Considérations sur les mœurs de ce siècle/Chapitre 12

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Œuvres complètesChez Colnet et FainTome I (p. 211-229).


CHAPITRE XII.

Sur la manie du bel-esprit.


Il n’y a rien de si utile dont on ne puisse abuser, ne fût-ce que par l’excès. Il ne s’agit donc pas d’examiner jusqu’à quel point les lettres peuvent être utiles à un état florissant, et contribuer à sa gloire ; mais de savoir premièrement, si le goût du bel-esprit n’est pas trop répandu, peut-être même plus qu’il ne le faudroit pour sa perfection ;

Secondement, d’où vient la vanité qu’on en tire, et conséquemment l’extrême sensibilité qu’on a sur cet article. L’examen et la solution de ces deux questions s’appuieront nécessairement sur les mêmes raisons.

Il est sûr que ceux qui cultivent les lettres par état, en retireroient peu d’avantages, si les autres hommes n’en avoient pas du moins le goût. C’est l’unique moyen de procurer aux lettres les récompenses et la considération dont elles ont besoin pour se soutenir avec éclat. Mais lorsque la partie de la littérature que l’on comprend d’ordinaire sous le nom de bel-esprit, devient une mode, une espèce de manie publique, les gens de lettres n’y gagnent pas, et les autres professions y perdent. Cette foule de prétendans au bel-esprit fait qu’on distingue moins ceux qui ont des droits d’avec ceux qui n’ont que des prétentions.

À l’égard des hommes qui sont comptables à la société de diverses professions graves, utiles, ou même de nécessité, qui exigent presque toute l’application de ceux qui s’y destinent, telles que la guerre, la magistrature, le commerce, les arts, c’est, sans doute, une grande ressource pour eux que la connoissance et le goût modéré des lettres. Ils y trouvent un délassement, un plaisir, et un certain exercice d’esprit qui n’est pas inutile à leurs autres fonctions. Mais si ce goût devient trop vif, et dégénère en passion, il est impossible que les devoirs réels n’en souffrent. Les premiers de tous sont ceux de la profession qu’on a embrassée, parce que la première obligation est d’être citoyen.

Les lettres ont par elles-mêmes un attrait qui séduit l’esprit, lui rend les autres occupations rebutantes, et fait négliger celles qui sont les plus indispensables. On ne voit guère d’homme passionné pour le bel-esprit, s’acquitter bien d’une profession différente. Je ne doute point qu’il n’y ait des hommes engagés dans des professions très-opposées aux lettres, pour lesquelles ils avoient des talens marqués. Il seroit à désirer pour le bien de la société qu’ils s’y fussent totalement livrés, parce que leur génie et leur état étant restés en contradiction, ils ne sont bons à rien.

Ces talens décidés, ces vocations marquées sont très-rares ; la plupart des talens dépendent communément des circonstances, de l’exercice et de l’application qu’on en a faits. Mettons un peu ces prétendus talens naturels et non cultivés à l’épreuve.

Nous voyons des hommes dont l’oisiveté forme, pour ainsi dire, l’état ; ils se font amateurs de bel-esprit ; ils s’annoncent pour le goût, c’est leur affiche ; recherchent les lectures ; ils s’empressent ; ils conseillent ; ils veulent protéger, sans qu’on les en prie, ni qu’ils en aient le droit ; et croient naïvement, ou tâchent de faire croire qu’ils ont part aux ouvrages et aux succès de ceux qu’ils ont incommodés de leurs conseils.

Cependant ils se font par-là une sorte d’existence, une petite réputation de société. Pour peu qu’ils montrent d’esprit, s’ils restent dans l’inaction, et se bornent prudemment au droit de juger décisivement, ils usurpent dans l’opinion une espèce de supériorité sur les talens mêmes. On les croit capables de faire tout ce qu’ils n’ont pas fait, et uniquement parce qu’ils n’ont rien fait. On leur reproche leur paresse ; ils cèdent aux instances, et se hasardent à entrer dans la carrière dont ils étoient les arbitres. Leurs premiers essais profitent du préjugé favorable de leur société. On loue, on admire, on se récrie que le public ne doit pas être privé d’un chef-d’œuvre. La modeste complaisance de l’auteur se laisse violer, et consent à se produire au grand jour.

