la forme des Diétines, étendez leur autorité dans leurs Palatinats respectifs ; mais marquez-en soigneusement les bornes, & faites que rien ne puisse rompre entr’elles le lien de la commune législation & de la subordination au Corps de la République. En un mot, appliquez-vous à étendre & perfectionner le système des Gouvernemens fédératifs, le seul qui réunisse les avantages des grands & des petits Etats, & par là le seul qui puisse vous convenir. Si vous négligez ce conseil, je doute que jamais vous puissiez faire un bon ouvrage.

CHAPITRE VI.

Question des trois ordres.

Je n’entends guère parler de Gouvernement sans trouver qu’on remonte à des principes qui me paroissent faux ou louches. La République de Pologne a-t-on souvent dit & répété, est composée de trois ordres : l’ordre Equestre, le Sénat & le Roi. J’aimerois mieux dire que la nation Polonoise est composée de trois ordres ; les nobles qui sont tout, les bourgeois qui ne sont rien, & les paysans qui sont moins que rien. Si l’on compte le Sénat pour un ordre dans l’Etat, pourquoi ne compte-t-on pas aussi pour tel la chambre des Nonces qui n’est pas moins distincte & qui n’a pas moins d’autorité ? Bien plus ; cette division, dans le sens même qu’on la donne est évidemment incomplète : car il y faloit ajouter les ministres, qui ne sont ni Rois ni Sénateurs ni Nonces, & qui, dans la plus grande indépendance n’en sont pas moins dépositaires de tout le pouvoir exécutif. Comment me fera-t-on jamais comprendre que la partie qui n’existe que par le tout, forme pourtant par rapport au tout un ordre indépendant de lui ? La Pairie en Angleterre, attendu qu’elle est héréditaire, forme je l’avoue, un ordre existant par lui-même. Mais en Pologne ôtez l’ordre Equestre, il n’y a plus de Sénat, puisque nul ne peut être Sénateur s’il n’est premiérement noble Polonois. De même il n’y a plus de Roi, puisque c’est l’ordre Equestre qui le nomme, & que le Roi ne peut rien sans lui : mais ôtez le Sénat & le Roi, l’ordre Equestre & par lui l’Etat & le Souverain demeurent en leur entier ; & dès demain s’il lui plaît, il aura un Sénat & un Roi comme auparavant.

Mais pour n’être pas un ordre dans l’Etat, il ne s’ensuit pas que le Sénat n’y soit rien, & quand il n’auroit pas en Corps le dépôt des loix, ses membres indépendamment de l’autorité du Corps, ne le seroient pas moins de la puissance législative, & ce seroit leur ôter le droit qu’ils tiennent de leur naissance que de les empêcher d’y voter en pleine Diete toutes les fois qu’il s’agit de faire ou de révoquer des loix : mais ce n’est plus alors comme sénateurs qu’ils votent, c’est simplement comme citoyens. Si-tôt que la puissance législative parle, tout rentre dans l’égalité ; toute autre autorité se tait devant elle ; sa voix est la voix de Dieu sur la terre. Le Roi même qui préside à la Diete, n’a pas alors, je le soutiens, le droit d’y voter, s’il n’est noble Polonois

On me dira sans doute ici que je prouve trop, & que si les sénateurs n’ont pas voix comme tels à la Diete, ils ne doivent pas non plus l’avoir comme citoyens, puisque les membres de l’ordre Equestre n’y votent pas par eux-mêmes mais seulement par leurs représentans, au nombre desquels les sénateurs ne sont pas. Et pourquoi voteroient-ils comme particuliers dans la Diete, puisqu’aucun autre noble, s’il n’est nonce, n’y peut voter ? Cette objection me paroît solide dans l’état présent des choses ; mais quand les changemens projetés seront faits, elle ne le sera plus, parce qu’alors les sénateurs eux-mêmes seront des représentans perpétuels de la nation, mais qui ne pourront agir en matiere de législation qu’avec le concours de leurs collegues.

Qu’on ne dise donc pas que le concours du Roi, du Sénat, & de l’ordre Equestre est nécessaire pour former une loi. Ce droit n’appartient qu’au seul ordre Equestre dont les Sénateurs sont membres comme les *

[*W. mss. " les autres Nonces"] Nonces, mais où le Sénat en Corps n’entre pour rien. Telle est ou doit être en Pologne la loi de l’Etat : mais la loi de la nature, cette loi sainte, imprescriptible, qui parle au cœur de l’homme & à sa raison, ne permet pas qu’on resserre ainsi l’autorité législative & que les loix obligent quiconque n’y a pas voté personnellement comme les Nonces, ou du moins par ses représentans comme le Corps de la noblesse. On ne viole point impunément cette loi sacrée, & l’état de foiblesse où une si grande nation se trouve réduite est l’ouvrage de cette barbarie féodale qui fait retrancher du Corps de l’Etat sa partie la plus nombreuse & quelquefois la plus saine.

À Dieu ne plaise que je croye avoir besoin de prouver ici ce qu’un peu de bon sens & d’entrailles suffisent pour faire sentir à tout le monde ! Et d’où la Pologne prétend-elle tirer la puissance & les forces qu’elle étouffe à plaisir dans son sein ? Nobles Polonois, soyez plus ; soyez hommes. Alors seulement vous serez heureux & libres ; mais ne vous flattez jamais de l’être, tant que vous tiendrez vos freres dans les fers.

Je sens la difficulté du projet d’affranchir vos peuples. Ce que je crains n’est pas seulement l’intérêt mal-entendu, l’amour-propre & les préjugés des maîtres. Cet obstacle vaincu, je craindrois les vices & la lâcheté des serfs. La liberté est un aliment de bon suc mais de forte digestion ; il faut des estomacs bien sains pour le supporter. Je ris de ces peuples avilis qui se laissant ameuter par des ligueurs, osent parler de liberté sans même en avoir l’idée, &, le cœur plein de tous les vices des esclaves, s’imaginent que pour être libres il suffit d’être des mutins. Fiere & sainte liberté ! si ces pauvres gens pouvoient te connoître, s’ils savoient à quel prix on t’acquiert & te conserve, s’ils sentoient combien tes loix sont plus austères que n’est dur le joug des tyrans ; leurs foibles ames, esclaves de passions qu’il faudroit étouffer, te craindroient plus cent fois que la servitude ; ils te fuiroient avec effroi, comme un fardeau prêt à les écraser.

Affranchir les peuples de Pologne est une grande & belle opération, mais hardie, périlleuse, & qu’il ne faut pas tenter inconsidérément. Parmi les précautions à prendre, il en est une indispensable & qui demande du tems. C’est avant toute chose de rendre dignes de la liberté & capables de la supporter les serfs qu’on veut affranchir. J’exposerai ci-après un des moyens qu’on peut employer pour cela. Il seroit téméraire à moi d’en garantir le succès, quoique je n’en doute pas. S’il est quelque meilleur moyen qu’on le prenne. Mais quel qu’il soit, songez que vos serfs sont des hommes comme vous, qu’ils ont en eux l’étoffe pour devenir tout ce que vous êtes : travaillez d’abord à la mettre en œuvre, & n’affranchissez leurs corps qu’après avoir affranchi leurs ames. Sans ce préliminaire comptez que votre opération réussira mal.

CHAPITRE VII.

Moyens de maintenir la constitution.

La législation de Pologne a été faite successivement de pieces & de morceaux, comme toutes celles de l’Europe. À mesure qu’on voyoit un abus, on faisoit une loi pour y remédier. De cette loi naissoient d’autres abus qu’il faloit corriger encore. Cette maniere d’opérer n’a point de fin, & mene au plus terrible de tous les abus, qui est d’énerver toutes les loix à force de les multiplier.

L’affoiblissement de la législation s’est fait en Pologne d’une manière bien particulière, & peut-être unique. C’est qu’elle a perdu sa force sans avoir été subjuguée par la puissance exécutive. En ce moment encore la puissance législative conserve toute son autorité ; elle est dans l’inaction, mais sans rien voir au-dessus d’elle. La Diete est aussi souveraine qu’elle l’étoit lors de son établissement. Cependant elle est sans force ; rien ne la domine, mais rien ne lui obéit. Cet état est remarquable & mérite réflexion.

Qu’est-ce qui a conservé jusqu’ici l’autorité législative ? C’est la présence continuelle du législateur. C’est la fréquence des Dietes, c’est le fréquent renouvellement des Nonces qui ont maintenu la République. L’Angleterre qui jouit du premier de ces avantages a perdu sa liberté pour avoir négligé l’autre. Le même Parlement dure si longtems que la Cour, qui s’épuiseroit à l’acheter tous les ans trouve son compte à l’acheter pour sept, & n’y manque pas. Première leçon pour vous.

Un second moyen par lequel la puissance législative s’est conservée en Pologne est premiérement le partage de la puissance exécutive, qui a empêché ses dépositaires d’agir de concert pour l’opprimer, & en second lieu le passage fréquent de cette même puissance exécutives par différentes mains, ce qui a empêché tout systême suivi d’usurpation. Chaque Roi faisoit dans le cours de son règne quelques pas vers la puissance arbitraire. Mais l’élection de son successeur forçoit celui-ci de rétrograder au lieu de poursuivre, & les Rois au commencement de chaque regne étoient contraints par les pacte conventa de partir tous du même point. De sorte que malgré la pente habituelle vers le despotisme, il n’y avoit aucun progrès réel. Il en étoit de même des Ministres & grands Officiers. Tous indépendans, & du Sénat & les uns des autres, avoient dans leurs départemens respectifs une autorité sans bornes : mais outre que ces places se balançoient mutuellement, en ne se perpétuant pas dans les mêmes familles elles n’y portoient aucune force absolue, & tout le pouvoir, même usurpé, retournoit toujours à sa source. Il n’en eût pas été de même si toute la puissance exécutive eût été soit dans un seul Corps comme le Sénat, soit dans une famille par l’hérédité de la couronne. Cette famille ou ce Corps auroient probablement opprimé tôt ou tard la puissance législative, & par-là mis les Polonois sous le joug que portent toutes les nations, & dont eux seuls sont encore exempts ; car je ne compte déjà plus la Suede. Deuxieme leçon.

Voilà l’avantage. Il est grand sans doute ; mais voici l’inconvénient qui n’est guere moindre. La puissance exécutive partagée entre plusieurs individus manque d’harmonie entre ses parties, & cause un tiraillement continuel incompatible avec le bon ordre. Chaque dépositaire d’une partie de cette puissance se met en vertu de cette partie à tous égards au-dessus des magistrats & des loix. Il reconnoît à la vérité l’autorité de la Diete ; mais ne reconnoissant que celle-là, quand la Diete est dissoute il n’en reconnoît plus du tout ; il méprise les tribunaux & brave leurs jugemens. Ce sont autant de petits despotes qui, sans usurper précisément l’autorité souveraine, ne laissent pas d’opprimer en détail les citoyens, & donnent l’exemple funeste & trop suivi de violer sans scrupule & sans crainte les droits & la liberté des particuliers. Je crois que voilà la premiere & principale cause de l’anarchie qui regne dans l’Etat. Pour ôter cette cause, je ne vois qu’un moyen : ce n’est pas d’armer les tribunaux particuliers de la force publique contre ces petits tyrans ; car cette force, tantôt mal administrée & tantôt surmontée par une force supérieure pourroit exciter des troubles & des désordres capables d’aller par degrés jusqu’aux guerres civiles : mais c’est d’armer de toute la force exécutive un Corps respectable & permanent tel que le Sénat, capable, par sa consistance & par son autorité de contenir dans leur devoir les Magnats tentés de s’en écarter. Ce moyen me paroît efficace, & le seroit certainement ; mais le danger en seroit terrible & très-difficile à éviter.*

[*W. mss. "et, dans leur devoir, très difficile à éviter."] Car, comme on peut voir dans le Contrat Social, tout Corps dépositaire de la puissance exécutive tend fortement & continuellement à subjuguer la puissance législative, & y parvient tôt ou tard.

Pour parer cet inconvéniens on vous propose de partager le Sénat en plusieurs conseils ou départemens présidés chacun par le ministre chargé de ce département, lequel Ministre ainsi que les membres de chaque Conseil changeroit au bout d’un tems fixé & rouleroit avec ceux des autres départements. Cette idée peut être bonne ; c’étoit celle de l’Abbé de Saint-Pierre, & il l’a bien développée dans sa Polysynodie. La puissance exécutive ainsi divisée & passagere sera plus subordonnée à la législative, & les diverses parties de l’administration seront plus approfondies & mieux traitées séparément. Ne comptez pourtant pas trop sur ce moyen : si elles sont toujours séparées elles manqueront de concert, & bientôt, se contrecarrant mutuellement, elles useront presque toutes leurs forces les unes contre les autres, jusqu’à ce qu’une d’entr’elles ait pris l’ascendant & les domine toutes : ou bien si elles s’accordent & se concertent elles ne feront réellement qu’un même Corps & n’auront qu’un même esprit, comme les chambres d’un Parlement ; & de toutes manieres je tiens pour impossible que l’indépendance & l’équilibre se maintiennent si bien entr’elles, qu’il n’en résulte pu toujours un centre ou foyer d’administration où toutes les forces particulieres se réuniront toujours pour opprimer le Souverain. Dans presque toutes nos Républiques les conseils sont ainsi distribués en départemens qui dans leur origine étoient indépendans les une des autres, & qui bientôt ont cessé de l’être.

L’invention de cette division par chambres ou départemens est moderne. Les anciens qui savoient mieux que nous comment se maintient la liberté ne connurent point cet expédient. Le Sénat de Rome gouvernoit la moitié du monde connu, & n’avoit pas même l’idée de ces partages. Ce Sénat, cependant, ne parvint jamais à opprimer la puissance législative, quoique les Sénateurs fussent à vie. Mais les loix avoient des Censeurs, le peuple avoit des Tribuns, & le Sénat n’élisoit, pas les Consuls.

Pour que l’administration soit forte bonne & marche bien à son but, toute la puissance exécutive doit être dans les mêmes mains : mais il ne suffit pas que ces mains changent ; il faut qu’elles n’agissent, s’il est possible, que sous les yeux du législateur, & que ce soit lui qui les guide. Voilà le vrai secret pour qu’elles n’usurpent pas son autorité.

Tant que les Etats s’assembleront & que les Nonces changeront fréquemment, il sera difficile que le Sénat ou le Roi oppriment ou usurpent l’autorité législative. Il est remarquable que jusqu’ici les Rois n’oient pas tenté de rendre les Dietes plus rares, quoiqu’ils ne fussent pas forcés comme ceux d’Angleterre, à les assembler fréquemment sous peine de manquer d’argent. Il faut, ou que les choses se soient toujours trouvées dans un état de crise qui ait rendu l’autorité royale insuffisante pour y pourvoir, ou que les Rois se soient assurés par leurs brigues dans les Diétines, d’avoir toujours la pluralité des Nonces à leur disposition, ou qu’à la faveur du liberum veto ils aient été sûrs d’arrêter toujours les délibérations qui pouvoient leur déplaire & de dissoudre les Dietes à leur volonté. Quand tous ces motifs ne subsisteront plus, on doit s’attendre que le Roi, ou le Sénat, ou tous les deux ensemble feront de grands efforts. pour se délivrer des Dietes, & les rendre aussi rares qu’il se pourra. Voilà ce qu’il faut sur-tout prévenir & empêcher. Le moyen proposé est le seul, il est simple & ne peut manquer d’être efficace : il est bien singulier qu’avant le Contrat Social, où je le donne, personne ne s’en fût avisé !

Un des plus grande inconvéniens des grands Etats, celui de tous qui y rend la liberté le plus difficile à conserver est que la puissance législative ne peut s’y montrer elle-même, & ne peut agir que par députation. Cela a son mal & son bien, mais le mal l’emporte. Le législateur en Corps est impossible à corrompre, mais facile à tromper. Ses représentans sont difficilement trompés mais aisément corrompus, & il arrive rarement qu’ils ne le soient pas. Vous avez sous les yeux l’exemple du Parlement d’Angleterre, & par le liberum veto, celui de votre propre Nation. Or on eut éclairer celui qui s’abuse, mais comment retenir celui qui se vend ? Sans être instruit des affaires de Pologne, je parierois tout au monde qu’il y a plus de lumieres dans la Diete & plus de vertu dans les Diétines.

Je vois deux moyens de prévenir ce mal terrible de la corruption, qui de l’organe de la liberté fait l’instrument de la servitude.

Le premier est, comme j’ai déjà dit, la fréquence des Dietes, qui changeant souvent les représentans rend leur séduction plus coûteuse & plus difficile. Sur ce point votre constitution vaut mieux que celle de la Grande-Bretagne, & quand on aura ôté ou modifié le liberum veto, je n’y vois aucun autre changement à faire, si ce n’est d’ajouter quelques difficultés à l’envoi des mêmes Nonces à deux Dietes consécutives, & d’empêcher qu’ils ne soient élus un grand nombre de fois. Je reviendrai ci-après sur cet article.

Le second moyen est d’assujettir les représentans à suivre exactement leurs instructions & à rendre un compte sévere *

[*W. mss. "exact"] à leurs constituanes de leur conduite à la Diete. Là-dessus je ne puisqu’admirer la négligence, l’incurie, & j’ose dire la stupidité, de la nation Angloise, qui après avoir armé ses députés de la suprême puissance, n’y ajoute aucun frein pour régler l’usage qu’ils en pourront faire pendant sept ans entiers que dure leur commission.

Je vois que les Polonois ne sentent pas assez l’importance de leurs Diétines, ni tout ce qu’ils leur doivent, ni tout ce qu’ils peuvent en obtenir, en étendant leur autorité & en leur donnant une forme plus réguliere. Pour moi, je suis convaincu que si les confédérations ont sauvé la patrie, ce sont les Diétines qui l’ont conservée, & que c’est-là qu’est le vrai Palladium de la liberté.

Les instructions des Nonces doivent être dressées avec grand soin tant sur les articles annoncés dans les universaux que sur les autres besoins présens de l’Etat ou de la province, & cela par une commission, présidée si l’on veut, par le Maréchal de la Diétine, mais composée au reste de membres choisis à la pluralité des voix, & la noblesse ne doit point se séparer que ces instructions n’aient été lues discutées & consenties en pleine assemblée. Outre l’original de ces instructions remis aux Nonces avec leurs pouvoirs, il en doit rester un double signé d’eux dans les registres de la Diétine. C’est sur ces instructions qu’ils doivent à leur retour rendre compte de leur conduite aux Diétines de relation qu’il faut absolument rétablir, & c’est sur ce compte rendu qu’ils doivent être ou exclus de toute autre nonciature subséquente, ou déclarés derechef admissibles, quand ils auront suivi leurs instructions à la satisfaction de leurs constituans. Cet examen est de la derniere importance. On n’y sauroit donner trop d’attention ni en marquer l’effet avec trop de soin. Il faut qu’à chaque mot que le Nonce dit à la Diete, à chaque démarche qu’il fait il se voye d’avance sous les yeux de ses constituans, & qu’il sente l’influence qu’aura leur jugement tant sur ses projets d’avancement que sur l’estime de ses compatriotes indispensable pour leur exécution : car enfin, ce n’est pas pour y dire leur sentiment particulier, mais pour y déclarer les volontés de la Nation qu’elle envoye des Nonces à la Diete. Ce frein est absolument nécessaire pour les contenir dans leur devoir & prévenir toute corruption, de quelque part qu’elle vienne. Quoiqu’on en puisse dire, je ne vois aucun inconvéniens à cette gêne, puisque la chambre des Nonces n’ayant ou ne devant avoir aucune part au détail de l’administration, ne peut jamais avoir à traiter aucune matiere imprévue : d’ailleurs pourvu qu’un Nonce ne fasse rien de contraire à l’expresse volonté de ses constituans, ils ne lui feroient pas un crime d’avoir opiné en bon citoyen sur une matiere qu’ils n’auroient pas prévue, & sur laquelle ils n’auroient rien déterminé. J’ajoute enfin que quand il y auroit en effet quelque inconvénient à tenir ainsi les Nonces asservis à leurs instructions, il n’y auroit point encore à balancer vis-à-vis l’avantage immense que la loi ne soit jamais que l’expression réelle des volontés de la Nation.