C’est alors que l’illusion s’évanouit ; le public condamne l’ouvrage, ou s’en occupe peu ; les admirateurs se rétractent, et l’auteur déplacé apprend, par son expérience, qu’il n’y a point de profession qui n’exige un homme tout entier. En effet, on citeroit peu d’ouvrages de goût, qui ne soient partis d’auteurs de profession ; parmi lesquels on doit comprendre ceux qui peuvent avoir une profession différente, mais qui ne s’en livrent pas moins à l’étude et à l’exercice des lettres, souvent avec plus de goût et d’assiduité qu’aux fonctions de leur état. En effet, ce qui constitue l’homme de lettres n’est pas une vaine affiche, ou la privation de tout autre titre ; mais l’étude, l’application, la réflexion et l’exercice.

Les mauvais succès ne détrompent pas ceux qu’ils humilient. Il n’y a point d’amour-propre plus sensible et moins corrigible que celui qui naît du bel-esprit ; et il est infiniment plus ombrageux dans ceux dont ce n’est pas la profession, que dans les vrais auteurs, parce qu’on est plus humilié d’être au-dessous de ses présentions que de ses devoirs. C’est en vain qu’ils affichent l’indifférence, ils ne trompent personne. L’indifférence est la seule disposition de l’âme qui doive être ignorée de celui qui l’éprouve ; elle n’existe plus dès qu’on l’annonce.

Il n’y a point d’ouvrages qui ne demandent du travail ; les plus mauvais ont souvent le plus coûté, et l’on ne se donne point de peine sans objet. On n’en a point, dit-on, d’autre que son amusement : dans ce cas-là il ne faut point faire imprimer ; il ne faut pas même lire à ses amis, puisque c’est vouloir les consulter ou les amuser. On ne consulte point sur les choses qui n’intéressent pas, et l’on ne prétend pas amuser avec celles qu’on n’estime point. Cette prétendue indifférence est donc toujours fausse ; il n’y a qu’un intérêt très-sensible qui fasse jouer l’indifférence. C’est une précaution en cas de mauvais succès, ou l’ostentation d’un droit qu’on voudroit établir pour décidé.

On n’a jamais tant donné de ridicule au bel esprit, que depuis qu’on en est infatué. Cependant la faiblesse sur ce sujet est telle, que ceux qui pourroient tirer leur gloire d’ailleurs, se repaissent sur le bel-esprit d’éloges dont ils reconnoissent eux-mêmes la mauvaise foi. Votre sincérité vous en feroit des ennemis irréconciliables, eux qui s’élèvent contre l’amour-propre des auteurs de profession.

Examinons quelles sont les causes de cet amour-propre excessif ; voici celles qui m’ont frappé.

Chez les peuples sauvages la force a fait la noblesse et la distinction entre les hommes ; mais parmi des nations policées, où la force est soumise à des lois qui en préviennent ou en répriment la violence, la distinction réelle et personnelle la plus reconnue vient de l’esprit.

La force ne sauroit être parmi nous une distinction ni un moyen de fortune ; c’est un avantage pour des travaux pénibles, qui sont le partage de la plus malheureuse classe des citoyens. Mais, malgré la subordination que les lois, la politique, la sagesse ou l’orgueil ont pu établir, il reste toujours à l’esprit dans les classes les plus obscures des moyens de fortune et d’élévation qu’il peut saisir, et que des exemples lui indiquent. Au défaut des avantages réels que l’esprit peut procurer suivant l’application qu’on en peut faire dans les diverses professions, le plus stérile pour la fortune donne encore une sorte de considération.