Mais aussi, ces précautions prises, il ne doit jamais y avoir conflit de juridiction entre la Diete & les Diétines, & quand une loi a été portée en pleine Diete je n’accorde pas même à celles-ci droit de protestation. Qu’elles punissent leurs Nonces, que s’il le faut elles leur fassent même couper la tête quand ils ont prévariqué ; mais qu’elles obéissent pleinement, toujours, sans exception, sans protestation, qu’elles portent comme il est juste la peine de leur mauvais choix ; sauf à faire à la prochaine Diete, si elles le jugent à propos, des représentations aussi vives qu’il leur plaira.

Les Dietes étant fréquentes ont moins besoin d’être longues, & six semaines de durée me paroissent bien suffisantes pour les besoins ordinaires de l’Etat. Mais il est contradictoire que l’autorité souveraine se donne des entraves à elle-même, sur-tout quand elle est immédiatement entre les mains de la nation. Que cette durée des Dietes ordinaires continue d’être fixée à six semaines, à la bonne heure. Mais il dépendra toujours de l’assemblée de prolonger ce terme par une délibération expresse, lorsque les affaires le demanderont. Car enfin, si la Diete qui par sa nature est au-dessus de la loi, dit ; Je veux rester, qui est-ce qui lui dira ; Je ne veux pas que tu restes ? Il n’y a que le seul cas qu’une Diete voulût durer plus de deux ans qu’elle ne le pourroit pas ; ses pouvoirs alors finiroient, & ceux d’une autre Diete commenceroient avec la troisieme année. La Diete, qui peut tout, peut sans contredit prescrire un plus long intervalle entre les Dietes : mais cette nouvelle loi ne pourroit regarder que les Dietes subséquentes, & celle qui la porte n’en peut profiter. Les principes dont ces regles se déduisent sont établis dans le Contrat Social.

À l’égard des Dietes extraordinaires, le bon ordre exige en effet qu’elles soient rares, & convoquées uniquement pour d’urgentes nécessités. Quand le Roi les juge telles, il doit je l’avoue, en être cru ; mais ces nécessités pourroient exister & qu’il n’en convint pas ; faut-il alors que le Sénat en juge ? Dans un Etat libre on doit prévoir tout ce qui peut attaquer la liberté. Si les confédérations restent, elles peuvent en certains cas suppléer les Dietes extraordinaires : mais si vous abolissez les confédérations, il faut un reglement pour ces Dietes nécessairement.

Il me paroît impossible que la loi puisse fixer raisonnablement la durée des Dietes extraordinaires ; puisqu’elle dépend absolument de la nature des affaires qui la font convoquer. Pour l’ordinaire la célérité y est nécessaire ; mais cette célérité étant relative aux matieres à traiter qui ne sont pas dans l’ordre des affaires courantes, on ne peut rien statuer là-dessus d’avance, & l’on pourroit se trouver en tel état qu’il importeroit que la Diete restât assemblée jusqu’à ce que cet état eût changé, ou que le tems des Dietes ordinaires fît tomber les pouvoirs de celle-là.

Pour ménager le tems si précieux dans les Dietes, il faudroit tâcher d’ôter de ces assemblées les vaines discussions qui ne servent qu’à le faire perdre. Sans doute il y faut, non-seulement de la regle & de l’ordre, mais du cérémonial & de la majesté. Je voudrois même qu’on donnât un soin particulier à cet article, & qu’on sentît, par exemple, la barbarie & l’horrible indécence de voir l’appareil des armes profaner le sanctuaire des loix. Polonois, êtes-vous plus guerriers que n’étoient les Romains, & jamais dans les plus grands troubles de leur République l’aspect d’un glaive ne souilla les Comices ni le Sénat. Mais je voudrois aussi qu’en s’attachant aux choses importantes & nécessaires on évitât tout ce qui peut se faire ailleurs également bien. Le Rugi, par exemple, c’est-à-dire l’examen de la légitimité des Nonces est un tems perdu dans la Diete : non que cet examen ne soit en lui-même une chose importante, mais parce qu’il peut se faire aussi bien & mieux dans le lieu même où ils ont été élus, où ils sont le plus connus, & où ils ont tous leurs concurrents. C’est dans leur Palatinat même, c’est dans la Diétine qui les députe que la validité de leur élection peut être mieux constatée & en moins de tems, comme cela se pratique pour les commissaires de Radom & les députés au tribunal. Cela fait, la Diete doit les admettre sans discussion sur le Laudum dont ils sont porteurs, & cela non-seulement pour prévenir les obstacles qui peuvent retarder l’élection du Maréchal, mais sur-tout les intrigues par lesquelles le Sénat ou le Roi pourroient gêner les élections & chicaner les sujets qui leur seroient désagréables. Ce qui vient de se passer à Londres est une leçon pour les Polonois Je sois bien que ce Wilkes n’est qu’un brouillon, mais par l’exemple de sa réjection la planche est faite, & désormois on n’admettra plus dans la chambre des Communes que des sujets qui conviennent à la Cour.

Il faudroit commencer par donner plus d’attention au choix des membres qui ont voix dans les Diétines. On discerneroit par-là plus aisément ceux qui sont éligibles pour la nonciature. Le livre d’or de Venise est un modele à suivre, à cause des facilités qu’il donne. Il seroit commode & très-aisé de tenir dans chaque Grod un registre exact de tous les nobles qui auroient aux conditions requises entrée & voix aux Diétines. On les inscriroit dans le registre de leur district à mesure qu’ils atteindroient l’âge requis par les loix, & l’on rayeroit ceux qui devroient en être exclus dès qu’ils tomberoient dans ce cas, en marquant la raison de leur exclusion. Par ces registres, auxquels il faudroit donner une forme bien authentique, on distingueroit aisément, tant les membres légitimes des Diétines que les sujets éligibles pour la nonciature ; & la longueur des discussions seroit fort abrégée sur cet article. Une meilleure police dans les Dietes & Diétines seroit assurément une chose fort utile ; mais, je ne le redirai jamais trop, il ne faut pas vouloir à la fois deux choses contradictoires. La police est bonne, mais la liberté vaut mieux, & plus vous gênerez la liberté par des formes, plus ces formes fourniront de moyens à l’usurpation. Tous ceux dont vous userez pour empêcher la licence dans l’ordre législatif, quoique bons en eux-mêmes, seront tôt ou tard employés pour l’opprimer. C’est un grand mal que les longues & vaines harangues qui font perdre un tems si précieux, mais c’en est un bien plus grand qu’un bon citoyen n’ose parler quand il a des choses utiles à dire. Des qu’il n’y aura dans les Dietes que certaines bouches qui s’ouvrent & qu’il leur sera défendu de tout dire, elles ne diront bientôt plus que ce qui peut plaire aux puissans.

Après les changemens indispensables dans la nomination des emplois & dans la distribution des grâces, il y aura vraisemblablement & moins de vaines harangues & moins de flagorneries adressées au Roi sous cette forme. On pourroit cependant pour élaguer un peu les tortillages & les amphigouris, obliger tout harangueur à énoncer au commencement de son discours la proposition qu’il veut faire, &, après avoir déduit ses raisons, de donner ses conclusions sommaires, comme font les gens du Roi dans les tribunaux. Si cela n’abrégeoit pas les discours, cela contiendroit du moins ceux qui ne veulent parler que pour ne rien dire, & faire consumer le tems à ne rien faire.

Je ne sois pas bien quelle est la forme établie dans les Dietes pour donner la sanction aux loix ; mais je sais que pour des raisons dites ci-devant, cette forme ne doit pas être la même que dans le Parlement de la Grande-Bretagne ; que le Sénat de Pologne doit avoir l’autorité d’administration, non de législation, que dans toute cause législative, les Sénateurs doivent voter seulement comme membres de la Diete, non comme membres du Sénat, & que les voix doivent être comptées par tete également dans les deux chambres. Peut-être l’usage du liberum veto a-t-il empêché de faire cette distinction, mais elle sera très nécessaire quand le liberum veto sera ôté, & cela d’autant plus, que ce sera un avantage immense de moins dans la chambre des Nonces ; car je ne suppose pas que les Sénateurs, bien moins les Ministres aient jamais eu part à ce droit. Le veto des Nonces Polonois représente celui des Tribuns du peuple à Rome ; or ils n’exerçoient pas ce droit comme citoyens, mais comme représentans du Peuple Romain. La perte du liberum veton’est donc que pour la chambre des Nonces, & le Corps du Sénat n’y perdant rien, y gagne par conséquent.

Ceci posé, je vois un défaut à corriger dans la Diete. C’est que le nombre des Sénateurs égalant presque celui des Nonces, le Sénat a une trop grande influence dans les délibérations & peut aisément, par son crédit dans l’ordre Equestre, gagner le petit nombre de voix dont il a besoin pour être toujours prépondérant.

Je dis que c’est un défaut ; parce que le Sénat étant un Corps particulier dans l’Etat, a nécessairement des intérêts de Corps différens de ceux de la nation, & qui même à certains égards y peuvent être contraires. Or la loi, qui n’est que l’expression de la volonté générale est bien le résultat de tous les intérêts particuliers combinés, & balancés par leur multitude ; mais les intérêts de Corps faisant un poids trop considérable romproient l’équilibre & ne doivent pas y entrer collectivement. Chaque individu doit avoir sa voix, nul Corps quel qu’il soit n’en doit avoir une. Or si le Sénat avoit trop de poids dans la Diete, non-seulement il y porteroit son intérêt, mais il le rendroit prépondérant.

Un remede naturel à ce défaut se présente de lui-même ; c’est d’augmenter le nombre des Nonces ; mais je craindrois que cela ne fît trop de mouvement dans l’Etat & n’approchât trop du tumulte démocratique. S’il faloit absolument changer la proportion, au lieu d’augmenter le nombre des Nonces, j’aimerois mieux diminuer le nombre des Sénateurs. Et dans le fond, je ne vois pas trop pourquoi, y ayant déjà un Palatin à la tête de chaque province, il y faut encore de grands Castellans. Mais ne perdons jamais de vue l’importante maxime de ne rien changer sans nécessité, ni pour retrancher ni pour ajouter.

Il vaut mieux à mon avis, avoir un conseil moins nombreux & laisser plus de liberté à ceux qui le composent, que d’en augmenter le nombre & de gêner la liberté dans les délibérations, comme on est toujours forcé de faire quand ce nombre devient trop grand : à quoi j’ajouterai, s’il est permis de prévoir le bien ainsi que le mal, qu’il faut éviter de rendre la Diete aussi nombreuse qu’elle peut l’être, pour ne pas s’ôter le moyen d’y admettre un jour sans confusion de nouveaux Députés, si jamais on en vient à l’annoblissement des villes & à l’affranchissement des serfs, comme il est à désirer pour la force & le bonheur de la nation.

Cherchons donc un moyen de remédier à ce défaut d’une autre maniere & avec le moins de changement qu’il se pourra.

Tous les Sénateurs sont nommés par le Roi & conséquemment sont ses créatures. De plus ils sont à vie, & à ce titre ils forment un Corps indépendant & du Roi & de l’ordre Equestre qui comme je l’ai dit a son intérêt à part & doit tendre à l’usurpation. Et l’on ne doit pas ici m’accuser de contradiction parce que j’admets le Sénat comme un Corps distinct dans la République, quoique je ne l’admette pas comme un ordre composant de la République : car cela est fort différens.

Premierement, il faut ôter au Roi la nomination du Sénat, non pas tant à cause du pouvoir qu’il conserve par-là sur les Sénateurs & qui peut n’être pas grand, que par celui qu’il a sur tous ceux qui aspirent à l’être & par eux sur le Corps entier de la nation. Outre l’effet de ce changement dans la constitution, il en résultera l’avantage inestimable d’amortir parmi la Noblesse l’esprit courtisan & d’y substituer l’esprit patriotique. Je ne vois aucun inconvénient que les Sénateurs soient nommés par la Diete, & j’y vois de grands biens trop clairs pour avoir besoin d’être détaillés. Cette nomination peut se faire tout-d’un-coup dans la Diete, ou premiérement dans les Diétines, par la présentation d’un certain nombre de sujets pour chaque place vacante dans leurs Palatinats respectifs. Entre ces élus la Diete feroit son choix, ou bien elle en éliroit un moindre nombre parmi lesquels on pourroit laisser encore au Roi le droit de choisir : mais pour aller tout-d’un-coup au plus simple, pourquoi chaque Palatin ne serait-il pas élu définitivement dans la Diétine de sa province ? Quel inconvénient a-t-on vu noître de cette élection pour les Palatins de Polock de Witebsk, & pour le Staroste de Samogitie, & quel mal y auroit-il que le privilége de ces trois provinces devînt un droit commun pour toutes ? Ne perdons pas de vue l’importance dont il est pour la Pologne de tourner sa constitution vers la forme fédérative, pour écarter autant qu’il est possible les maux attachée à la grandeur, ou plutôt à l’étendue, de l’Etat.

En second lieu, si vous faites que les Sénateurs ne soient plus à vie vous affoiblirez considérablement l’intérêt de Corps qui tend à l’usurpation ; mais cette opération a ses difficultés : premierement parce qu’il est dur à des hommes accoutumés à manier les affaires publiques de se voir réduits tout-d’un-coup à l’état privé sans avoir démérité : secondement parce que les places de Sénateurs sont unies à des titres de Palatins & de Castellans & à l’autorité locale qui y est attachée, & qu’il résulteroit du désordre & des mécontentemens du passage perpétuel de ces titres & de cette autorité d’un individu à un autre. Enfin cette amovibilité ne peut pas s’étendre aux Evêques, & ne doit peut-être pas s’étendre aux Ministres, dont les places exigeant des talens particuliers ne sont pas toujours faciles à bien remplir. Si les Evêques seuls étoient à vie l’autorité du clergé, déjà trop grande, augmenteroit considérablement, & il est important que cette autorité soit balancée par des Sénateurs qui soient à vie ainsi que les Evêques, & qui ne craignent pas plus qu’eux d’être déplacés.

Voici ce que j’imaginerois pour remédier à ces divers inconvénients. Je voudrois que les places de Sénateurs du premier rang continuassent d’être à vie. Cela feroit, en y comprenant outre les Evêques & les Palatins tous les Castellans du premier rang quatre-vingt-neuf Sénateurs inamovibles.

Quant aux Castellans du second rang, je les voudrois tous à tems, soit pour deux ans, en faisant à chaque Diete une nouvelle élection, soit pour plus long-tems s’il étoit jugé à propos ; mais toujours sortant de place à chaque terme, sauf à élire de nouveau ceux que la Diete voudroit continuer, ce que je permettrois un certain nombre de fois seulement, selon le projet qu’on trouvera ci-apres.

L’obstacle des titres seroit foible, parce que ces titres ne donnant presque d’autre fonction que de siéger au Sénat pourroient être supprimés sans inconvénient, & qu’au lieu du titre de Castellans à bancs, ils pourroient porter simplement celui de Sénateurs députés. Comme par la réforme, le Sénat revêtu de la puissance exécutive seroit perpétuellement assemblé dans un certain nombre de ses membres, un nombre proportionnel de Sénateurs députés seroient de même tenus d’y assister toujours à tour de rôle, mais il ne s’agit pas ici de ces sortes de détails.

Par ce changement à peine sensible, ces Castellans ou Sénateurs députés deviendroient réellement autant de représentans de la Diete qui feroient contre-poids au Corps du Sénat & renforceroient l’ordre Equestre dans les assemblées de la nation ; en sorte que les Sénateurs à vie quoique devenus plus puissans, tant par l’abolition du veto que par la diminution de la puissance royale & de celle des Ministres fondue en partie dans leur Corps, n’y pourroient pourtant faire dominer l’esprit de ce Corps, & le Sénat, ainsi mi-parti de membres à tems & de membres à vie seroit aussi bien constitué qu’il est possible pour faire un pouvoir intermédiaire entre la chambre des Nonces & le Roi, ayant à la fois assez de consistance pour régler l’administration & assez de dépendance pour être soumis aux loix. Cette opération me paroît bonne, parce qu’elle est simple, & cependant d’un grand effet.

On propose pour modérer les abus du veto, de ne plus compter les voix par tête de Nonce mais de les compter par Palatinats. On ne sauroit trop réfléchir sur ce changement avant que de l’adopter, quoiqu’il ait ses avantages & qu’il soit favorable à la forme fédérative. Les voix prises par masse & collectivement vont toujours moins directement à l’intérêt commun que prises ségrégativement par individu. Il arrivera très-souvent que parmi les Nonces d’un Palatinat, un d’entr’eux, dans leurs délibérations particulieres prendra l’ascendant sur les autres & déterminera pour son avis la pluralité, qu’il n’auroit pas si chaque voix demeuroit indépendante. Ainsi les corrupteurs auront moins à faire & sauront mieux à qui s’adresser. De plus, il vaut mieux que chaque Nonce ait à répondre pour lui seul à sa Diétine, afin que nul ne s’excuse sur les autres, quel’innocent & le coupable ne soient pas confondus & que la justice distributive soit mieux observée. Il se présente bien des raisons contre cette forme qui relâcheroit beaucoup le lien commun & pourroit à chaque Diete exposer l’Etat à se diviser. En rendant les Nonces plus dépendans de leurs instructions & de leurs constituans on gagne à-peu-pres le même avantage sans aucun inconvénient. Ceci suppose il est vrai que les suffrages ne se donnent point par scrutin mais à haute voix, afin que la conduite & l’opinion de chaque Nonce à la Diete soient connues, & qu’il en réponde en son propre & privé nom. Mais cette matiere des suffrages étant une de celles que j’ai discutées avec le plus de soin dans le Contrat Social, il est superflu de me répéter ici.

Quant aux élections, on trouvera peut-être d’abord quelque embarras à nommer à la fois dans chaque Diete tant de Sénateurs députés, & en général aux élections d’un grand nombre sur un plus grand nombre qui reviendront quelquefois dans le projet que j’ai à proposer ; mais, en recourant pour cet article au scrutin l’on ôteroit aisément cet embarras au moyen de cartons imprimés & numérotés qu’on distribueroit aux Electeurs la veille de l’élection, & qui contiendroient les noms de tous les Candidats entre lesquels cette élection doit être faite. Le lendemain les Electeurs viendroient à la file rapporter dans une corbeille tous leurs cartons, après avoir marqué chacun dans le sien ceux qu’il élit ou ceux qu’il exclut selon l’avis qui seroit en tête des cartons. Le déchiffrement de ces mêmes cartons se feroit tout de suite en présence de l’assemblée par le secrétaire de la Diete assisté de deux autres secrétaires ad actum nommés sur-le-champ par le Maréchal dans le nombre des Nonces présens Par cette méthode l’opération deviendroit si courte & si simple que sans dispute & sans bruit tout le Sénat se rempliroit aisément dans une séance. Il est vrai qu’il faudroit encore une regle pour déterminer la liste des Candidats ; mais cet article aura sa place & ne sera pas oublié.

Reste à parler du Roi, qui préside à la Diete & qui doit être par sa place, le suprême administrateur des Loix.

CHAPITRE VIII.

Du Roi.

C’est un grand mal que le chef d’une nation soit l’ennemi né de la liberté dont il devroit être le défenseur. Ce mal, à mon avis, n’est pas tellement inhérent à cette place qu’on ne pût l’en détacher, ou du moins l’amoindrir considérablement. Il n’y a point de tentation sans espoir. Rendez l’usurpation impossible à vos Rois, vous leur en ôterez la fantaisie, & ils mettront à vous bien gouverner & à vous défendre tous les efforts qu’ils font maintenant pour vous asservir. Les instituteurs de la Pologne, comme l’a remarqué M. le Comte Wiehorski, ont bien songé à ôter aux Rois les moyens de nuire mais non pas celui de corrompre, & les graces dont ils sont les distributeurs leur donnent abondamment ce moyen. La difficulté est qu’en leur ôtant cette distribution l’on paroît leur tout ôter : c’est pourtant ce qu’il ne faut pas faire ; car autant vaudroit n’avoir point de Roi, & je crois impossible à un aussi grand Etat que la Pologne de s’en passer ; c’est-à-dire, d’un chef suprême qui soit à vie. Or à moins que le chef d’une nation ne soit tout-à-fait nul, & par conséquent inutile, il faut bien qu’il puisse faire quelque chose, & si peu qu’il fasse, il faut nécessairement que ce soit du bien ou du mal.

Maintenant tout le Sénat est à la nomination du Roi : c’est trop. S’il n’a aucune part à cette nomination, ce n’est pas assez. Quoique la Pairie en Angleterre soit aussi à la nomination du Roi elle en est bien moins dépendante, parce que cette Pairie une fois donnée est héréditaire, au lieu que les Evêchés, Palatinats & Castellanies n’étant qu’à vie retournent à la mort de chaque titulaire à la nomination du Roi.

J’ai dit comment il me paroît que cette nomination devroit se faire, savoir les Palatins & grands Castellans à vie & par leurs Diétines respectives. Les Castellans du second rang à tems & par la Diete. À l’égard des Evêques il me paroît difficile, à moins qu’on ne les fasse élire par leurs chapitres d’en ôter la nomination au Roi, & je crois qu’on peut la lui laisser, excepté toutefois celle de l’Archevêque de Gnesne qui appartient naturellement à la Diete ; à moins qu’on n’en sépare la Primatie, dont elle seule doit disposer. Quant aux Ministres, sur-tout les grands généraux & grands trésoriers, quoique leur puissance qui fait contre-poids à celle du Roi doive être diminuée en proportion de la sienne, il ne me paroît pas prudent de laisser au Roi le droit de remplir ces places par ses créatures, & je voudrois au moins qu’il n’eût que le choix sur un petit nombre de sujets présentés par la Diete. Je conviens que ne pouvant plus ôter ces places après les avoir données, il ne peut plus compter absolument sur ceux qui les remplissent : mais c’est assez du pouvoir qu’elles lui donnent sur les aspirans, sinon pour le mettre en état de changer la face du Gouvernement du moins pour lui en laisser l’espérance, & c’est sur-tout cette espérance qu’il importe de lui ôter à tout prix.

Pour le grand Chancelier, il doit ce me semble être de nomination royale. Les Rois sont les juges-nés de leurs peuples ; c’est pour cette fonction, quoiqu’ils l’aient tous abandonnée, qu’ils ont été établis ; elle ne peut leur être ôtée ; & quand ils ne veulent pas la remplir eux-mêmes, la nomination de leurs substituts en cette partie est de leur droit, parce que c’est toujours à eux de répondre des jugemens qui se rendent en leur nom. La nation peut, il est vrai, leur donner des assesseurs, & le doit lorsqu’ils ne jugent pas eux-mêmes : ainsi le tribunal de la Couronne, où préside, non le Roi, mais le grand Chancelier est sous l’inspection de la nation, & c’est avec raison que les Diétines en nomment les autres membres. Si le Roi jugeoit en personne, j’estime qu’il auroit le droit de juger seul. En tout état de cause son intérêt seroit toujours d’être juste, & jamais des jugemens iniques ne furent une bonne voie pour parvenir à l’usurpation.

À l’égard des autres dignités, tant de la Couronne que des Palatinats, qui ne sont que des titres honorifiques & donnent plus d’éclat que de crédit, on ne peut mieux faire que de lui en laisser la pleine disposition ; qu’il puisse honorer le mérite & flatter la vanité, mais qu’il ne puisse conférer la puissance.

La majesté du Trône doit être entretenue avec splendeur : mais il importe que de toute la dépense nécessaire à cet effet on en laisse faire au Roi le moins qu’il est possible. Il seroit à désirer que tous les officiers du Roi fument aux gages de la République & non pas aux siens, & qu’on réduisît en même rapport tous les revenus royaux, afin de diminuer autant qu’il se peut le maniement des deniers par les mains du Roi.

On a proposé de rendre la Couronne héréditaire. Assurez-vous qu’au moment que cette loi sera portée la Pologne peut dire adieu pour jamais à sa liberté. On pense y pourvoir suffisamment en bornant la puissance royale. On ne voit pas que ces bornes posées par les loix seront franchies à troit de tems par des usurpations graduelles, & qu’un systême adopté & suivi sans interruption par une famille royale doit l’emporter à la longue sur une législation qui par sa nature tend sans cesse au relâchement. Si le Roi ne peut corrompre les Grands par des grâces, il peut toujours les corrompre par des promesses dont ses successeurs sont garans ; & comme les plans formés par la famille royale se perpétuent avec elle, on prendra bien plus de confiance en ses engagemens & l’on comptera bien plus sur leur accomplissement que quand la Couronne élective montre la fin des projets du Monarque avec celle de sa vie. La Pologne est libre parce que chaque regne est précédé d’un intervalle où la nation, rentrée dans tous ses droits & reprenant une vigueur nouvelle coupe le progres des abus & des usurpations, où la législation se remonte & reprend son premier ressort. Que deviendront les Pacta conventa l’égide de la Pologne, quand une famille établie sur le trône à perpétuité le remplira sans intervalle, & ne laissera à la nation, entre la mort du pere & le couronnement du fils qu’une vaine ombre de liberté sans effet, qu’anéantira bientôt la simagrée du serment fait par tous les Rois à leur sacre & par tous oublié pour jamais l’instant d’apres ? Vous avez vu le Dannemark, vous voyez l’Angleterre, & vous allez voir la Suede : profitez de ces exemples pour apprendre une fois pour toutes que, quelques précautions qu’on puisse entasser, hérédité dans le trône & liberté dans la nation seront à jamais des choses incompatibles.

Les Polonois ont toujours eu du penchant à transmettre la Couronne du pere au fils, ou au plus proche par voie d’héritage quoique toujours par droit *

[*W. mss. "usage" ] d’élection. Cette inclination, s’ils continuent à la suivre les menera tôt ou tard au malheur de rendre la Couronne héréditaire, & il ne faut pas qu’ils esperent lutter aussi long-tems de cette maniere contre la puissance royale que les membres de l’Empire Germanique ont lutté contre celle de l’Empereur ; parce que la Pologne n’a point en elle-même de contre-poids suffisant pour maintenir un Roi héréditaire dans la subordination légale. Malgré la puissance de plusieurs membres de l’Empire, sans l’élection accidentelle de Charles VII, les capitulations impériales ne seroient déjà plus qu’un vain formulaire comme elles l’étoient au commencement de ce siecle ; & les pacta conventa deviendront bien plus vains encore, quand la famille royale aura eu le tems de s’affermir & de mettre toutes les autres au-dessous d’elle. Pour dire en un mot mon sentiment sur cet article, je pense qu’une Couronne élective avec le plus absolu pouvoir vaudroit encore mieux pour la Pologne qu’une Couronne héréditaire avec un pouvoir presque nul. Au lieu de cette fatale loi qui rendroit la Couronne héréditaire j’en proposerois une bien contraire, qui, si elle étoit admise, maintiendroit la liberté de la Pologne. Ce seroit d’ordonner par une loi fondamentale que jamais la Couronne ne passeroit du pere au fils & que tout fils d’un Roi de Pologne seroit pour toujours exclu du trône. Je dis que je proposerois cette loi si elle étoit nécessaire : mais occupé d’un projet qui feroit le même effet sans elle, je renvoie à sa place l’explication de ce projet, & supposant que par son effet les fils seront exclus du trône de leur pere, au moins immédiatement, je crois voir que la liberté bien assurée ne sera pas le seul avantage qui résultera de cette exclusion. Il en naîtra un autre encore très-considérable ; c’est en ôtant tout espoir aux Rois d’usurper & transmettre à leurs enfans un pouvoir arbitraire, de porter toute leur activité vers la gloire & la prospérité de l’Etat, la seule voie qui reste ouverte à leur ambition. C’est ainsi que le chef de la nation en deviendra, non plus l’ennemi-né, mais le premier citoyen. C’est ainsi qu’il fera sa grande affaire d’illustrer son regne par des établissemens utiles qui le rendent cher à son peuple, respectable à ses voisins, qui fassent bénir après lui sa mémoire, & c’est ainsi que, hors les moyens de nuire & de séduire qu’il ne faut jamais lui laisser, il conviendra d’augmenter sa puissance en tout ce qui peut concourir au bien public. Il aura peu de force immédiate & directe pour agir par lui-même, mais il aura beaucoup d’autorité, de surveillance & d’inspection pour contenir chacun dans son devoir, & pour diriger le Gouvernement à son véritable but. La présidence de la Diete, du Sénat & de tous les Corps, un sévere examen de la conduite de tous les gens en place, un grand soin de maintenir la justice & l’intégrité dans tous les tribunaux, de conserver l’ordre & la tranquillité dans l’Etat, de lui donner une bonne assiette au-dehors, le commandement des armées en tems de guerre, les établissemens utiles en tems de paix, sont des devoirs qui tiennent particulierement à son office de Roi, & qui l’occuperont assez s’il veut les remplir par lui-même ; car les détails de l’administration étant confiés à des Ministres établis pour cela, ce doit être un crime à un Roi de Pologne de confier aucune partie de la sienne à des favoris. Qu’il fasse son métier en personne ou qu’il y renonce. Article important sur lequel la nation ne doit jamais se relâcher.

C’est sur de semblables principes qu’il faut établir l’équilibre & la pondération des pouvoirs qui composent la législation & l’administration. Ces pouvoirs, dans les mains de leurs dépositaires & dans la meilleure proportion possible devroient être en raison directe de leur nombre & inverse du tems qu’ils restent en place. Les parties composantes de la Diete suivront d’assez prés ce meilleur rapport. La chambre des Nonces, la plus nombreuse sera aussi la plus puissante, mais tous ses membres changeront fréquemment. Le Sénat moins nombreux aura une moindre part à la législation, mais une plus grande à la puissance exécutive, & ses membres participant à la constitution des deux extrêmes seront partie à tems & partie à vie comme il convient à un Corps intermédiaire. Le Roi qui préside à tout continuera d’être à vie, & son pouvoir toujours très-grand pour l’inspection sera borné par la chambre des Nonces quant à la législation, & par le Sénat quant à l’administration. Mais pour maintenir l’égalité principe de la constitution rien n’y doit être héréditaire que la noblesse. Si la Couronne étoit héréditaire, il faudroit pour conserver l’équilibre, que la Pairie ou l’ordre Sénatorial le fût aussi comme en Angleterre. Alors l’ordre Equestre abaissé perdroit son pouvoir, la chambre des Nonces n’ayant pas comme celle des Communes celui d’ouvrir & fermer tous les ans le trésor public, & la constitution Polonoise seroit renversée de fond en comble.

CHAPITRE IX.

Causes particulieres de l’Anarchie.

La Diete bien proportionnée & bien pondérée ainsi dans toutes ses parties, sera la source d’une bonne législation & d’un bon Gouvernement. Mais il faut pour cela que ses ordres soient respectés & suivis. Le mépris des loix, & l’anarchie où la Pologne a vécu jusqu’ici ont des causes faciles à voir. J’en ai déjà ci-devant marqué la principale & j’en ai indiqué le remede. Les autres causes concourantes sont : 1̊.° le liberum veto,2°̊. les confédérations, & 3̊°. l’abus qu’ont fait les particuliers du droit qu’on leur a laissé d’avoir des gens de guerre à leur service.

Ce dernier abus est tel que si l’on ne commence pas par l’ôter, toutes les autres réformes sont inutiles. Tant que les particuliers auront le pouvoir de résister à la force exécutive, *

[*W. mss. "La force publique" ] ils croiront en avoir le droit, & tant qu’ils auront entr’eux de petites guerres, comment veut-on que l’Etat soit en paix ? J’avoue que les places fortes ont besoin de gardes ; mais pourquoi faut-il des places qui sont fortes seulement contre les citoyens, & foibles contre l’ennemi ? J’ai peur que cette réforme ne souffre des difficultés ; cependant je ne crois pas impossible de les vaincre, & pour peu qu’un citoyen puissant soit raisonnable, il consentira sans peine à n’avoir plus à lui de gens de guerre, quand aucun autre n’en aura.

J’ai dessein de parler ci-après des établissemens militaires ; ainsi je renvoie à cet article ce que j’aurois à dire dans celui-ci.

Le liberum veto n’est pas un droit vicieux en lui-même, mais si-tôt qu’il passe sa borne il devient le plus dangereux des abus : il étoit le garant de la liberté publique ; il n’est plus que l’instrument de l’oppression. Il ne reste, pour ôter cet abus funeste que d’en détruire la cause tout-à-fait. Mais il est dans le cœur de l’homme de tenir aux privileges individuels plus qu’à des avantages plus grands & plus généraux. Il n’y a qu’un patriotisme éclairé par l’expérience qui puisse apprendre à sacrifier à de plus grands biens un droit brillant devenu pernicieux par son abus, & dont cet abus est désormois inséparable. Tous les Polonois doivent sentir vivement les maux que leur a fait souffrir ce malheureux droit. S’ils aiment l’ordre & la paix, ils n’ont aucun moyen d’établir chez eux l’un & l’autre, tant qu’ils y laisseront subsister ce droit, bon dans la formation du Corps politique ou quand il a toute sa perfection, mais absurde & funeste tant qu’il reste des changemens à faire, & il est impossible qu’il n’en reste pas toujours, sur-tout dans un grand Etat entouré de voisins puissans & ambitieux.

Le liberum veto seroit moins déraisonnable s’il tomboit uniquement sur les points fondamentaux de la constitution : mais qu’il ait lieu généralement dans toutes les délibérations des Dietes, c’est ce qui ne peut s’admettre en aucune façon. C’est un vice dans la constitution Polonoise que la législation & l’administration n’y soient pas assez distinguées, & que la Diete exerçant le pouvoir législatif y mêle des parties d’administration, fasse indifféremment des actes de souveraineté & de Gouvernement, souvent même des actes mixtes par lesquels ses membres sont magistrats & législateurs tout à la fois.

Les changemens proposés tendent à mieux distinguer ces deux pouvoirs, & par-là même à mieux marquer les bornes du liberum veto. Car je ne crois pas qu’il soit jamais tombé dans l’esprit de personne de l’étendre aux matieres de pure administration, ce qui seroit anéantir l’autorité civile & tout le Gouvernement.

Par le droit naturel des sociétés l’unanimité a été requise pour la formation du Corps politique & pour les loix fondamentales qui tiennent à son existence, telles par exemple que la premiere corrigée la cinquieme, la neuvieme & l’onzieme marquées dans la Pseudo-Diete de 1768. Or, l’unanimité requise pour l’établissement de ces loix doit l’être de même pour leur abrogation. Ainsi voilà des points sur lesquels le liberum veto peut continuer de subsister, & puisqu’il ne s’agit pas de le détruire totalement, les Polonois qui sans beaucoup de murmure ont vu resserrer ce droit par la Diete de 1768, devront sans peine le voir réduire & limiter dans une Diete plus libre & plus légitime.

Il faut bien peser & bien méditer les points capitaux qu’on établira comme loix fondamentales, & l’on fera porter sur ces points seulement la force du liberum veto. De cette maniere on rendra la constitution solide & ces loix irrévocables autant qu’elles peuvent l’être : car il est contre la nature du Corps politique de s’imposer des loix qu’il ne puisse révoquer ; mais il n’est ni contre la nature ni contre la raison qu’il ne puisse révoquer ces loix qu’avec la même solemnité qu’il mit à les établir. Voilà toute la chaîne qu’il peut se donner pour l’avenir. C’en est assez & pour affermir la constitution & pour contenter l’amour des Polonois pour le liberum veto, sans s’exposer dans la suite aux abus qu’il a fait naître.

Quant à ces multitudes d’articles qu’on a mis ridiculement au nombre des loix fondamentales & qui font seulement le Corps de la législation, de même que tous ceux qu’on range sous le titre de matieres d’Etat, ils sont sujets par la vicissitude des choses à des variations indispensables qui ne permettent pas d’y requérir l’unanimité. Il est encore absurde que dans quelque cas que ce puisse être un membre de la Diete en puisse arrêter l’activité, & que la retraite ou la protestation d’un Nonce ou de plusieurs puisse dissoudre l’assemblée & casser ainsi l’autorité souveraine. Il faut abolir ce droit barbare & décerner peine capitale contre quiconque seroit tenté de s’en prévaloir. S’il y avoit des cas de protestation contre la Diete, ce qui ne peut être tant qu’elle sera libre & complete, ce seroit aux Palatinats & Diétines que ce droit pourroit être conféré, mais jamais à des Nonces qui comme membres de la Diete ne doivent avoir sur elle aucun degré d’autorité ni récuser ses décisions.

Entre le veto qui est la plus grande force individuelle que puissent avoir les membres de la souveraine puissance, & qui ne doit avoir lieu que pour les loix véritablement fondamentales, & la pluralité, qui est la moindre & qui se rapporte aux matieres de simple administration, il y a différentes proportions sur lesquelles on peut déterminer la prépondérance des avis en raison de l’importance des matieres. Par exemple, quand il s’agira de législation l’on peut exiger les trois quarts au moins des suffrages, les deux tiers dans les matieres d’Etat, la pluralité seulement pour les élections & autres affaires courantes set momentanées. Ceci n’est qu’un exemple pour expliquer mon idée & non une proportion que je détermine.

Dans un Etat tel que la Pologne où les ames ont encore un grand ressort, peut-être eût-on pu conserver dans son entier ce beau droit du liberum veto sans beaucoup de risque & peut-être même avec avantage, pourvu qu’on eût rendu ce droit dangereux à exercer, & qu’on y eût attaché de grandes conséquences pour celui qui s’en seroit prévalu. Car il est, j’ose le dire, extravagant que celui qui rompt ainsi l’activité de la Diete & laisse l’Etat sans ressource, s’en aille jouir chez lui tranquillement & impunément de la désolation publique qu’il a causée. Si donc dans une résolution presque unanime un seul opposant conservoit le droit de l’annuler, je voudrois qu’il répondît de son opposition sur sa tete, non-seulement à ses constituans dans la Diétine post-comitiale, mais ensuite à toute la nation dont il a fait le malheur. Je voudrois qu’il fût ordonné par la loi que six mois après son opposition, il seroit jugé solennellement par un tribunal extraordinaire établi pour cela seul, composé de tout ce que la nation a de plus sage de plus illustre & de plus respecté, & qui ne pourroit le renvoyer simplement absous, mais seroit obligé de le condamner à mort sans aucune grâce, ou de lui décerner une récompense & des honneurs publics pour toute sa vie, sans pouvoir jamais prendre aucun milieu entre ces deux alternatives.