Mais comment arrive-t-il que de toutes les sortes d’esprit dont on peut faire usage, le bel esprit soit celui qui inspire le plus d’amour-propre ? Sur quoi fonde-t-on sa supériorité ? et qu’est-ce qui en favorise si fort la prétention ? Voilà d’où vient l’illusion.

Premièrement, les hommes ne sont jamais plus jaloux de leurs avantages, que lorsqu’ils les regardent comme leur étant personnels, qu’ils s’imaginent ne les devoir qu’à eux-mêmes ; et, comme ils jugent moins de l’esprit par des effets éloignés, et dont ils n’aperçoivent pas toujours la liaison, que sur des signes immédiats ou prochains, les hommes qui ne sont pas faits à la réflexion, croient voir cette prérogative dans le bel-esprit plus que dans tout autre. Ils jugent qu’il appartient en propre à celui qui en est doué. Ils voient, ou croient voir qu’il produit de lui-même et sans secours étrangers ; car ils ne distinguent pas ces secours qui sont cependant très-réels. Ils ne font pas attention qu’à talens égaux, les écrivains les plus distingués sont toujours ceux qui se sont nourris de la lecture réfléchie des ouvrages de ceux qui ont paru avec éclat dans la même carrière. On ne voit pas, dis-je, assez que l’homme le plus fécond, s’il étoit réduit à ses propres idées, en auroit peu ; que c’est par la connoissance et la comparaison des idées étrangères, qu’on parvient à en produire une quantité d’autres qu’on ne doit qu’à soi. Qui ne seroit riche que des siennes propres, seroit fort pauvre ; mais qui n’auroit que celles d’autrui, pourroit encore être assez sot, et ne s’en pas douter.

Secondement, ce qui favorise encore l’opinion avantageuse qu’on a du bel-esprit, vient d’un parallèle qu’on est souvent à portée de faire.

On remarque que le fils d’un homme d’esprit et de talent fait souvent des efforts inutiles pour marcher sur les traces de son père : il n’y a rien de moins héréditaire ; au lieu que le fils d’un savant devient, s’il le veut, un savant lui-même. En géométrie et dans toutes les vraies sciences qui ont des principes, des règles et une méthode, on peut parvenir, et l’on parvient ordinairement, sinon à la gloire, du moins aux connoissances de ses prédécesseurs.

Peut-être dira-t-on, à l’avantage de certaines sciences, que l’utilité en est plus réelle ou plus reconnue que celle du bel-esprit ; mais cette objection est plus favorable à ces sciences mêmes qu’à ceux qui les professent.

Il est vrai que celui qui s’annonce pour les sciences est obligé d’en être instruit jusqu’à un certain point, sans quoi il ne peut pas s’en imposer grossièrement à lui-même, et il en imposeroit difficilement aux autres, s’ils ont intérêt de s’en éclaircir. Quoique les sciences ne soient pas exemptes de charlatanerie, elle y est plus difficile que sur ce qui n’a rapport qu’à l’esprit. On se trompe de bonne foi à cet égard, et l’on trompe assez facilement les autres, sur-tout si l’on ne se commet pas en donnant des ouvrages, et qu’on se borne au simple titre d’homme d’esprit et de goût. Voilà ce qui rend le bel-esprit si commun, qu’il ne devroit pas inspirer tant de vanité.

Mais laissant à part ce peuple de gens d’esprit, sur quoi les auteurs de mérite, et dont les preuves sont incontestables, fondent-ils leur supériorité à l’égard de plusieurs professions ?

En supposant que l’esprit dût être la seule mesure de l’estime, en ne comptant pour rien les différens degrés d’utilité, et ne jugeant les professions que sur la portion d’esprit qu’elles exigent, combien y en a-t-il qui supposent autant et peut-être plus de pénétration, de sagacité, de prestesse, de discussion, de comparaison, en un mot, d’étendue de lumière, que les ouvrages de goût et d’agrément les plus célèbres ?