Des établissemens de cette espece, si favorables à l’énergie du courage & à l’amour de la liberté, sont trop éloignés de l’esprit moderne pour qu’on puisse espérer qu’ils soient adoptés ni goûtés ; mais ils n’étoient pas inconnus aux anciens, & c’est par là que leurs instituteurs savoient élever les ames & les enflammer au besoin d’un zele vraiment héroÏque. On a vu dans des Républiques où régnoient des loix plus dures encore, de généreux citoyens se dévouer à la mort dans le péril de la patrie pour ouvrir un avis qui pût la sauver. Un veto suivi du même danger peut sauver l’Etat dans l’occasion, & n’y sera jamais fort à craindre.

Oserois-je parler ici des confédérations & n’être pas de l’avis des savans ? Ils ne voient que le mal qu’elles font ; il faudroit voir aussi celui qu’elles empêchent. Sans contredit, la confédération est un état violent dans la République ; mais il est des maux extrêmes qui rendent les remedes violens nécessaires, & dont il faut tâcher de guérir à tout prix. La confédération est en Pologne ce qu’étoit la dictature chez les Romains. L’une & l’autre font taire les loix dans un péril pressant, mais avec cette grande différence que la dictature, directement contraire à la législation Romaine & à l’esprit du Gouvernement a fini par le détruire, & que les confédérations, au contraire, n’étant qu’un moyen de raffermir & rétablir la constitution ébranlée par de grands efforts, peuvent tendre & renforcer le ressort relâché de l’Etat, sans pouvoir jamais le briser. Cette forme fédérative qui peut-être dans son origine eut une cause fortuite, me paroît être un chef-d’œuvre de politique. Par-tout où la liberté regne elle est incessamment attaquée & très-souvent en péril. Tout Etat libre où les grandes crises n’ont pas été prévues est à chaque orage en danger de périr. Il n’y a que les Polonois qui de ces crises mêmes aient su tirer un nouveau moyen de maintenir la constitution. Sans les confédérations il y a long-tems que la République de Pologne ne seroit plus, & j’ai grand’peur qu’elle ne dure pas long-tems après elles, si l’on prend le parti de les abolir. Jettez les yeux sur ce qui vient de se passer. Sans les confédérations l’Etat étoit subjugué ; la liberté étoit pour jamais anéantie. Voulez-vous ôter à la République la ressource qui vient de la sauver ?

Et qu’on ne pense pas que quand le liberum veto sera aboli & la pluralité rétablie, les confédérations deviendront inutiles, comme si tout leur avantage consistoit dans cette pluralité. Ce n’est pas la même chose. La puissance exécutive attachée aux confédérations leur donnera toujours dans les besoins extrêmes une vigueur, une activité, une célérité que ne peut avoir la Diete, forcée à marcher à pas plus lents, avec plus de formalités, & qui ne peut faire un seul mouvement irrégulier sans renverser la constitution.

Non, les confédérations sont le bouclier, l’asyle, le sanctuaire de cette constitution. Tant qu’elles subsisteront il me paroît impossible qu’elle se détruis. Il faut les laisser, mais il faut les régler. Si tous les abus étoient ôtés, les confédérations deviendroient presque inutiles. La réforme de votre Gouvernement doit opérer cet effet. Il n’y aura plus que les entreprises violentes qui mettent dans la nécessité d’y recourir ; mais ces entreprises sont dans l’ordre des choses qu’il faut prévoir. Au lieu donc d’abolir les confédérations, déterminez les cas où elles peuvent légitimement avoir lieu, & puis réglez-en bien la forme & l’effet, pour leur donner une sanction légale autant qu’il est possible sans gêner leur formation ni leur activité. Il y a même de ces cas où par le seul fait toute la Pologne doit être à l’instant confédérée ; comme par exemple au moment où, sous quelque prétexte que ce soit & hors le eu d’une guerre ouverte, des troupes étrangeres mettent le pied dans l’Etat ; parce qu’enfin, quel que soit le sujet de cette entrée & le Gouvernement même y eût-il consenti, confédération chez soi n’est pas hostilité chez lei autres ; lorsque par quelque obstacle que ce puisse être la Diete est empêchée de s’assembler au tems marqué par la loi ; lorsqu’à l’instigation de qui que ce soit on fait trouver des gens de guerre au tems & au lieu des on assemblée, ou que sa forme est altérée, ou que son activité est suspendue, ou que sa liberté est gênée en quelque façon que ce soit. Dans tous ces cas la confédération générale doit exister par le seul fait ; les assemblées & signatures particulieres n’en sont que des branches, & tous les Maréchaux en doivent être subordonnés à celui qui aura été nommé le premier.

CHAPITRE X.

Administration.

Sans entrer dans des détails d’administration pour lesquels les connoissances & les vues me manquent également, je risquerai seulement sur les deux parties des finances & de la guerre quelques idées que je dois dire puisque je les crois bonnes, quoique presque assuré qu’elles ne seront pas goûtées : mais avant tout, je ferai sur l’administration de la justice une remarque qui s’éloigne un peu moins de l’esprit du Gouvernement Polonois

Les deux états d’homme d’épée & d’homme de robe étoient inconnus des anciens. Les citoyens n’étoient par métier ni soldats ni juges ni prêtres ; ils étoient tout par devoir. Voilà le vrai secret de faire que tout marche au but commun, d’empêcher que l’esprit d’état ne s’enracine dans les Corps aux dépens du patriotisme, & que l’hydre de la chicane ne dévore une nation. La fonction de juge, tant dans les tribunaux suprêmes que dans les justices terrestres, doit être un état passager d’épreuve sur lequel la nation puisse apprécier le mérite & la probité d’un citoyen, pour l’élever ensuite aux postes plus éminens dont il est trouvé capable. Cette maniere de s’envisager eux-mêmes ne peut que rendre les juges très-attentifs à se mettre à l’abri de tout reproche, & leur donner généralement toute l’attention & toute l’intégrité que leur place exige. C’est ainsi que dans les beaux tems de Rome on passoit par la Préture pour arriver au Consulat. Voilà le moyen qu’avec peu de loix claires & simples, même avec peu de juges la justice soit bien administrée, en laissant aux juges le pouvoir de les interpréter & d’y suppléer au besoin par les lumieres naturelles de la droiture & du bon sens. Rien de plus puéril que les précautions prises sur ce point par les Anglois. Pour ôter les jugemens arbitraires, ils se sont soumis à mille jugemens iniques & même extravagans : des nuées de gens de loi les dévorent, d’éternels procès les consument ; & avec la folle idée de vouloir tout prévoir, ils ont fait de leurs loix un dédale immense où la mémoire & la raison se perdent également.

Il faut faire trois Codes. L’un politique, l’autre civil, & l’autre criminel. Tous trois clairs courts & précis autant qu’il sera possible. Ces codes seront enseignés non-seulement dans les universités, mais dans tous les colleges, & l’on n’a pas besoin d’autre Corps de droit. Toutes les regles du droit naturel sont mieux gravées dans les cœurs des hommes que dans tout le fatras de Justinien. Rendez-les seulement honnêtes & vertueux & je vous réponds qu’ils sauront assez de droit ; mais il faut que tous les citoyens, & sur-tout les hommes publics soient instruits des loix positives de leur pays, & des regles particulieres sur lesquelles ils sont gouvernés. Ils les trouveront dans ces Codes qu’ils doivent étudier, & tous les nobles avant d’être inscrits dans le livre d’or qui doit leur ouvrir l’entrée d’une Diétine, doivent soutenir sur ces Codes & en particulier sur le premier un examen qui ne soit pas une simple formalité, & sur lequel s’ils ne sont pas suffisamment instruits, ils seront renvoyés jusqu’à ce qu’ils le soient mieux. À l’égard du droit Romain & des coutumes, tout cela, s’il existe, doit être ôté des écoles & des tribunaux. On n’y doit connoître d’autre autorité que les loix de l’Etat ; elles doivent être uniformes dans toutes les provinces, pour tarir une source de proces, & les questions qui n’y seront pas décidées doivent l’être par le bon sens & l’intégrité des juges. Comptez que quand la magistrature ne sera pour ceux qui l’exercent qu’un état d’épreuve pour monter plus haut, cette autorité n’aura pas en eux l’abus qu’on en pourroit craindre, ou que si cet abus a lieu, il sera toujours moindre que celui de ces foules de loix qui souvent se contredisent, dont le nombre rend les procès éternels, & dont le conflit rend également les jugemens arbitraires.

Ce que je dis ici des juges doit s’entendre à plus forte raison des avocats. Cet état si respectable en lui-même se dégrade & s’avilit si-tôt qu’il devient un métier. L’avocat doit être le premier juge de son client & le plus sévere : son emploi doit être comme il étoit à Rome & comme il est encore à Geneve, le premier pas pour arriver aux magistratures ; & en effet les avocats sont fort considérés à Geneve, & méritent de l’être. Ce sont des postulans pour le Conseil, très-attentifs à ne rien faire qui leur attire l’improbation publique. Je voudrois que toutes les fonctions publiques menassent ainsi de lune à l’autre ; afin que, nul ne s’arrangeant pour rester dans la sienne, ne s’en fît un métier lucratif & ne se mît au-dessus du jugement des hommes. Ce moyen rempliroit parfaitement le vœu de faire passer les enfans des citoyens opulens par l’état d’avocat, ainsi rendu honorable & passager. Je développerai mieux cette idée dans un moment.

Je dois dire ici en passant, puisque cela me vient à l’esprit, qu’il est contre le systême d’égalité dans l’ordre Equestre d’y établir des substitutions & des Majorats. Il faut que la législation tende toujours à diminuer la grande inégalité de fortune & de pouvoir qui met trop de distance entre les seigneurs & les simples nobles, & qu’un progres naturel tend toujours à augmenter. À l’égard du cens par lequel on fixeroit la quantité de terre qu’un noble doit posséder pour être admis aux Diétines, voyant à cela du bien & du mal, & ne connoissant pas assez le pays pour comparer les effets, je n’ose absolument décider cette question. Sans contredit il seroit à désirer qu’un citoyen ayant voix dans un Palatinat y possédât quelques terres, mais je n’aimerois pas trop qu’on en fixât la quantité : en comptant les possessions pour beaucoup de choses, faut-il donc tout-à-fait compter les hommes pour rien ? Eh quoi ! parce qu’un gentilhomme aura peu ou point de terre, cesse-t-il pour cela d’être libre & noble, & sa pauvreté seule est-elle un crime assez grave pour lui faire perdre son droit de citoyen ?

Au reste, il ne faut jamais souffrir qu’aucune loi tombe en désuétude. Fût-elle indifférente, fût-elle mauvaise il faut l’abroger formellement ou la maintenir en vigueur. Cette maxime, qui est fondamentale, obligera de passer en revue toutes les anciennes loix, d’en abroger beaucoup & de donner la sanction la plus sévere à celles qu’on voudra conserver. On regarde en France comme une maxime d’Etat de fermer les yeux sur beaucoup de choses ; c’est à quoi le despotisme oblige toujours ; mais dans un Gouvernement libre c’est le moyen d’énerver la législation & d’ébranler la constitution. Peu de loix mais bien digérées, & sur-tout bien observées. Tous les abus qui ne sont pas défendus sont encore sans conséquence ; mais qui dit une loi dans un Etat libre dit une chose devant laquelle tout citoyen tremble, & le Roi tout le premier. En un mot, souffrez tout, plutôt que d’user le ressort des loix ; car quand une fois ce ressort est usé, l’Etat est perdu sans ressource.

CHAPITRE XI.

Systême économique.

Le choix du systême économique que doit adopter la Pologne dépend de l’objet qu’elle se propose en corrigeant sa constitution. Si vous ne voulez que devenir bruyans brillans redoutables, & influer sur les autres peuples de l’Europe, vous avez leur exemple, appliquez-vous à l’imiter. Cultivez les sciences les arts le commerce l’industrie ; ayez des troupes réglées des places fortes, des académies, sur-tout un bon systême de finances qui fasse bien circuler l’argent, qui par là le multiplie, qui vous en procure beaucoup ; travaillez à le rendre très-nécessaire afin de tenir le peuple dans une grande dépendance, & pour cela fomentez & le luxe matériel, & le luxe de l’esprit qui en est inséparable. De cette maniere vous formerez un peuple intrigant ardent avide ambitieux servile & fripon comme les autres, toujours sans aucun milieu à l’un des deux extrêmes de la misere ou de l’opulence, de la licence ou de l’esclavage : mais on vous comptera parmi les grandes puissances de l’Europe, vous entrerez dans tous les systêmes politiques, dans toutes les négociations on recherchera votre alliance, on vous liera par des traités ; il n’y aura pas une guerre en Europe où vous n’ayez l’honneur d’être fourrés ; si le bonheur vous en veut, vous pourrez rentrer dans vos anciennes possessions, peut-être en conquérir de nouvelles & puis dire comme Pyrrhus ou comme les Russes, c’est-à-dire comme les enfans : Quand tout le monde sera à moi je mangerai bien du sucre.

Mais si par hasard vous aimiez mieux former une nation libre paisible & sage qui n’a ni peur ni besoin de personne, qui se suffit à elle-même & qui est heureuse ; alors il faut prendre une méthode toute différente, maintenir rétablir chez vous des mœurs simples, des goûts sains, un esprit martial sans ambition ; former des ames courageuses & désintéressées ; appliquer vos peuples à l’agriculture & aux arts nécessaires à la vie, rendre l’argent méprisable & s’il se peut inutile, chercher trouver pour opérer de grandes choses des ressorts plus puissans & plus sûrs. Je conviens qu’en suivant cette route vous ne remplirez pas les gazettes du bruit de vos fêtes de vos négociations de vos exploits, que les Philosophes ne vous encenseront pas, que les Poetes ne vous chanteront pas, qu’en Europe on parlera peu de vous : peut-être même affectera-t-on de vous dédaigner ; mais vous vivrez dans la véritable abondance dans la justice & dans la liberté ; mais on ne vous cherchera pas querelle, on vous craindra sans en faire semblant, & je vous réponds que les Russes ni d’autres ne viendront plus faire les maîtres chez vous, ou que, si pour leur malheur ils y viennent, ils seront beaucoup plus pressés d’en sortir. Ne tentez pas sur-tout d’allier ces deux projets ; ils sont trop contradictoires, & vouloir aller aux deux par une marche composée, c’est vouloir les manquer tous deux. Choisissez donc, & si vous préférez le premier parti cessez ici de me lire ; car de tout ce qui me reste à proposer, rien ne se rapporte plus qu’au second.

Il y a sans contredit d’excellentes vues économiques dans les papiers qui m’ont été communiqués. Le défaut que j’y vois est d’être plus favorables à la richesse qu’à la prospérité. En fait de nouveaux établissemens il ne faut pas se contenter d’en voir l’effet immédiat ; il faut encore en bien prévoir les conséquences éloignées mais nécessaires. Le projet pour exemple pour la vente des Starosties & pour la maniere d’en employer le produit me paroît bien entendu & d’une exécution facile dans le systême établi dans toute l’Europe de tout faire avec de l’argent. Mais ce systême est-il bon en lui-même & va-t-il bien à son but ? Est-il sûr que l’argent soit le nerf de la guerre ? Les peuples riches ont toujours été battus & conquis par les peuples pauvres. Est-il sûr que l’argent soit le ressort d’un bon Gouvernement ? Les systêmes de finances sont modernes. Je n’en vois rien sortir de bon ni de grand. Les Gouvernemens anciens ne connoissoient pas même ce mot de finance, & ce qu’ils faisoient avec des hommes est prodigieux. L’argent est tout au plus le supplément des hommes, & le supplément ne vaudra jamais la chose. Polonois, laissez-moi tout cet argent aux autres, ou contentez-vous de celui qu’il faudra bien qu’ils vous donnent, puisqu’ ils ont plus besoin de vos bleds que vous de leur or. Il vaut mieux, croyez-moi, vivre dans l’abondance que dans l’opulence ; soyez mieux que pécunieux, soyez riches : cultivez bien vos champs sans vous soucier du reste, bientôt vous moissonnerez de l’or, & plus qu’il n’en faut pour vous procurer l’huile & le vin qui vous manquent, puisqu’à cela près la Pologne abonde ou peut abonder de tout. Pour vous maintenir heureux & libres, ce sont des têtes, des cœurs & des bras qu’il vous faut ; c’est là ce qui fait la force d’un Etat & la prospérité d’un peuple. Les systêmes de finances font des ames vénales, & des qu’on ne veut que gagner, on gagne toujours plus à être fripon qu’honnête homme. L’emploi de l’argent se dévoie & se cache ; il est destiné à une chose & employé à une autre. Ceux qui le manient apprennent bientôt à le détourner, & que sont tous les surveillans qu’on leur donne, sinon d’autres fripons qu’on envoie partager avec eux ? S’il n’y avoit que des richesses publiques & manifestes ; si la marche de l’or laissoit une marque ostensible & ne pouvoit se cacher, il n’y auroit point d’expédient plus commode pour acheter des services, du courage, de la fidélité, des vertus ; mais vu sa circulation secrete, il est plus commode encore pour faire des pillards & des traîtres, pour mettre à l’enchere le bien public & la liberté. En un mot l’argent est à la fois le ressort le plus foible & le plus vain que je connoisse pour faire marcher à son but la machine politique, le plus fort & le plus sûr pour l’en détourner.

On ne peut faire agir les hommes que par leur intérêt, je le sais ; mais l’intérêt pécuniaire est le plus mauvais de tous le plus vil le plus propre à la corruption, & même, je le répete avec confiance & le soutiendrai toujours, le moindre & le plus foible aux yeux de qui connoît bien le cœur humain. Il est naturellement dans tous les cœurs de grandes passions en réserve ; quand il n’y reste plus que celle de l’argent, c’est qu’on a énervé étouffé toutes les autres qu’il faloit exciter & développer. L’avare n’a point proprement de passion qui le domine, il n’aspire à l’argent que par prévoyance, pour contenter celles qui pourront lui venir. Sachez les fomenter & les contenter directement sans cette ressource, bientôt elle perdra tout son prix.

Les dépenses publiques sont inévitables ; j’en conviens encore. Faites-les avec toute autre chose qu’avec de l’argent. De nos jours encore on voit en Suisse les officiers, magistrats & autres stipendiaires publics payés avec des denrées. Ils ont des dîmes, du vin, du bois, des droits utiles, honorifiques. Tout le service public se fait par corvées, l’Etat ne paye presque rien en argent. Il en faut, dira-t-on, pour le payement des troupes. Cet article aura sa place dans un moment. Cette maniere de payement n’est pas sans inconvéniens, il y a de la perte, du gaspillage : l’administration de ces sortes de biens est plus embarrassante ; elle déplaît sur-tout à ceux qui en sont chargés, parce qu’ils y trouvent moins à faire leur compte. Tout cela est vrai ; mais que le mal est petit en comparaison de la foule de maux qu’il sauve ! Un homme voudroit malverser qu’il ne le pourroit pas, du moins sans qu’il y parût. On m’objectera les Baillifs de quelques Canton Suisses, mais d’où viennent leurs vexations ? des amendes pécuniaires qu’ils imposent. Ces amendes arbitraires sont un grand mal déjà par elles-mêmes ; cependant s’ils ne les pouvoient exiger qu’en denrées ce ne seroit presque rien. L’argent extorqué se cache aisément, des magasins ne se cacheroient pas de même. Cherchez en tout pays, en tout Gouvernement & par toute terre. Vous n’y trouverez pas un grand mal en morale & en politique où l’argent ne soit mêlé.

On me dira que l’égalité des fortunes qui regne en Suisse rend la parcimonie aisée dans l’administration : au lieu que tant de puissantes maisons & de grands seigneurs qui sont en Pologne demandent pour leur entretien de grandes dépenses & des finances pour y pourvoir. Point du tout. Ces grands seigneurs sont riches par leurs patrimoines, & leurs dépenses seront moindres quand le luxe cessera d’être en honneur dans l’Etat, sans qu’elles les distinguent moins des fortunes inférieures, qui suivront la même proportion. Payez leurs services par de l’autorité des honneurs de grandes places. L’inégalité des rangs est compensée en Pologne par l’avantage de la noblesse qui rend ceux qui les remplissent plus jaloux des honneurs que du profit. La République en graduant & distribuant à propos ces récompenses purement honorifiques, se ménage un trésor qui ne la ruinera pas, & qui lui donnera des héros pour citoyens. Ce trésor des honneurs est une ressource inépuisable chez un peuple qui a de l’honneur ; & plût à Dieu que la Pologne eût l’espoir d’épuiser cette ressource ! O heureuse la nation qui ne trouvera plus dans son sein de distinctions possibles pour la vertus !

Au défaut de n’être pas dignes d’elle, les récompenses pécuniaires joignent celui de n’être pas assez publiques, de ne parler pas sans cesse aux yeux & aux cœurs, de disparoître aussi-tôt qu’elles sont accordées, & de ne laisser aucune trace visible qui excite l’émulation, en perpétuant l’honneur qui doit les accompagner. Je voudrois que tous les grades, tous les emplois, toutes les récompenses honorifiques se marquassent par des signes extérieurs, qu’il ne fût jamais permis à un homme en place de marcher incognito, que les marques de son rang ou de sa dignité le suivissent par-tout, afin que le peuple le respectât toujours & qu’il se respectât toujours lui-même ; qu’il pût ainsi toujours dominer l’opulence ; qu’un riche qui n’est que riche, sans cesse offusqué par des citoyens titrés & pauvres, ne trouvât ni considération ni agrément dans sa patrie ; qu’il fût forcé de la servir pour y briller, d’être integre par ambition, & d’aspirer malgré sa richesse à des rangs où la seule approbation publique mene, & d’où le blâme peut toujours faire déchoir. Voilà comment on énerve la force des richesses & comment on fait des hommes qui ne sont point à vendre. J’insiste beaucoup sur ce point, bien persuadé que vos voisins & sur-tout les Russes n’épargneront rien pour corrompre vos gens en place, & que la grande affaire de votre Gouvernement est de travailler à les rendre incorruptibles.

Si l’on me dit que je veux faire de la Pologne un peuple de capucins, je réponds d’abord que ce n’est là qu’un argument à la Françoise, & que plaisanter n’est pas raisonner. Je réponds encore qu’il ne faut pas outrer mes maximes au delà de mes intentions & de la raison, que mon dessein n’est pas de supprimer la circulation des especes, mais seulement de la ralentir, & de prouver sur-tout combien il importe qu’un bon systême économique ne soit pas un systême de finance & d’argent. Lycurgue pour déraciner la cupidité dans Sparte n’anéantit pas la monnoie, mais il en fit une de fer. Pour moi je n’entends proscrire ni l’argent ni l’or, mais les rendre moins nécessaires, & faire que celui qui n’en a pas soit pauvre sans être gueux. Au fond, l’argent n’est pas la richesse, il n’en est que le signe ; ce n’est pas le signe qu’il faut multiplier, mais la chose représentée. J’ai vu, malgré les fables des voyageurs, que les Anglois au milieu de tout leur or n’étoient pas en détail moins nécessiteux que les autres peuples. Et que m’importe après tout d’avoir cent guinées au lieu de dix, si ces cent guinées ne me rapportent pas une subsistance plus aisée ? La richesse pécuniaire n’est que relative, & selon des rapports qui peuvent changer par mille causes, on peut se trouver successivement riche & pauvre avec la même somme, mais non pas avec des biens en nature ; car comme immédiatement utiles à l’homme ils ont toujours leur valeur absolue qui ne dépend point d’une opération de commerce. J’accorderai que le peuple Anglois est plus riche que les autres peuples, mais il ne s’ensuit pas qu’un bourgeois de Londres vive plus à son aise qu’un bourgeois de Paris. De peuple à peuple celui qui a plus d’argent a de l’avantage ; mais cela ne fait rien au sort des particuliers, & ce n’est pas là que gît la prospérité d’une nation.

Favorisez l’agriculture & les arts utiles, non pas en enrichissant les cultivateurs, ce qui ne seroit que les exciter à quitter leur état, mais en le leur rendant honorable & agréable. Etablissez les manufactures de premiere nécessité ; multipliez sans cesse vos bleds & vos hommes sans vous mettre en souci du reste. Le superflu du produit de vos terres qui par les monopoles multipliés va manquer au reste de l’Europe, vous apportera nécessairement plus d’argent que vous n’en aurez besoin. Au delà de ce produit nécessaire & sûr, vous serez pauvres tant que vous voudrez en avoir ; si-tôt que vous saurez vous en passer, vous serez riches. Voilà l’esprit que je voudrois faire régner dans votre systême économique. Peu songer à l’étranger, peu vous soucier du commerce ; mais multiplier chez vous autant qu’il est possible & la denrée & les consommateurs. L’effet infaillible & naturel d’un Gouvernement libre & juste est la population. Plus donc vous perfectionnerez votre Gouvernement, plus vous multiplierez votre peuple sans même y songer. Vous n’aurez ainsi ni mendians ni millionnaires. Le luxe & l’indigence disparoîtront ensemble insensiblement, & les citoyens, guéris des goûts frivoles que donne l’opulence, & des vices attachés à la misere, mettront leurs soins & leur gloire à bien servir la patrie & trouveront leur bonheur dans leurs devoirs. Je voudrois qu’on imposât toujours les bras des hommes plus que leurs bourses ; que les chemins les ponts les édifices publics, le service du Prince & de l’Etat se fissent par des corvées & non point à prix d’argent. Cette sorte d’impôt est au fond la moins onéreuse, & sur-tout celle dont on peut le moins abuser : car l’argent disparoît en sortant des mains qui le payent, mais chacun voit à quoi les hommes sont employés & l’on ne peut les surcharger à pure perte. Je sais que cette méthode est impraticable où regnent le luxe le commerce & les arts : mais rien n’est si facile chez un peuple simple & de bonnes mœurs, & rien n’est plus utile pour les conserver telles : c’est une raison de plus pour la préférer.

Je reviens donc aux Starosties, & je conviens derechef que le projet de les vendre pour en faire valoir le produit au profit du trésor public est bon & bien entendu quant à son objet économique ; mais quant à l’objet politique & moral ce projet est si peu de mon goût que si les Starosties étoient vendues, je voudrois qu’on les rachetât pour en faire le fonds des salaires & récompenses de ceux qui serviroient la patrie ou qui auroient bien mérité d’elle. En un mot je voudrois, s’il étoit possible qu’il n’y eût point de trésor public & que le fisc ne connût pas même les payemens en argent. Je sens que la chose à la rigueur n’est pas possible ; mais l’esprit du Gouvernement doit toujours tendre à la rendre telle, & rien n’est plus contraire à cet esprit que la vente dont il s’agit. La République en seroit plus riche, il est vrai, mais le ressort du Gouvernement en seroit plus foible en proportion.

J’avoue que la régie des biens publics en deviendroit plus difficile & sur-tout moins agréable aux régisseurs, quand tous ces biens seront en nature & point en argent : mais il faut faire alors de cette régie & de son inspection autant d’épreuves de bon sens de vigilance, & sur-tout d’intégrité, pour parvenir à des places plus éminentes. On ne fera qu’imiter à cet égard l’administration municipale établie à Lyon, où il faut commencer par être administrateur de l’Hôtel-Dieu pour parvenir aux charges de la ville, & c’est sur la maniere dont on s’acquitte de celle-là qu’on fait juger si l’on est digne des autres. Il n’y avoit rien de plus integre que les Questeurs des armées Romaines, parce que la Questure étoit le premier pas pour arriver aux charges curules. Dans les places qui peuvent tenter la cupidité, il faut faire en sorte que l’ambition la réprime. Le plus grand bien qui résulte de-là n’est pas l’épargne des friponneries ; mais c’est de mettre en honneur le désintéressement, & de rendre la pauvreté respectable, quand elle est le fruit de l’intégrité.

Les revenus de la République n’égalent pas sa dépense ; je le crois bien ; les citoyens ne veulent rien payer du tout. Mais des hommes qui veulent être libres ne doivent pas être esclaves de leur bourse, & où est l’Etat où la liberté ne s’achete pas & même très-cher ? On me citera la Suisse ; mais, comme je l’ai déjà dit, dans la Suisse les citoyens remplissent eux-mêmes les fonctions que par-tout ailleurs ils aiment mieux payer pour les faire remplir par d’autres. Ils sont soldats, officiers, magistrats, ouvriers : ils sont tout pour le service de l’Etat, & toujours prêts à payer de leur personne ils n’ont pas besoin de payer encore de leur bourse. Quand les Polonois voudront en faire autant, ils n’auront pas plus besoin d’argent que les Suisses : mais si un grand Etat refuse de se conduire sur les maximes des petites Républiques, il ne faut pas qu’il en recherche les avantages, ni qu’il veuille l’effet en rejettant les moyens de l’obtenir. Si la Pologne étoit selon mon désir une confédération de trente-trois petits Etats, elle réuniroit la force des grandes Monarchies & la liberté des petites Républiques ; mais il faudroit pour cela renoncer à l’ostentation, & j’ai peur que cet article ne soit le plus difficile.

De toutes les manieres d’asseoir un impôt la plus commode & celle qui coûte le moins de frais est sans contredit la capitation ; mais c’est aussi la plus forcée la plus arbitraire, & c’est sans doute pour cela que Montesquieu la trouve servile, quoiqu’elle ait été la seule pratiquée par les Romains & qu’elle existe encore en ce moment en plusieurs Républiques, sous d’autres noms à la vérité, comme à Geneve, où l’on appelle cela payer les Gardes, & où les seuls citoyens & bourgeois payent cette taxe, tandis que les habitans & natifs en payent d’autres ; ce qui est exactement le contraire de l’idée de Montesquieu.

Mais comme il est injuste & déraisonnable d’imposer les gens qui n’ont rien, les impositions réelles valent toujours mieux que les personnelles : seulement il faut éviter celles dont la perception est difficile & coûteuse, & celles sur-tout qu’on élude par la contrebande qui fait des non-valeurs, remplit l’Etat de fraudeurs & de brigands, & corrompt la fidélité des citoyens. Il faut que l’imposition soit si bien proportionnée que l’embarras de la fraude en surpasse le profit. Ainsi jamais d’impôt sur ce qui se cache aisément, comme la dentelle & les bijoux ; il vaut mieux défendre de les porter que de les entrer. En France on excite à plaisir la tentation de la contrebande, & cela me fait croire que la Ferme trouve son compte à ce qu’il y ait des contrebandiers. Ce systême est abominable & contraire à tout bon sens. L’expérience apprend que le papier timbré est un impôt singulierement onéreux aux pauvres, gênant pour le commerce, qui multiplie extrêmement les chicanes & fait beaucoup crier le peuple par-tout où il est établi ; je ne conseillerois pas d’y penser. Celui sur les bestiaux me paroît beaucoup meilleur pourvu qu’on évite la fraude, car toute fraude possible est toujours une source de maux. Mais il peut être onéreux aux contribuables en ce qu’il faut le payer en argent, & le produit des contributions de cette espece est trop sujet à être dévoyé de sa destination.

L’impôt le meilleur à mon avis, le plus naturel & qui n’est point sujet à la fraude, est une taxe proportionnelle sur les terres, & sur toutes les terres sans exception comme l’ont proposée le Maréchal de Vauban & l’Abbé de Saint-Pierre ; car enfin c’est ce qui produit qui doit payer. Tous les biens royaux, terrestres, ecclésiastiques & en roture doivent payer également, c’est-à-dire proportionnellement à leur étendue & à leur produit, quel qu’en soit le propriétaire. Cette imposition paroîtroit demander une opération préliminaire qui seroit longue & coûteuse, savoir un cadastre général. Mais cette dépense peut très-bien s’éviter, & même avec avantage, en asseyant l’impôt non sur la terre directement, mais sur son produit, ce qui seroit encore plus juste ; c’est-à-dire, en établissant dans la proportion qui seroit jugée convenable une dîme, qui se leveroit en nature sur la récolte comme la dîme ecclésiastique, & pour éviter l’embarras des détails & des magasins on affermeroit ces dîmes à l’enchere comme font les curés. En sorte que les particuliers ne seroient tenus de payer la dîme que sur leur récolte, & ne la payeroient de leur bourse que lorsqu’ ils l’aimeroient mieux ainsi, sur un tarif réglé par le Gouvernement. Ces fermes réunies pourroient être un objet de commerce par le débit des denrées qu’elles produiroient & qui pourroient passer à l’étranger par la voie de Dantzick ou de Riga. On éviteroit encore par-là tous les frais de perception & de régie, toutes ces nuées de commis & d’employés si odieux au peuple si incommodes au public, & ce qui est le plus grand point, la République auroit de l’argent sans que les citoyens fussent obligés d’en donner : car je ne répéterai jamais assez que ce qui rend la taille & tous les impôts onéreux au cultivateur est qu’ils sont pécuniaires, & qu’il est premierement obligé de vendre pour parvenir à payer.

CHAPITRE XII.

Systême militaire.

De toutes les dépenses de la République l’entretien de l’armée de la Couronne est la plus considérable, & certainement les services que rend cette armée ne sont pas proportionnés à ce qu’elle coûte. Il faut pourtant, va-t-on dire aussi-tôt, des troupes pour garder l’Etat. J’en conviendrois si ces troupes le gardoient en effet ; mais je ne vois pas que cette armée l’ait jamais garanti d’aucune invasion, & j’ai grand’-peur qu’elle ne l’en garantisse pas plus dans la suite.

La Pologne est environnée de puissances belliqueuses qui ont continuellement sur pied de nombreuses troupes parfaitement disciplinées, auxquelles avec les plus grande efforts elle n’en pourra jamais opposer de pareilles, sans s’épuiser en très-peu de tems, sur-tout dans l’état déplorable où celles qui la désolent vont la laisser. D’ailleurs, on ne la laisseroit pas faire, & si avec les ressources de la plus vigoureuse administration, elle vouloit mettre son armée sur un pied respectable, ses voisins attentifs à la prévenir l’écraseroient bien vite avant qu’elle pût exécuter son projet. Non, si elle ne veut que les imiter, elle ne leur résistera jamais.

La nation Polonoise est différente de naturel de Gouvernement de mœurs de langage non-seulement de celles qui l’avoisinent mais de tout le reste de l’Europe. Je voudrois qu’elle en différât encore dans sa constitution militaire, dans sa tactique, dans sa discipline, qu’elle fût toujours elle & non pas une autre. C’est alors seulement qu’elle sera tout ce qu’elle peut être, & qu’elle tirera de son sein toutes les ressources qu’elle peut avoir. La plus inviolable loi de la nature est la loi du plus fort. Il n’y a point de législation, point de constitution qui puisse exempter de cette loi. Chercher les moyens de vous garantir des invasions d’un voisin plus fort que vous, c’est chercher une chimere. C’en seroit une encore plus grande de vouloir faire des conquêtes & vous donner une force offensive ; elle est incompatible avec la forme de votre Gouvernement. Quiconque veut être libre ne doit pas vouloir être conquérant. Les Romains le furent par nécessité, & pour ainsi dire, malgré eux-mêmes. La guerre étoit un remede nécessaire au vice de leur constitution. Toujours attaqués & toujours vainqueurs, ils étoient le seul peuple discipliné parmi des barbares, & devinrent les maîtres du monde en se défendant toujours. Votre position est si différente que vous ne sauriez même vous défendre contre qui vous attaquera. Vous n’aurez jamais la force offensive ; de long-tems vous n’aurez la défensive ; mais vous aurez bientôt, ou pour mieux dire vous avez déjà la force conservatrice qui, même subjugués, vous garantira de la destruction & conservera votre Gouvernement & votre liberté dans son seul & vrai sanctuaire, qui est le cœur des Polonois

Les troupes réglées, peste & dépopulation de l’Europe, ne sont bonnes qu’à deux fins : ou pour attaquer & conquérir les voisins, ou pour enchaîner & asservir les citoyens. Ces deux fins vous sont également étrangeres ; renoncez donc au moyen par lequel on y parvient. L’Etat ne doit pas rester sans défenseurs, je le sais, mais ses vrais défenseurs sont ses membres. Tout citoyen doit être soldat par devoir, nul ne doit l’être par métier. Tel fut le systême militaire des Romains ; tel est aujourd’hui celui des Suisses ; tel doit être celui de tout Etat libre & sur-tout de la Pologne. Hors d’état de solder une armée suffisante pour la défendre, il faut qu’elle trouve au besoin cette armée dans ses habitans. Une bonne milice, une véritable milice bien exercée est seule capable de remplir cet objet. Cette milice coûtera peu de chose à la République, sera toujours prête à la servir & la servira bien, parce qu’enfin l’on défend toujours mieux son propre bien que celui d’autrui.

Monsieur le Comte Wielhorski propose de lever un régiment par Palatinat, & de l’entretenir toujours sur pied. Ceci suppose qu’on licencieroit l’armée de la Couronne ou du moins l’infanterie ; car je crois que l’entretien de ces trente-trois régimens surchargeroit trop la République si elle avoit outre cela l’armée de la Couronne à payer. Ce changement auroit son utilité & me paroît facile à faire ; mais il peut devenir onéreux encore & l’on préviendra difficilement les abus. Je ne serois pas d’avis d’éparpiller les soldats pour maintenir l’ordre dans les bourgs & villages ; cela seroit pour eux une mauvaise discipline. Les soldats, sur-tout ceux qui sont tels par métier, ne doivent jamais être livrés seuls à leur propre conduite, & bien moins chargés de quelque inspection sur propre les citoyens. Ils doivent toujours marcher & séjourner en Corps : toujours subordonnés & surveillés, ils ne doivent être que des instrumens aveugles dans les mains de leurs officiers. De quelque petite inspection qu’on les chargeât, il en résulteroit des violences des vexations des abus sans nombre ; les soldats & les habitante deviendroient ennemis les uns des autres ; c’est un malheur attaché par-tout aux troupes réglées : ces régimens toujours subsistantes en prendroient l’esprit, & jamais cet esprit n’est favorable à la liberté. La République Romaine fut détruite par ses légions quand l’éloignement de ses conquêtes la força d’en avoir toujours sur pied. Encore une fois les Polonois ne doivent point jetter les yeux autour d’eux pour imiter ce qui s’y fait, même de bien. Ce bien relatif à des constitutions toutes différentes seroit un mal dans la leur. Ils doivent rechercher uniquement ce qui leur est convenable, & non pas ce que d’autres font.

Pourquoi donc au lieu des troupes réglées cent fois plus onéreuses qu’utiles à tout peuple qui n’a pas l’esprit de conquêtes, n’établirait-on pas en Pologne une véritable milice exactement comme elle est établie en Suisse où tout habitant est soldat, mais seulement quand il faut l’être. La servitude établie en Pologne ne permet pas, je l’avoue, qu’on arme si-tôt les paysans : les armes dans des mains serviles seront toujours plus dangereuses qu’utiles à l’Etat ; mais en attendant que l’heureux moment de les affranchir soit venu, la Pologne fourmille de villes, & leurs habitans enrégimentés pourroient fournir au besoin des troupes nombreuses dont hors le tems de ce même besoin l’entretien ne coûteroit rien à l’Etat. La plupart de ces habitans n’ayant point de terres, payeroient ainsi leur contingent en service, & ce service pourroit aisément être distribué de maniere à ne leur être point onéreux, quoiqu’ ils fussent suffisamment exercés.