Je ne citerai pas ce qui regarde le gouvernement ou la conduite des armées ; on pourroit croire que l’éclat qui accompagne certaines places peut influer sur l’estime qu’on fait de ceux qui les remplissent avec succès, et j’aurois trop d’avantage. Je n’entrerai pas non plus dans le détail de tous les différens emplois ; il y en auroit plus qu’on ne croit qui auroient des titres solides à produire. Portons du moins la vue sur quelques occupations de la société.

Le magistrat, qui est digne de sa place, ne doit-il pas avoir l’esprit juste, exact, pénétrant, exercé, pour percer jusqu’à la vérité à travers les nuages dont l’injustice et la chicanne cherchent à l’obscurcir ; pour arracher à l’imposture le masque de l’innocence ; pour discerner l’innocence malgré l’embarras, la frayeur ou la maladresse qui semblent déposer contr’elle ; pour distinguer l’assurance de l’innocent d’avec l’audace du coupable ; pour connoître également et concilier l’équité naturelle et la loi positive ; pour faire céder l’une à l’autre, suivant l’intérêt de la société, et par conséquent de la justice même ?

Faut-il moins de qualités dans l’orateur pour éclaircir et présenter l’affaire sur laquelle le juge doit prononcer ; pour diriger les lumières du magistrat, et quelquefois les lui fournir ? car je ne parle point de l’art criminel d’égarer la justice.

Quel discernement ! quelle finesse de discussion n’exige pas l’art de la critique !

Quelle force de génie ne faut-il pas pour imaginer certains systèmes qui peut-être sont faux, mais qui n’en servent pas moins à expliquer des phénomènes, constater, concilier des faits, et trouver des vérités nouvelles !

Quelle sagacité dans les sciences, pour inventer des méthodes qui prouvent l’étendue des lumières dans les inventeurs, et dont l’utilité est telle, qu’elles guident avec certitude ceux mêmes qui n’en conçoivent pas les principes !

Cependant plusieurs de ces philosophes sont à peine connus ; il n’y a de célèbres que ceux qui ont fait des révolutions dans les esprits, tandis que ceux qui ne sont qu’utiles restent ignorés. Les hommes ne méconnoissent jamais plus les bienfaits que lorsqu’ils en jouissent avec tranquillité.

La gloire du bel-esprit est bien différente. Elle est sentie et publiée par le commun des hommes, qui sont jusqu’à un certain point en état d’en concevoir les idées, et qui se sentent incapables de les produire sous la forme où elles leur sont présentées ; de là naît leur admiration. Au lieu que les philosophes ne sont sentis que par des philosophes, ils ne peuvent prétendre qu’à l’estime de leurs pairs ; c’est jouir d’une considération bien bornée.

Mais pourquoi entrer dans un examen détaillé des occupations qu’on regarde comme dépendantes principalement de l’esprit ? Il y en a beaucoup d’autres qu’on ne range pas ordinairement dans cette classe-là, et qui n’en exigent pas moins.

Doutera-t-on, par exemple, qu’il ne faille une grande étendue de lumières pour imaginer une nouvelle branche de commerce, ou pour en perfectionner une déjà bien établie, pour apercevoir un vice d’administration consacré par le temps ?

On avouera, sans doute, qu’on ne peut pas refuser l’esprit à ceux qui se sont illustrés dans les différentes carrières dont je viens de parler ; mais on dira qu’il n’en faut pas beaucoup pour y marcher faiblement. Pour réponse à cette distinction, il suffit d’en faire une pareille, et de demander quel cas on fait de ceux qui rampent dans la littérature ; on va jusqu’à l’injustice à leur égard, en les estimant moins qu’ils ne le méritent.

On fait encore une objection dont on est frappé, et qui est bien foible. On remarque, dit-on, que plusieurs hommes se sont fait un nom dans les arts ou dans certaines sciences, quoiqu’ils fussent incapables de toutes les autres choses auxquelles ils s’étoient d’abord inutilement appliqués, et que, loin d’être en état de produire le moindre ouvrage de goût et d’agrément, à peine atteignent-ils au courant de la conversation. Dès-là on prend droit de les regarder comme des espèces de machines, dont les ressorts n’ont qu’un effet déterminé.