En Suisse tout particulier qui se marie est obligé d’être fourni d’un uniforme qui devient son habit de fête, d’un fusil de calibre & de tout l’équipage d’un fantassin, & il est inscrit dans la compagnie de son quartier. Durant l’été les dimanches & les jours de fêtes on exerce ces milices selon l’ordre de leurs rôles, d’abord par petites escouades, ensuite par compagnies, puis par régimens ; jusqu’à ce que leur tour étant venu ils se rassemblent en campagne & forment successivement de petits camps dans lesquels on les exerce à toutes les manœuvres qui conviennent à l’infanterie. Tant qu’ils ne sortent pas du lieu de leur demeure, peu ou point détournés de leurs travaux, ils n’ont aucune paye, mais si-tôt qu’ils marchent en campagne ils ont le pain de munition & sont à la solde de l’Etat, & il n’est permis à personne d’envoyer un autre homme à sa place afin que chacun soit exercé lui-même & que tous fassent le service. Dans un Etat tel que la Pologne on peut tirer de ses vastes provinces de quoi remplacer aisément l’armée de la Couronne par un nombre suffisant de milice toujours sur pied, mais qui changeant au moins tous les ans & prise par petits détachemens sur tous les Corps seroit peu onéreuse aux particuliers dont le tour viendroit à peine de douze à quinze ans une fois. De cette maniere toute la nation seroit exercée, on auroit une belle & nombreuse armée toujours prête au besoin, & qui coûteroit beaucoup moins, sur-tout en tems de paix, que ne coûte aujourd’hui l’armée de la Couronne.

Mais pour bien réussir dans cette opération, il faudroit commencer par changer sur ce point l’opinion publique sur un état qui change en effet du tout au tout, & faire qu’on ne regardât plus en Pologne un soldat comme un bandit qui pour vivre se vend à cinq sous par jour, mais comme un citoyen qui sert la patrie & qui est à son devoir. Il faut remettre cet état dans le même honneur où il étoit jadis, & où il est encore en Suisse & à Geneve où les meilleurs bourgeois sont aussi fiers à leur Corps & sous les armes qu’à l’hôtel de ville & au conseil souverain. Pour cela il importe que dans le choix des officiers on n’ait aucun égard au rang au crédit & à la fortune ; mais uniquement à l’expérience & aux talens. Rien n’est plus aisé que de jetter sur le bon maniement des armes un point d’honneur qui fait que chacun s’exerce avec zele pour le service de la patrie aux yeux de sa famille & des siens ; zele qui ne peut s’allumer de même chez de la canaille enrôlée au hasard, & qui ne sent que la peine de s’exercer. J’ai vu le tems qu’à Geneve les bourgeois manœuvroient beaucoup mieux que des troupes réglées ; mais les magistrats trouvant que cela jettoit dans la bourgeoisie un esprit militaire qui n’alloit pas à leurs vues, ont pris peine à étouffer cette émulation, & n’ont que trop bien réussi.

Dans l’exécution de ce projet on pourroit sans aucun danger rendre au Roi l’autorité militaire naturellement attachée à sa place ; car il n’est pas concevable que la nation puisse être employée à s’opprimer elle-même, du moins quand tous ceux qui la composent auront part à la liberté. Ce n’est jamais qu’avec des troupes réglées & toujours subsistantes que la puissance exécutive peut asservir l’Etat. Les grandes armées Romaines furent sans abus tant qu’elles changerent à chaque Consul, & jusqu’à Marius il ne vint pas même à l’esprit d’aucun d’eux qu’ils en pussent tirer aucun moyen d’asservir la République. Ce ne fut que quand le grand éloignement des conquêtes força les Romains de tenir long-tems sur pied les mêmes armées, de les recruter de gens sans aveu, & d’en perpétuer le commandement à des Proconsuls, que ceux-ci commencerent à sentir leur indépendance & à vouloir s’en servir pour établir leur pouvoir. Les armées de Sylla, de Pompée & de César devinrent de véritables troupes réglées qui substituerent l’esprit du Gouvernement militaire à celui du républicain ; & cela est si vrai que les soldats de César se tinrent très-offensés quand dans un mécontentement réciproque il les traita de citoyens, Quirites. Dans le plan que j’imagine & que j’acheverai bientôt de tracer, toute la Pologne deviendra guerriere autant pour la défense de sa liberté contre les entreprises du Prince que contre celles de ses voisins, & j’oserai dire que, ce projet une fois bien exécuté l’on pourroit supprimer la charge de grand-général & la réunir à la Couronne sans qu’il en résultât le moindre danger pour la liberté, à moins que la nation ne se laissât leurrer par des projets de conquêtes, auquel cas je ne répondrois plus de rien. Quiconque veut ôter aux autres leur liberté finit presque toujours par perdre la sienne : cela est vrai même pour les Rois & bien plus vrai sur-tout pour les peuples.

Pourquoi l’ordre Equestre en qui réside véritablement la République ne suivrait-il pas lui-même un plan pareil à celui que je propose pour l’infanterie ? Etablissez dans tous les Palatinats des Corps de cavalerie où toute la noblesse soit inscrite, & qui ait ses officiers, son Etat-major, ses étendards, ses quartiers assignés en cas d’alarmes, ses tems marqués pour s’y rassembler tous les ans : que cette brave noblesse s’exerce à escadronner, à faire toutes sortes de mouvemens, d’évolutions, à mettre de l’ordre & de la précision dans ses manœuvres, à connoître la subordination militaire. Je ne voudrois point qu’elle imitât servilement la tactique des autres nations. Je voudrois qu’elle s’en fît une qui lui fût propre, qui développât & perfectionnât ses dispositions naturelles & nationales, qu’elle s’exerçât sur-tout à la vitesse & à la légereté ; à se rompre, s’éparpiller, & se rassembler sans peine & sans confusion, qu’elle excellât dans ce qu’on appelle la petite guerre, dans toutes les manœuvres qui conviennent à des troupes légeres, dans l’art d’inonder un pays comme un torrent, d’atteindre par-tout & de n’être jamais atteinte, d’agir toujours de concert quoique séparée, de couper les communications, d’intercepter des convois, de charger des arriere-gardes, d’enlever des gardes avancées, de surprendre des détachemens, de harceler de grands Corps qui marchent & campent réunis ; qu’elle prît la maniere des anciens Parthes comme elle en a la valeur, & qu’elle apprît comme eux à vaincre & détruire les armées les mieux disciplinées sans jamais livrer de bataille & sans leur laisser le moment de respirer ; en un mot ayez de l’infanterie, puisqu’il en faut, mais ne comptez que sur votre cavalerie, & n’oubliez rien pour inventer un systême qui mette tout le sort de la guerre entre ses mains.

C’est un mauvais conseil pour un peuple libre que celui d’avoir des places fortes ; elles ne conviennent point au génie Polonois, & par-tout elles deviennent tôt ou tard des nids à tyrans. Les places que vous croirez fortifier contre les Russes, vous les fortifierez infailliblement pour eux, & elles deviendront pour vous des entraves dont vous ne vous délivrerez plus. Négligez même les avantages de postes, & ne vous ruinez pas en artillerie : ce n’est pas tout cela qu’il vous faut. Une invasion brusque est un grand malheur sans doute, mais des chaînes permanentes en sont un beaucoup plus grand. Vous ne ferez jamais en sorte qu’il soit difficile à vos voisins d’entrer chez vous ; mais vous pouvez faire en sorte qu’il leur soit difficile d’en sortir impunément, & c’est à quoi vous devez mettre tous vos soins. Antoine & Crassus entrerent aisément, mais pour leur malheur, chez les Parthes. Un pays aussi vaste que le vôtre offre toujours à ses habitans des refuges & de grandes ressources pour échapper à ses agresseurs. Tout l’art humain ne sauroit empêcher l’action brusque du fort contre le foible ; mais il peut se ménager des ressorts pour la réaction, & quand l’expérience apprendra que la sortie de chez vous est si difficile on deviendra moins pressé d’y entrer. Laissez donc votre pays tout ouvert comme Sparte ; mais bâtissez-vous comme elle de bonnes citadelles dans les cœurs des citoyens, & comme Thémistocle emmenoit Athenes sur sa flotte, emportez au besoin vos villes sur vos chevaux. L’esprit d’imitation produit peu de bonnes choses & ne produit jamais rien de grand. Chaque pays a des avantages qui lui sont propres & que l’institution doit étendre & favoriser. Ménagez cultivez ceux de la Pologne, elle aura peu d’autres nations à envier.

Une seule chose suffit pour la rendre impossible à subjuguer ; l’amour de la patrie & de la liberté animé par les vertus qui en sont inséparables. Vous venez d’en donner un exemple mémorable à jamais. Tant que cet amour brûlera dans les cœurs, il ne vous garantira pas peut-être d’un joug passager ; mais tôt ou tard il fera son explosion, secouera le joug & vous rendra libres. Travaillez donc sans relâche sans cesse à porter le patriotisme au plus haut degré dans tous les cœurs Polonois. J’ai ci-devant indiqué quelques-uns des moyens propres à cet effet : il me reste à développer ici celui que je crois être le plus fort le plus puissant & même infaillible dans son succes, s’il est bien exécuté. C’est de faire en sorte que tous les citoyens se sentent incessamment sous les yeux du public ; que nul n’avance & ne parvienne que par la faveur publique ; qu’aucun poste, aucun emploi ne soit rempli que par le vœu de la nation ; & qu’enfin depuis le dernier noble, depuis même le dernier manant jusqu’au Roi, s’il est possible, tous dépendent tellement de l’estime publique qu’on ne puisse rien faire, rien acquérir parvenir à rien sans elle. De l’effervescence excitée par cette commune émulation naîtra cette ivresse patriotique qui seule sait élever les hommes au-dessus d’eux-mêmes, & sans laquelle la liberté n’est qu’un vain nom & la législation qu’une chimere.

Dans l’ordre Equestre, ce systême est facile à établir, si l’on a soin d’y suivre par-tout une marche graduelle, & de n’admettre personne aux honneurs & dignités de l’État qu’il n’ait préalablement passé par les grades inférieurs lesquels serviront d’entrée & d’épreuve pour arriver à une plus grande élévation. Puisque l’égalité parmi la noblesse est une loi fondamentale de la Pologne, la carriere des affaires publiques y doit toujours commencer parles emplois subalternes ; c’est l’esprit de la constitution. Ils doivent être ouverts à tout citoyen que son zele porte à s’y présenter & qui croit se sentir en état de les remplir avec succes : mais ils doivent être le premier pas indispensable à quiconque, grand ou petit, veut avancer dans cette carriere. Chacun est libre de ne s’y pas présenter ; mais si-tôt que quelqu’un y entre, il faut, à moins d’une retraite volontaire, qu’il avance ou qu’il soit rebuté avec improbation. Il faut que dans toute sa conduite, vu & jugé par ses concitoyens, il sache que tous ses pas sont suivis, que toutes ses actions sont pesées, & qu’on tient du bien & du mal un compte fidele dont l’influence s’étendra sur tout le reste de sa vie.

CHAPITRE XIII.

Projet pour assujettir à une marche graduelle tous les membres du Gouvernement.

Voici pour graduer cette marche, un projet que j’ai tâché d’adapter aussi bien qu’il étoit possible à la forme du Gouvernement établi, réformé seulement quant à la nomination des Sénateurs, de la maniere & par les raisons ci-devant déduites.

Tous les membres actifs de la République, j’entends ceux qui auront part à l’administration, seront partagés en trois classes marquées par autant de signes distinctifs que ceux qui composeront ces classes porteront sur leurs personnes. Les ordres de chevalerie qui jadis étoient des preuves de vertu ne sont maintenant que des signes de la faveur des Rois. Les rubans & bijoux qui en sont la marque ont un air de colifichet & de parure féminine qu’il faut éviter dans notre institution. Je voudrois que les marques des trois ordres que je propose fussent des plaques de divers métaux dont le prix matériel seroit en raison inverse du grade de ceux qui les porteroient.

Le premier pas dans les affaires publiques sera précédé d’une épreuve pour la jeunesse dans les places d’avocats d’assesseurs de juges même dans les tribunaux subalternes, de régisseurs de quelque portion des deniers publics, & en général dans tous les postes inférieurs qui donnent à ceux qui les remplissent occasion de montrer leur mérite leur capacité leur exactitude & sur-tout leur intégrité. Cet état d’épreuve doit durer au moins trois ans, au bout desquels, munis des certificats de leurs supérieurs & du témoignage de la voix publique, ils se présenteront à la Diétine de leur province, où, après un examen sévere de leur conduite, on honorera ceux qui en seront jugés dignes d’une plaque d’or portant leur nom, celui de leur province, la date de leur réception, & au-dessous cette inscription en plus gros caractere : spes Patriae.Ceux qui auront reçu cette plaque la porteront toujours attachée à leur bras droit ou sur leur cœur ; ils prendront le titre de servans d’Etat, & jamais dans l’ordre Equestre il n’y aura que des servans d’Etat qui puissent être élus Nonces à la Diete, Députés au tribunal, Commissaires à la chambre des comptes, ni chargés d’aucune fonction publique qui appartienne à la souveraineté.

Pour arriver au second grade il sera nécessaire d’avoir été trois fois Nonce à la Diete & d’avoir obtenu chaque fois aux Diétines de relation l’approbation de ses constituants, & nul ne pourra être élu Nonce une seconde ou troisieme fois s’il n’est muni de cet acte pour sa cet acte pour sa précédente nonciature. Le service au tribunal ou à Radom en qualité de commissaire ou de député équivaudra à une nonciature, & il suffira d’avoir siégé trois fois dans ces assemblées indifféremment mais toujours avec approbation pour arriver de droit au second grade. En sorte que sur les trois certificats présentés à la Diete, le servant d’Etat qui les aura obtenus sera honoré de la seconde plaque & du titre dont elle est la marque.

Cette plaque sera d’argent, de même forme & grandeur que la précédente, elle portera les mêmes inscriptions, excepté qu’au lieu des deux mots spes Patriae, on y gravera ces deux-ci, Civis electus. Ceux qui porteront ces plaques seront appelés Citoyens de choix ou simplementElus, & ne pourront plus être simples Nonces, députés au tribunal, ni commissaires à la chambre : mais ils seront autant de candidats pour les places de Sénateurs. Nul ne pourra entrer au Sénat qu’il n’ait passé par ce second grade, qu’il n’en ait porté la marque, & tous les Sénateurs députés qui selon le projet en seront immédiatement tirés, continueront de la porter jusqu’à ce qu’ils parviennent au troisieme grade.

C’est parmi ceux qui auront atteint le second, que je voudrois choisir les principaux des colleges & inspecteurs de l’éducation des enfans. Ils pourroient être obligés de remplir un certain tems cet emploi avant que d’être admis au Sénat, & seroient tenus de présenter à la Diete l’approbation du college des administrateurs de l’éducation : sans oublier que cette approbation comme toutes les autres doit toujours être visée par la voix publique qu’on a mille moyens de consulter. L’élection des Sénateurs députés se fera dans la chambre des Nonces à chaque Diete ordinaire, en sorte qu’ils ne resteront que deux ans en place ; mais ils pourront être continués ou élus derechef deux autres fois, pourvu que chaque fois en sortant de place, ils aient préalablement obtenu de la même chambre un acte d’approbation semblable à celui qu’il est nécessaire d’obtenir des Diétines, pour être élu Nonce une seconde & troisieme fois : car sans un acte pareil obtenu à chaque gestion l’on ne parviendra plus à rien, & l’on n’aura pour n’être pas exclu du Gouvernement, que la ressource de recommencer par les grades inférieurs, ce qui doit être permis pour ne pas ôter à un citoyen zélé, quelque faute qu’il puisse avoir commise tout espoir de l’effacer & de parvenir. Au reste, on ne doit jamais charger aucun comité particulier d’expédier ou refuser ces certificats ou approbations, il faut toujours que ces jugemens soient portés par toute la chambre, ce qui se fera sans embarras ni perte de tems si l’on suit pour le jugement des Sénateurs députés sortant de place, la même méthode des cartons que j’ai proposée pour leur élection.

On dira peut-être ici que tous ces actes d’approbation donnés d’abord par des Corps particuliers, ensuite par les Diétines & enfin par la Diete, seront moins accordés au mérite à la justice & à la vérité qu’extorqués par la brigue & le crédit. À cela je n’ai qu’une chose à répondre. J’ai cru parler à un peuple qui sans être exempt de vices, avoit encore du ressort & des vertus ; & cela supposé, mon projet est bon. Mais si déjà la Pologne en est à ce point que tout y soit vénal & corrompu jusqu’à la racine ; c’est en vain qu’elle cherche à réformer ses loix & à conserver sa liberté, il faut qu’elle y renonce & qu’elle plie sa tête au joug. Mais revenons.

Tout Sénateur député qui l’aura été trois fois avec approbation passera de droit au troisieme grade le plus élevé dans l’Etat, & la marque lui en sera conférée par le Roi sur la nomination de la Diete. Cette marque sera une plaque d’acier bleu semblable aux précédentes & portera cette inscription : Custos legum. Ceux qui l’auront reçue la porteront tout le reste de leur vie à quelque poste éminent qu’ils parviennent, & même sur le Trône quand il leur arrivera d’y monter.

Les Palatins & grands Castellans ne pourront être tirés que du Corps des gardiens des lois, de la même maniere que ceux-ci l’ont été des citoyens élusm c’est-à-dire, par le choix de la Diete ; & comme ces Palatins occupent les postes les plus éminens de la République, & qu’ils les occupent à vie, afin que leur émulation ne s’endorme pas dans les places où ils en voient plus que le Trône au-dessus d’eux, l’acces leur en sera ouvert, mais de maniere à n’y pouvoir arriver encore que par la voix publique & à force de vertu.

Remarquons avant que d’aller plus loin que la carriere que je donne à parcourir aux citoyens pour arriver graduellement à la tête de la République, paroît assez bien proportionnée aux mesures de la vie humaine pour que ceux qui tiennent les rênes du Gouvernement ayant passé la fougue de la jeunesse puissent néanmoins être encore dans la vigueur de l’âge, & qu’apres quinze ou vingt ans d’épreuve continuellement sous les yeux du public il leur reste encore un assez grand nombre d’années à faire jouir la patrie de leurs talens de leur expérience & de leurs vertus, & à jouir eux-mêmes dans les premieres places de l’Etat du respect & des honneurs qu’ils auront si bien mérités. En supposant qu’un homme commence à vingt ans d’entrer dans les affaires, il est possible qu’à trente-cinq il soit déjà Palatin ; mais comme il est bien difficile & qu’il n’est pas même à propos que cette marche graduelle se fasse si rapidement, on n’arrivera guere à ce poste éminent, avant la quarantaine, & c’est l’âge à mon avis le plus convenable pour réunir toutes les qualités qu’on doit rechercher dans un homme d’Etat. Ajoutons ici que cette marche paroît appropriée autant qu’il est possible aux besoins du Gouvernement. Dans le calcul des probabilités j’estime qu’on aura tous les deux ans au moins cinquante nouveaux citoyens élus & vingt gardiens des loix : nombres plus que suffisans pour recruter les deux parties du Sénat auxquelles menent respectivement ces deux grades. Car on voit aisément que quoique le premier rang du Sénat soit le plus nombreux, étant à vie il aura moins souvent des places à remplir que le second qui, dans mon projet, se renouvelle à chaque Diete ordinaire.

On a déjà vu & l’on verra bientôt encore que je ne laisse pas oisifs les élus surnuméraires en attendant qu’ils entrent au Sénat comme Députés ; pour ne pas laisser oisifs non plus les gardiens des lois, en attendant qu’ils y rentrent comme Palatins ou Castellans, c’est de leur corps que je formerois le college des administrateurs de l’éducation dont j’ai parlé ci-devant. On pourroit donner pour Président à ce college le Primat ou un autre Evêque, en statuant au surplus qu’aucun autre ecclésiastique, fût-il évêque & Sénateur, ne pourroit y être admis.

Voilà, ce me semble, une marche assez bien graduée pour la partie essentielle & intermédiaire du tout, savoir la noblesse & les magistrats ; mais il nous manque encore les deux extrêmes, savoir le peuple & le Roi. Commençons par le premier jusqu’ici compté pour rien, mais qu’il importe enfin de compter pour quelque chose, si l’on veut donner une certaine force une certaine consistance à la Pologne. Rien de plus délicat que l’opération dont il s’agit ; car enfin, bien que chacun sente quel grand mal c’est pour la République que la nation soit en quelque façon renfermée dans l’ordre Equestre, & que tout le reste paysans & bourgeois soit nul, tant dans le Gouvernement que dans la législation, telle est l’antique constitution. Il ne seroit en ce moment ni prudent ni possible de la changer tout d’un coup ; mais il peut l’être d’amener par degrés ce changement, de faire sans révolution sensible, que la partie la plus nombreuse de la nation s’attache d’affection à la patrie & même au Gouvernement. Cela s’obtiendra par deux moyens ; le premier, une exacte observation de la justice, en sorte que le serf & le roturier n’ayant jamais à craindre d’être injustement vexés par le noble, se guérissent de l’aversion qu’ils doivent naturellement avoir pour lui. Ceci demande une grande réforme dans les tribunaux & un soin particulier pour la formation du Corps des avocats. Le second moyen, sans lequel le premier n’est rien est d’ouvrir une porte aux serfs pour acquérir la liberté & aux bourgeois pour acquérir la noblesse. Quand la chose dans le fait ne seroit pas praticable, il faudroit au moins qu’on la vît telle en possibilité ; mais on peut faire plus, ce me semble, & cela sans courir aucun risque. Voici par exemple un moyen qui me paroît mener de cette maniere au but proposé.

Tous les deux ans dans l’intervalle d’une Diete à l’autre, on choisiroit dans chaque province un tems & un lieu convenables où les Elus de la même province qui ne seroient pas encore Sénateurs députés s’assembleroient, sous la présidence d’un Custos legum qui ne seroit pas encore Sénateur à vie, dans un comité censorial ou de bienfaisance auquel on inviteroit, non tous les curés, mais seulement ceux qu’on jugeroit les plus dignes de cet honneur. Je crois même que cette préférence formant un jugement tacite aux yeux du peuple pourroit jetter aussi quelque émulation parmi les curés de village, & en garantir un grand nombre des mœurs crapuleuses auxquelles ils ne sont que trop sujets.

Dans cette assemblée, où l’on pourroit encore appeler des vieillards & notables de tous les états, on s’occuperoit à l’examen des projets d’établissemens utiles pour la province, on entendroit les rapports des curés sur l’état de leurs paroisses & des paroisses voisines, celui des notables sur l’état de la culture, sur celui des familles de leur canton, on vérifieroit soigneusement ces rapports ; chaque membre du comité y ajouteroit ses propres observations, & l’on tiendroit de tout cela un fidele registre dont on tireroit des mémoires succincts, pour les Diétines. On examineroit en détail les besoins des familles surchargées, des infirmes, des veuves, des orphelins, & l’on y pourvoiroit proportionnellement sur un fonds formé par les contributions gratuites des aisés de la province. Ces contributions seroient d’autant moins onéreuses qu’elles deviendroient le seul tribut de charité, attendu qu’on ne doit souffrir dans toute la Pologne ni mendians ni hôpitaux. Les Prêtres, sans doute, crieront beaucoup pour la conservation des hôpitaux, & ces cris ne sont qu’une raison de plus pour les détruire.

Dans ce même comité, qui ne s’occuperoit jamais de punitions ni de réprimandes, mais seulement de bienfaits de louanges & d’encouragemens, on feroit sur de bonnes informations des listes exactes des particuliers de tous états, dont la conduite seroit digne d’honneur & de récompense. [2] Ces listes seroient envoyées au Sénat & au Roi pour y avoir égard dans l’occasion & placer toujours bien leurs choix & leurs préférences, & c’est sur les indications des mêmes assemblées que seroient données dans les colleges par les administrateurs de l’éducation les places gratuites dont j’ai parlé ci-devant.

Mais la principale & plus importante occupation de ce comité seroit de dresser sur de fideles mémoires & sur le rapport de la voix publique bien vérifié, un rôle des paysans qui se distingueroient par une bonne conduite une bonne culture de bonnes mœurs, par le soin de leur famille, par tous les devoirs de leur état bien remplis. Ce rôle seroit ensuite présenté à la Diétine qui y choisiroit un nombre fixé par la loi pour être affranchi, & qui pourvoiroit par des moyens convenus au dédommagement des patrons, en les faisant jouir d’exemptions, de prérogatives, d’avantages enfin proportionnés au nombre de leurs paysans qui auroient été trouvés dignes de la liberté. Car il faudroit absolument faire en sorte qu’au lieu d’être onéreux au maître l’affranchissement du serf lui devînt honorable & avantageux. Bien entendu que pour éviter l’abus ces affranchissemens ne se feroient point par les maîtres, mais dans les Diétines par jugement & seulement jusqu’au nombre fixé par la loi.

Quand on auroit affranchi successivement un certain nombre de familles dans un canton, l’on pourroit affranchir des villages entiers, y former peu-à-peu des communes, leur assigner quelques biens fonds quelques terres communales comme en Suisse, y établir des officiers communaux, & lorsqu’on auroit amené par degrés les choses jusqu’à pouvoir sans révolution sensible achever l’opération en grand, leur rendre enfin le droit que leur donna la nature de participer à l’administration de leur pays en envoyant des Députés aux Diétines. Tout cela fait on armeroit tous ces paysans devenus hommes libres & citoyens, on les enrégimenteroit, on les exerceroit, & l’on finiroit par avoir une milice vraiment excellente, plus que suffisante pour la défense de l’Etat.

On pourroit suivre une méthode semblable pour l’annoblissement d’un certain nombre de bourgeois, & même sans les annoblir leur destiner certains postes brillans qu’ils rempliroient seuls à l’exclusion des nobles, & cela à l’imitation des Vénitiens si jaloux de leur noblesse, qui néanmoins outre d’autres emplois subalternes, donnent toujours à un Citadin la seconde place de l’Etat, savoir celle de grand Chancelier, sans qu’aucun Patricien puisse jamais y prétendre. De cette maniere, ouvrant à la bourgeoisie la porte de la noblesse & des honneurs, on l’attacheroit d’affection à la patrie & au maintien de la constitution. On pourroit encore sans annoblir les individus, annoblir collectivement certaines villes, en préférant celles où fleuriroient davantage le commerce l’industrie & les arts, & où par conséquent l’administration municipale seroit la meilleure. Ces villes annoblies pourroient, à l’instar des villes impériales envoyer des Nonces à la Diete, & leur exemple ne manqueroit pas d’exciter dans toutes les autres un vif désir d’obtenir le même honneur.

Les comités censoriaux chargés de ce département de bienfaisance qui jamais à la honte des Rois & des peuples, n’a encore existé nulle part, seroient, quoique sans élection, composés de la maniere la plus propre à remplir leurs fonctions avec zele & intégrité, attendu que leurs membres aspirant aux places sénatoriales où menent leurs grades respectifs, porteroient une grande attention à mériter par l’approbation publique les suffrages de la Diete, & ce seroit une occupation suffisante pour tenir ces aspirans en haleine & sous les yeux du public dans les intervalles qui pourroient séparer leurs élections successives. Remarquez que cela se feroit cependant sans les tirer pour ces intervalles de l’état de simples citoyens gradués, puisque cette espece de tribunal, si utile & si respectable, n’ayant jamais que du bien à faire ne seroit revêtu d’aucune puissance coactive : ainsi je ne multiplie point ici les magistratures, mais je me sers chemin faisant du passage de l’une à l’autre pour tirer parti de ceux qui les doivent remplir.

Sur ce plan, gradué dans son exécution par une marche successive qu’on pourroit précipiter, ralentir, ou même arrêter selon son bon ou mauvais succes, on n’avanceroit qu’à volonté, guidé par l’expérience, on allumeroit dans tous les états inférieurs un zele ardent pour contribuer au bien public, on parviendroit enfin à vivifier toutes les parties de la Pologne, & à les lier de maniere à ne faire plus qu’un même Corps dont la vigueur & les forces seroient au moins décuplées de ce qu’elles peuvent être aujourd’hui, & cela, avec l’avantage inestimable d’avoir évité tout changement vif & brusque & le danger des révolutions.

Vous avez une belle occasion de commencer cette opération d’une maniere éclatante & noble qui doit faire le plus grand effet. Il n’est pas possible que dans les malheurs que vient d’essuyer la Pologne les confédérés n’aient reçu des assistances & des marques d’attachement de quelques bourgeois & même de quelques paysans. Imitez la magnanimité des Romains, si soigneux, après les grandes calamités de leur République, de combler des témoignages de leur gratitude les étrangers les sujets les esclaves & même jusqu’aux animaux qui durant leurs disgrâces leur a rendu quelques services signalés. O le beau début à mon gré que de donner solennellement la noblesse à ces bourgeois & la franchise à ces paysans, & cela avec toute la pompe & tout l’appareil qui peuvent rendre cette cérémonie auguste touchante & mémorable ! Et ne vous en tenez pas à ce début. Ces hommes ainsi distingués doivent demeurer toujours les enfans de choix de la patrie. Il faut veiller sur eux, les protéger, les aider, les soutenir, fussent-ils même de mauvais sujets. Il faut à tout prix les faire prospérer toute leur vie, afin que par cet exemple mis sous les yeux du public la Pologne montre à l’Europe entiere ce que doit attendre d’elle dans ses succes quiconque osa l’assister dans sa détresse.

Voilà quelque idée grossiere & seulement par forme d’exemple de la maniere dont on peut procéder pour que chacun voye devant lui la route libre pour arriver à tout, que tout tende graduellement en bien servant la patrie aux rangs les plus honorables, & que la vertu puisse ouvrir toutes les portes que la fortune se plaît à fermer.

Mais tout n’est pas fait encore, & la partie de ce projet qui me reste à exposer est sans contredit la plus embarrassante & la plus difficile ; elle offre à surmonter des obstacles contre lesquels la prudence & l’expérience des politiques les plus consommés ont toujour s’échoué. Cependant il me semble qu’en supposant mon projet adopté, avec le moyen très-simple que j’ai à proposer, toutes les difficultés sont levées, tous les abus sont prévenus, & ce qui sembloit faire un nouvel obstacle se tourne en avantage dans l’exécution.

CHAPITRE XIV.

Election des Rois.

Toutes ces difficultés se réduisent à celle de donner à l’Etat un chef dont le choix ne cause pas des troubles & qui n’attente pas à la liberté. Ce qui augmente la même difficulté est que ce chef doit être doué des grandes qualités nécessaires à quiconque ose gouverner des hommes libres. L’hérédité de la Couronne prévient les troubles, mais elle amene la servitude ; l’élection maintient la liberté, mais à chaque regne elle ébranle l’Etat. Cette alternative est fâcheuse, mais avant de parler des moyens de l’éviter, qu’on me permette un moment de réflexion sur la maniere dont les Polonois disposent ordinairement de leur Couronne.

D’abord, je le demande ; pourquoi faut-il qu’ils se donnent des Rois étrangers ? Par quel singulier aveuglement ont-ils pris ainsi le moyen le plus sûr d’asservir leur nation, d’abolir leurs usages, de se rendre le jouet des autres Cours, & d’augmenter à plaisir l’orage des interregnes ? Quelle injustice envers eux-mêmes, quel affront fait à leur patrie, comme si, désespérant de trouver dans son sein un homme digne de les commander, ils étoient forcés de l’aller chercher au loin ! Comment n’ont-ils pas senti, comment n’ont-ils pas vu que c’étoit tout le contraire ? Ouvrez les annales de votre nation, vous ne la verrez jamais illustre & triomphante que sous des Rois Polonais ; vous la verrez presque toujours opprimée & avilie sous les étrangers. Que l’expérience vienne enfin à l’appui de la raison ; voyez quels maux vous vous faites & quels biens vous vous ôtez.

Car, je le demande encore, comment la nation Polonaise ayant tant fait que de rendre sa Couronne élective, n’a-t-elle point songé à tirer parti de cette loi pour jetter parmi les membres de l’administration, une émulation de zele & de gloire, qui seule eût plus fait pour le bien de la patrie que toutes les autres loix ensemble ? Quel ressort puissant sur des ames grandes & ambitieuses que cette Couronne destinée au plus digne & mise en perspective devant les yeux de tout citoyen qui saura mériter l’estime publique ! Que de vertus, que de nobles efforts l’espoir d’en acquérir le plus haut prix ne doit-il pas exciter dans la nation, quel ferment de patriotisme dans tous les cœurs, quand on sauroit bien que ce n’est que par-là qu’on peut obtenir cette place devenue l’objet secret des vœux de tous les particuliers, si-tôt qu’à force de mérite & de services il dépendra d’eux de s’en approcher toujours davantage, & si la fortune les seconde, d’y parvenir enfin tout-à-fait ! Cherchons le meilleur moyen de mettre en jeu ce grand ressort si puissant dans la République, & si négligé jusqu’ici. L’on me dira qu’il ne suffit pas de ne donner la Couronne qu’à des Polonois, pour lever les difficultés dont il s’agit : c’est ce que nous verrons tout-à-l’heure après que j’aurai proposé mon expédient ; cet expédient est simple, mais il paroîtra d’abord manquer le but que je viens de marquer moi-même, quand j’aurai dit qu’il consiste à faire entrer le sort dans l’élection des Rois. Je demande en grâce qu’on me laisse le tems de m’expliquer, ou seulement qu’on me relise avec attention.

Car si l’on dit ; comment s’assurer qu’un Roi tiré au sort ait les qualités requises pour remplir dignement sa place, on fait une objection que j’ai déjà résolue ; puisqu’il suffit pour cet effet que le Roi ne puisse être tiré que des Sénateurs à vie ; car puisqu’ils seront tirés eux-mêmes de l’ordre des Gardiens des loix, & qu’ils auront passé avec honneur par tous les grades de la République, l’épreuve de toute leur vie & l’approbation publique dans tous les postes qu’ils auront remplis seront des garans suffisans du mérite & des vertus de chacun d’eux.

Je n’entends pas néanmoins que même entre les Sénateurs à vie le sort décide seul de la préférence. Ce seroit toujours manquer en partie le grand but qu’on doit se proposer. Il faut que le sort fasse quelque chose & que le choix fasse beaucoup, afin d’un côté d’amortir les brigues & les menées des puissances étrangeres & d’engager de l’autre tous les Palatins par un si grand intérêt à ne point se relâcher dans leur conduite, mais à continuer de servir la patrie avec zele pour mériter la préférence sur leurs concurrens.

J’avoue que la classe de ces concurrens me paroît bien nombreuse si l’on y fait entrer les grands Castellans presque égaux en rang aux Palatins par la constitution présente ; mais je ne vois pas quel inconvénient il y auroit à donner aux seuls Palatins l’acces immédiat au Trône. Cela feroit dans le même ordre un nouveau grade que les grands Castellans auroient encore à passer pour devenir Palatins, & par conséquent un moyen de plus pour tenir le Sénat dépendant du législateur. On a déjà vu que ces grands Castellans me paroissent superflus dans la constitution. Que néanmoins pour éviter tout grand changement on leur laisse leur place & leur rang au Sénat, je l’approuve. Mais dans la graduation que je propose rien n’oblige de les mettre au niveau des Palatins, & comme rien n’en empêche non plus on pourra sans inconvénient se décider pour le parti qu’on jugera le meilleur. Je suppose ici que ce parti préféré sera d’ouvrir aux seuls Palatins l’acces immédiat au Trône.

Aussi-tôt donc après la mort du Roi, c’est-à-dire dans le moindre intervalle qu’il sera possible & qui sera fixé par la loi, la Diete d’élection sera solemnellement convoquée ; les noms de tous les Palatins seront mis en concurrence & il en sera tiré trois au sort avec toutes les précautions possibles pour qu’aucune fraude n’altere cette opération. Ces trois noms seront à haute voix déclarés à l’assemblée, qui, dans la même séance & à la pluralité des voix choisira celui qu’elle préfere, & il sera proclamé Roi des le même jour.

On trouvera dans cette forme d’élection un grand inconvénient, je l’avoue ; c’est que la nation ne puisse choisir librement dans le nombre des Palatins celui qu’elle honore*

[*W. mss. "préfere"] & chérit davantage, & qu’elle juge le plus digne de la royauté. Mais cet inconvénient n’est pas nouveau en Pologne où l’on a vu dans plusieurs élections que sans égard pour ceux que la nation favorise on la force de choisir celui qu’elle eût rebuté :*

[*W. mss. favorise...rebutes "favorisoit, on l’a forcée de choisir celui auroit rebuté." ] mais pour cet avantage qu’elle n’avoit plus & qu’elle sacrifie, combien d’autres plus importans elle gagne par cette forme d’élection !

Premierement l’action du sort amortit tout d’un coup les factions & brigues des nations étrangeres qui ne peuvent influer sur cette élection, trop incertaines du succes pour y mettre beaucoup d’efforts, vu que la fraude même seroit insuffisante en faveur d’un sujet que la nation peut toujours rejetter. La grandeur seule de cet avantage est telle qu’il assure le repos de la Pologne, étouffe la vénalité dans la Républiques, & laisse à l’élection presque toute la tranquillité de l’hérédité.

Le même avantage a lieu contre les brigues mêmes des Candidats ; car qui d’entre eux voudra se mettre en frais pour s’assurer une préférence qui ne dépend point des hommes, & sacrifier sa fortune à un événement qui tient à tant de chances contraires pour une favorable ? Ajoutons que ceux que le sort a favorisés ne sont plus à tems d’acheter des électeurs, puisque l’élection doit se faire dans la même séance.

Le choix libre de la nation entre trois Candidats la préserve des inconvéniens du sort qui, par supposition, tomberoit sur un sujet indigne : car, dans cette supposition, la nation se gardera de le choisir, & il n’est pas possible qu’entre *

[*W. mss. "Car...entre" barrés, la phrase ajoute "Le choix libre de la nation entre trois candidats la préserve des inconvénients du sort qui par supposition tomberoit."] trente-trois hommes illustres, l’élite de la nation, où l’on ne comprend pas même comment il peut se trouver un seul sujet indigne, ceux que favorisera le sort le soient tous les trois. Ainsi, & cette observation est d’un grand poids : nous réunissons par cette forme tous les avantages de l’élection à ceux de l’hérédité.

Car premierement la Couronne ne passant point du pere au fils, il n’y aura jamais continuité de systême pour l’asservissement de la République. En second lieu le sort même dans cette forme est l’instrument d’une élection éclairée & volontaire. Dans le Corps respectable des Gardiens des loix & des Palatins qui en sont tirés, il ne peut faire un choix, quel qu’il puisse être, qui n’oit été déjà fait par la nation.