Mais croit-on que tous ceux qui se sont distingués dans le bel-esprit, eussent été également capables de toutes les autres professions, et des différens emplois de la société ? Ils n’auroient peut-être jamais été ni bons magistrats, ni bons commerçans, ni bons jurisconsultes, ni bons artistes. Sont-ils bien sûrs qu’ils y auroient été propres ? Ce qu’ils ont pris chez eux pour répugnance sur certaines occupations, pouvoit être un signe d’incapacité autant que de dégoût. N’y auroit-il point d’exemples de beaux-esprits distingués qui fussent assez bornés sur d’autres articles, même sur ce qui paroît avoir, et en effet a le plus de rapport avec l’esprit, tel que le simple talent de la conversation, car c’en est un comme un autre ? On en trouveroit sans doute des exemples, et l’on auroit tort d’en être étonné.

Pour faire voir que l’universalité des talens est une chimère, je ne veux pas chercher mes autorités dans la classe commune des esprits ; montons jusqu’à la sphère de ces génies rares, qui, en faisant honneur à l’humanité, humilient les hommes par la comparaison. Newton qui a deviné le système de l’univers, du moins pour quelque temps, n’étoit pas regardé comme capable de tout par ceux mêmes qui s’honoroient de l’avoir pour compatriote.

Guillaume III, qui se connoissoit en hommes, étoit embarrassé sur une affaire politique ; on lui conseilla de consulter Newton : Newton, dit-il, n’est qu’un grand philosophe. Ce titre étoit, sans doute, un éloge rare ; mais enfin, dans cette occasion-là, Newton n’étoit pas ce qu’il falloit, il en étoit incapable, et n’étoit qu’un grand philosophe. Il est vraisemblable, mais non pas démontré, que, s’il eût appliqué à la science du gouvernement les travaux qu’il avoit consacrés à la connoissance de l’univers, le roi Guillaume n’eût pas dédaigné ses conseils.

Dans combien de circonstances, sur combien de questions, le philosophe n’eût-il pas répondu à ceux qui lui auroient conseillé de consulter le monarque : Guillaume n’est qu’un politique, un grand roi.

Le prince et le philosophe étoient également capables de connoître les limites de leur génie ; au lieu qu’un homme d’imagination regarderoit comme une injustice d’être récusé sur quelque matière que ce pût être. Les hommes de ce caractère se croient capables de tout ; l’inexpérience même fortifie leur amour-propre, qui ne peut s’éclairer que par des fautes, et diminuer par des connoissances acquises.

Les plus grandes affaires, celles du gouvernement ne demandent que de bons esprits ; le bel esprit y nuiroit, et les grands esprits y sont rarement nécessaires. Ils ont des inconvéniens pour la conduite, et ne sont propres qu’aux révolutions ; ils sont nés pour édifier ou pour détruire. Le génie a ses bornes et ses écarts ; la raison cultivée suffit à tout ce qui nous est nécessaire.

Si, d’un côté, il y a peu de talens si décidés pour un objet, qu’il eût été absolument impossible à celui qui en est doué de réussir dans toute autre chose ; on peut, d’un autre côté, soutenir que tout est talent ; c’est-à-dire en général, qu’avec quelque disposition naturelle, on peut, en y joignant de l’application, et sur-tout des exercices réitérés, réussir dans quelque carrière que ce puisse être. Je ne prétends avancer qu’une proposition générale ; j’excepte les vrais génies et les hommes totalement stupides, deux sortes d’êtres presqu’également rares.

On voit, par exemple, des hommes qui ne paroissent pas capables de lier deux idées ensemble, et qui cependant font au jeu les combinaisons les plus compliquées, les plus sûres et les plus rapides. Il faut nécessairement de l’esprit pour de telles opérations ; on dit qu’ils ont l’esprit du jeu. Mais, s’il n’y avoit aucun jeu d’inventé, croit-on que ces joueurs si subtils eussent été réduits à la seule existence matérielle ? Cet esprit de calcul et de combinaison auroit pu être appliqué à des sciences qui leur auroient peut-être fait un nom.