Mais voyez quelle émulation cette perspective doit porter dans le corps des Palatins & grands Castellans qui dans des places à vie pourroient se relâcher par la certitude qu’on ne peut plus les leur ôter. Ils ne peuvent plus être contenus par la crainte ; mais l’espoir de remplir un Trône que chacun d’eux voit si près de lui est un nouvel aiguillon qui les tient sans cesse attentifs sur eux-mêmes. Ils savent que le sort les favoriseroit en vain s’ils sont rejetés à l’élection & que le seul moyen d’être choisis est de le mériter. Cet avantage est trop grand trop évident pour qu’il soit nécessaire d’y insister.

Supposons un moment pour aller au pis qu’on ne peut éviter la fraude dans l’opération du sort & qu’un des concurrens vint à tromper la vigilance de tous les autres si intéressés à cette opération. Cette fraude seroit un malheur pour les Candidats exclus, mais l’effet pour la République seroit le même que si la décision du sort eût été fidele : car on n’en auroit pas moins l’avantage de l’élection, on n’en préviendroit pas moins les troubles des interregnes & les dangers de l’hérédité ; le Candidat que son ambition séduiroit jusqu’à recourir à cette fraude n’en seroit pas moins au surplus un homme de mérite, capable au jugement de la nation de porter la Couronne avec honneur ; & enfin, même après cette fraude, il n’en dépendroit pas moins pour en profiter du choix subséquent & formel de la République.

Par ce projet adopté dans toute son étendue, tout est lié dans l’Etat, & depuis le dernier particulier jusqu’au premier Palatin, nul ne voit aucun moyen d’avancer que par la route du devoir & de l’approbation publique. Le Roi seul, une fois élu, ne voyant plus que les loix au-dessus de lui, n’a nul autre frein qui le contienne, & n’ayant plus besoin de l’approbation publique, il peut s’en passer sans risque si ses projets le demandent. Je ne vois gueres à cela qu’un remede auquel même il ne faut pas songer. Ce seroit que la Couronne fût en quelque maniere amovible & qu’au bout de certaines périodes les Rois eussent besoin d’être confirmés. Mais encore une fois cet expédient n’est pas proposable ; tenant le Trône & l’Etat dans une agitation continuelle, il ne laisseroit jamais l’administration dans une assiette assez solide pour pouvoir s’appliquer uniquement & utilement au bien public.

Il fut un usage antique qui n’a jamais été pratiqué que chez un seul peuple, mais dont il est étonnant que le succes n’ait tenté aucuns autre de l’imiter. Il est vrai qu’il n’est guere propre qu’à un royaume électif, quoique inventé & pratiqué dans un royaume héréditaire. Je parle du jugement des Rois d’Egypte après leur mort, & de l’arrêt par lequel la sépulture & les honneurs royaux leur étoient accordés ou refusés selon qu’ils avoient bien ou mal gouverné l’Etat durant leur vie. L’indifférence des modernes sur tous les objets moraux & sur tout ce qui peut donner du ressort aux ames leur fera sans doute regarder l’idée de rétablir cet usage pour les Rois de Pologne comme une folie, & ce n’est pas à des François, sur-tout à des philosophes que je voudrois tenter de la faire adopter, mais je crois qu’on peut la proposer à des Polonois. J’ose même avancer que cet établissement auroit chez eux de grands avantages auxquels il est impossible de suppléer d’aucune autre maniere, & pas un seul inconvénient. Dans l’objet présent on voit qu’à moins d’une ame vile & insensible à l’honneur de sa mémoire, il n’est pas possible que l’intégrité d’un jugement inévitable n’en impose au Roi & ne mette à ses passions un frein plus ou moins fort, je l’avoue, mais toujours capable de les contenir jusqu’à certain point ; sur-tout quand on y joindra l’intérêt de ses enfans dont le sort sera décidé par l’arrêt porté sur la mémoire du pere.

Je voudrois donc qu’apres la mort de chaque Roi, son corps fût déposé dans un lieu sortable jusqu’à ce qu’il eût été prononcé sur sa mémoire ; que le tribunal qui doit en décider & décerner sa sépulture fût assemblé le plus-tôt qu’il seroit possible, que là sa vie & son regne fussent examinés séverement, & qu’apres des informations, dans lesquelles tout citoyen seroit admis à l’accuser & à le défendre, le proces bien instruit fût suivi d’un arrêt porté avec toute la solemnité possible.

En conséquence de cet arrêt, s’il étoit favorable, le feu Roi seroit déclaré bon & juste Prince, son nom inscrit avec honneur dans la liste des Rois de Pologne, son corps mis avec pompe dans leur sépulture, l’épithete de glorieuse mémoire ajoutée à son nom dans tous les actes & discours publics, un douaire assigné à sa veuve, & ses enfans, déclarés Princes-royaux seroient honorée leur vie durant, de tous les avantages attachés à ce titre.

Que si au contraire il étoit trouvé coupable d’injustice, de violence, de malversation, & sur-tout d’avoir attenté à la liberté publique, sa mémoire seroit condamnée & flétrie, son corps, privé de la sépulture royale, seroit enterré sans honneur comme celui d’un particulier, son nom effacé du registre public des Rois, & ses enfans privés du titre de Princes-royaux & des prérogatives qui y sont attachées, rentreroient dans la classe des simples citoyens, sans aucune distinction honorable ni flétrissante.

Je voudrois que ce jugement se fît avec le plus grand appareil, mais qu’il précédât s’il étoit possible, l’élection de son successeur, afin que le crédit de celui-ci ne pût influer sur la sentence dont il auroit pour lui-même intérêt d’adoucir la sévérité. Je sais qu’il seroit à désirer qu’on eût plus de tems pour dévoiler bien des vérités cachées & mieux instruire le proces. Mais si l’on tardoit après l’élection, j’aurois peur que cet acte important ne devînt bientôt qu’une vaine cérémonie, & comme il arriveroit infailliblement dans un royaume héréditaire, plutôt une oraison funebre du Roi défunt qu’un jugement juste & sévere sur sa conduite. Il vaut mieux en cette occasion donner davantage à la voix publique & perdre quelques lumieres de détail pour conserver l’intégrité & l’austérité d’un jugement qui sans cela deviendroit inutile.

À l’égard du tribunal qui prononceroit cette sentence, je voudrois que ce ne fût ni le Sénat ni la Diete ni aucun Corps revêtu de quelque autorité dans le Gouvernement, mais un ordre entier de citoyens qui ne peut être aisément ni trompé ni corrompu. Il me paroît que les Cives electi, plus instruits plus expérimentés que les servans d’Etat, & moins intéressés que les gardiens des loix déjà trop voisins du Trône, seroient précisément le Corps intermédiaire où l’on trouveroit à la fois le plus de lumieres & d’intégrité, le plus propre à ne porter que des jugemens sûrs & par-là préférables aux deux autres en cette occasion. Si même il arrivoit que ce Corps ne fût pas assez nombreux pour un jugement de cette importance, j’aimerois mieux qu’on lui donnât des adjoins tirés des servans d’Etat que des Gardiens des loix. Enfin je voudrois que ce tribunal ne fût présidé par aucun homme en place, mais par un Maréchal tiré de son Corps & qu’il éliroit lui-même, comme ceux des Dietes & des confédérations : tant il faudroit éviter qu’aucun intérêt particulier n’influât dans cet acte, qui peut devenir très-auguste ou très-ridicule selon la maniere dont il y sera procédé.

En finissant cet article de l’élection & du jugement des Rois, je dois dire ici qu’une chose dans vos usages m’a paru bien choquante & bien contraire à l’esprit de votre constitution ; c’est de la voir presque renversée & anéantie à la mort du Roi jusqu’à suspendre & fermer tous les tribunaux, comme si cette constitution tenoit tellement à ce Prince, que la mort de l’un fût la destruction de l’autre. Eh, mon Dieu ! ce devroit être exactement le contraire. Le Roi mort, tout devroit aller comme s’il vivoit encore ; on devroit s’appercevoir à peine qu’il manque une piece à la machine, tant cette piece étoit peu essentielle à sa solidité. Heureusement cette inconséquence ne tient à rien. Il n’y a qu’à dire qu’elle n’exister a plus, & rien au surplus ne doit être changé : mais il ne faut pas laisser subsister cette étrange contradiction ; car si c’en est une déjà dans la présente constitution, c’en seroit une bien plus grande encore après la réforme.

CHAPITRE XV.

Conclusion.

Voila mon plan suffisamment esquissé. Je m’arrête. Quel que soit celui qu’on adoptera l’on ne doit pas oublier ce que j’ai dit dans le Contrat Social de l’état de foiblesse & d’anarchie où se trouve une nation tandis qu’elle établit ou réforme sa constitution. Dans ce moment de désordre & d’effervescence elle est hors d’état de faire aucune résistance & le moindre choc est capable de tout renverser. Il importe donc de se ménager à tout prix un intervalle de tranquillité durant lequel on puisse sans risque agir sur soi-même & rajeunir sa constitution. Quoique les changemens à faire dans la vôtre ne soient pas fondamentaux & ne paroissent pas fort grands, ils sont suffisans pour exiger cette précaution, & il faut nécessairement un certain tems pour sentir l’effet de la meilleure réforme & prendre la consistance qui doit en être le fruit. Ce n’est qu’en supposant que le succes réponde au courage des confédérés & à la justice de leur cause, qu’on peut songer à l’entreprise dont il s’agit. Vous ne serez jamais libres tant qu’il restera un seul soldat Russe en Pologne, & vous serez toujours menacés de cesser de l’être, tant que la Russie se mêlera de vos affaires. Mais si vous parvenez à la forcer de traiter avec vous comme de puissance à puissance & non plus comme de protecteur à protégé, profitez alors de l’épuisement où l’aura jettée la guerre de Turquie pour faire votre œuvre avant qu’elle puisse la troubler. Quoique je ne fasse aucun cas de la sûreté qu’on se procure au dehors par des traités, cette circonstance unique vous forcera peut-être de vous étayer autant qu’il se peut de cet appui, ne fût-ce que pour connoître la disposition présente de ceux qui traiteront avec vous. Mais ce cas excepté & peut-être en d’autres tems quelques traités de commerce, ne vous fatiguez pas à de vaines négociations, ne vous ruinez pas en ambassadeurs & ministres dans d’autres Cours, & ne comptez pas les alliances & traités pour quelque chose. Tout cela ne sert de rien avec les puissances chrétiennes : elles ne connoissent d’autres liens que ceux de leur intérêts ; quand elles le trouveront à remplir leurs engagemens elles les rempliront, quand elles le trouveront à les rompre elles les rompront, autant vaudroit n’en point prendre. Encore, si cet intérêt étoit toujours vrai, la connoissance de ce qu’il leur convient de faire pourroit faire prévoir ce qu’elles feront. Mais ce n’est presque jamais la raison d’Etat qui les guide, c’est l’intérêt momentané d’un ministre, d’une fille, d’un favori ; c’est le motif *

[*W. mss. "c’est le motif" en marges] qu’aucune sagesse humaine n’a pu prévoir qui les détermine tantôt pour tantôt contre, leurs vrais intérêts. De quoi peut-on s’assurer avec des gens qui n’ont aucun systême fixe, & qui ne se conduisent que par des impulsions fortuites ? Rien n’est plus frivole que la science politique des Cours : comme elle n’a nul principe assuré, l’on n’en peut tirer aucune conséquence certaine, & toute cette belle doctrine des intérêts des Princes est un jeu d’enfants qui fait rire les hommes sensés.

Ne vous appuyez donc avec confiance ni sur vos alliés ni sur vos voisins ; vous n’en avez qu’un sur lequel vous puissiez un peu compter. C’est le Grand-Seigneur, & vous ne devez rien épargner pour vous en faire un appui : non que ses maximes d’Etat soient beaucoup plus certaines que celles des autres puissances. Tout y dépend également d’un Vizir d’une Favorite d’une intrigue de serrail ; mais l’intérêt de la Porte est clair, simple, il s’agit de tout pour elle, & généralement il y regne avec bien moins de lumieres & de finesse, plus de droiture & de bon sens. On a du moins avec elle cet avantage de plus qu’avec les puissances chrétiennes, qu’elle aime à remplir ses engagemens & respecte ordinairement les traités. Il faut tâcher d’en faire avec elle un pour vingt ans, aussi fort, aussi clair qu’il sera possible. Ce traité, tant qu’une autre puissance cachera ses projets, sera le meilleur peut-être le seul garant que vous puissiez avoir, & dans l’état où la présente guerre laissera vraisemblablement la Russie, j’estime qu’il peut vous suffire pour entreprendre avec sûreté votre ouvrage ; d’autant plus que l’intérêt commun des puissances de l’Europe & sur-tout de vos autres voisins est de vous laisser toujours pour barriere entre eux & les Russes, & qu’à force de changer de folies il faut bien qu’ils soient sages au moins quelque fois.

Une chose me fait croire que généralement on vous verra sans jalousie travailler à la réforme de votre constitution. C’est que cet ouvrage ne tend qu’à l’affermissement de la législation, par conséquent de la liberté, & que cette liberté passe dans toutes les Cours pour une manie de visionnaires qui tend plus à affoiblir qu’à renforcer un Etat. C’est pour cela que la France a toujours favorisé la liberté du Corps Germanique & de la Hollande, & c’est pour cela qu’aujourd’hui la Russie favorise le Gouvernement présent de Suede, & contrecarre de toutes ses forces les projets du Roi. Tous ces grands ministres qui, jugeant les hommes en général sur eux-mêmes & ceux qui les entourent, croient les connoître, sont bien loin d’imaginer quel ressort l’amour de la patrie & l’élan de la vertu peuvent donner à des ames libres. Ils ont beau être les dupes de la basse opinion qu’ils ont des Républiques & y trouver dans toutes leurs entreprises une résistance qu’ils n’attendoient pas, ils ne reviendront jamais d’un préjugé fondé sur le mépris dont ils se sentent dignes & sur lequel ils apprécient le genre-humain. Malgré l’expérience assez frappante que les Russes viennent des faire en Pologne rien ne les fera changer d’opinion. Ils regarderont toujours les hommes libres comme il faut les regarder eux-mêmes, c’est-à-dire comme des hommes nuls, sur lesquels deux seuls instrumens ont prise, savoir l’argent & le knout. S’ils voient donc que la République de Pologne, au lieu de s’appliquer à remplir ses coffres, à grossir ses finances, à lever bien des troupes réglées, songe au contraire à licencier son armée & à se passer d’argent, ils croiront qu’elle travaille à s’affoiblir, & persuadés qu’ils n’auront, pour en faire la conquête qu’à s’y présenter quand ils voudront, ils la laisseront se régler tout à son aise, en se moquant en eux-mêmes de son travail. Et il faut convenir que l’état de liberté ôte à un peuple la force offensive, & qu’en suivant le plan que je propose on doit renoncer à tout espoir de conquête. Mais que, votre œuvre faite, dans vingt ans les Russes tentent de vous envahir, & ils connoîtront quels soldats sont pour la défense de leurs foyers ces hommes de paix qui ne savent pas attaquer ceux des autres, & qui ont oublié le prix de l’argent.

[W. mss. Trois paragraphes étouffé "Au reste, quand vous serez...à la tête du Gouvernement"]

Quant à la maniere d’entamer l’œuvre dont il s’agit, je ne puis goûter toutes les subtilités qu’on vous propose pour surprendre & tromper en quelque sorte la nation sur les changemens à faire à ses loix. Je serois d’avis seulement en montrant votre plan dans toute son étendue, de n’en point commencer brusquement l’exécution par remplir la République de mécontents, de laisser en place la plupart de ceux qui y sont, de ne conférer les emplois selon la nouvelle réforme qu’à mesure qu’ils viendroient à vaquer. N’ébranlez jamais trop brusquement la machine. Je ne doute point qu’un bon plan une fois adopté ne change même l’esprit de ceux qui auront eu part au Gouvernement sous un autre. Ne pouvant créer tout d’un coup de nouveaux citoyens, il faut commencer par tirer parti de ceux qui existent ; & offrir une route nouvelle à leur ambition c’est le moyen de les disposer à la suivre.

Que si, malgré le courage & la constance des Confédérés & malgré la justice de leur cause, la fortune & toutes les puissances les abandonnent & livrent la patrie à ses oppresseurs... mais je n’ai pas l’honneur d’être Polonois ; & dans une situation pareille à celle où vous êtes, il n’est permis de donner son avis que par son exemple.

Je viens de remplir selon la mesure de mes forces, & plût à Dieu que ce fût avec autant de succes que d’ardeur, la tâche que M. le Comte Wielhorski m’a imposée. Peut-être tout ceci n’est-il qu’un tas de chimeres, mais voilà mes idées : ce n’est pas ma faute si elles ressemblent si peu à celles des autres hommes, & il n’a pas dépendu de moi, d’organiser ma tête d’une autre façon. J’avoue même que quelque singularité qu’on leur trouve, je n’y vois rien quant à moi que de bien adapté au cœur humain, de bon, de praticable, sur-tout en Pologne, m’étant appliqué dans mes vues à suivre l’esprit de cette République, & à n’y proposer que le moins de changemens que j’ai pu pour en corriger les défauts. Il me semble qu’un Gouvernement monté sur de pareils ressorts doit marcher à son vrai but aussi directement, aussi sûrement, aussi long-tems, qu’il est possible ; n’ignorant pas, au surplus, que tous les ouvrages des hommes sont imparfaits passagers & périssables comme eux.

J’ai omis à dessein beaucoup d’articles très-importans sur lesquels je ne me sentois pas les lumieres suffisantes pour en bien juger. Je laisse ce soin à des hommes plus éclairés & plus sages que moi, & je mets fin à ce long fatras en faisant à M. le Comte Wielhorski mes excuses de l’en avoir occupé si long-tems. Quoique je pense autrement que les autres hommes, je ne me flatte pas d’être plus sage qu’eux, ni qu’il trouve dans mes rêveries rien qui puisse être réellement utile à sa patrie ; mais mes vœux pour sa prospérité sont trop vrais trop purs trop désintéressés pour que l’orgueil d’y contribuer puisse ajouter à mon zele. Puisse-t-elle triompher de ses ennemis, devenir demeurer paisible heureuse & libre, donner un grand exemple à l’univers, &, profitant des travaux patriotiques de M. le Comte Wielhorski, trouver & former dans son sein beaucoup de citoyens qui lui ressemblent.
Chapitre Premier. État de la question 417
Chap. II. Esprit des anciennes institutions 421
Chap. III. Application 426
Chap. IV. Éducation 435
Chap. V. Vice radical 441
Chap. VI. Question des trois ordres 443
Chap. VII. Moyens de maintenir la constitution 447
Chap. VIII. Du Roi 467
Chap. IX. Causes particulières de l’Anarchie 474
Chap. X. Administration 482
Chap. XI. Système économique 486
Chap. XII. Système militaire 499
Chap. XIII. Proiet pour assujettir à une marche graduelle tous les membres du Gouvernement 510
Chap. XIV. Élection des Rois 523
Chap. XV. Conclusion 533
  1. Voyez la fin du Contat Social
  2. Il faut dans ces estimations avoir beaucoup plus d’égards aux personnes qu’à quelques actions isolées. Le vrai bien se fait avec peu d’éclat. C’est par une conduite uniforme & soutenue, par des vertus privées & domestiques, par tous les devoirs de son état bien remplis, par des actions enfin qui découlent de son caractere & de ses principes qu’un homme peut mériter des honneurs, plutôt que par quelques grands coups de théatre qui trouvent déjà leur récompense dans l’admiration publique. L’ostentation philosophique aime beaucoup les actions d’éclat ; mais tel avec cinq ou six actions de cette espece bien brillantes bien bruyantes & bien prônées n’a pour but que de donner le change sur son compte & d’être toute sa vie injuste & dur impunément. Donnez-nous la monnaie des grandes actions. Ce mot de femme test un mot très-judicieux.