Les circonstances décident souvent de la différence des talens. C’est ainsi que le choc du caillou fait sortir la flamme, en rompant l’équilibre qui la retenoit captive.

Ce qui est beaucoup plus rare que les grands talens, c’est une flexibilité d’esprit qui saisisse un objet, l’embrasse, et puisse ensuite se replier vers un autre, qui en pénètre l’intérieur avec force, et qui le présente avec clarté. C’est une vue qui, au lieu d’avoir une direction fixe, déterminée et sur une seule ligne, a une action sphérique. Voilà ce qu’on peut appeler l’esprit de lumière : il peut imiter tous les talens, sans toutefois les porter au même degré que les hommes qui sont bornés ; mais s’il est quelquefois moins brillant que les talens, il est beaucoup plus utile.

Les talens sont ou deviennent personnels à ceux qui en sont doués, ou qui les ont acquis par l’exercice ; au lieu que l’esprit de lumière se communique, et développe celui des autres. Ceux qui l’ont en partage ne peuvent le méconnoître, et se rendent intérieurement justice ; car la modestie n’est, et ne peut être qu’une vertu extérieure ; c’est un voile dont on couvre son mérite, pour ne point blesser les yeux de l’envie : au lieu que l’humilité est le sentiment, l’aveu sincère de sa foiblesse. Ils n’ignorent pas aussi que cet esprit même qui semble appartenir uniquement à la nature, a presqu’autant besoin d’exercice que les talens pour se perfectionner ; mais si la présomption les gagne ; s’ils viennent à s’exagérer leur esprit, en prenant leur facilité à s’instruire pour les connoissances mêmes ; leur prévoyance, leur sagacité, pour l’expérience, ils tombent dans des bévues plus grossières que ne font les hommes bornés, mais attentifs. Les chutes sont plus rudes quand on court que lorsqu’on marche lentement. L’esprit est le premier des moyens ; il sert à tout, et ne supplée presqu’à rien.

Dans l’examen que je viens de faire, mon dessein n’est assurément pas de dépriser le vrai bel esprit. Tout peut, à la vérité, être regardé comme talent, ou, si l’on veut, comme métier. Mais il y en à qui exigent un assemblage de qualités rares ; et le bel-esprit est du nombre. Je prétends seulement que, s’il est dans la première classe, il n’y est pas seul ; que si l’on veut lui donner une préférence exclusive, on joint le ridicule à l’injustice ; et que si la manie du bel-esprit augmente ou se soutient long-temps au point où elle est, elle nuira infailliblement à l’esprit.

C’est contre l’excès et l’altération du bien qu’on doit être en garde ; le mal bien reconnu exige moins d’attention, parce qu’il s’annonce assez de lui-même ; et, pour finir par un exemple qui a beaucoup de rapport à mon sujet, ce seroit un problème à résoudre, que d’examiner combien l’impression a contribué au progrès des lettres et des sciences, et combien elle y peut nuire. Je ne veux pas m’engager dans une discussion qui exigeroit un traité particulier ; mais je demande simplement qu’on fasse attention que si l’impression a multiplié les bons ouvrages, elle favorise aussi un nombre effroyable de traités sur différentes matières ; de sorte qu’un homme qui veut s’appliquer à un genre particulier, l’approfondir, et s’instruire, est obligé de payer à l’étude un tribut de lectures inutiles, rebutantes et souvent contraires à son objet. Avant que d’être en état de choisir ses guides, il a épuisé ses forces.

Je rappellerai donc à cet égard ce que j’ai avancé sur l’éducation, que le plus grand service que les sociétés littéraires pourroient rendre aujourd’hui aux lettres, aux sciences et aux arts, seroit de faire des méthodes, et de tracer des routes, qui épargneroient du travail, des erreurs, et conduiroient à la vérité par les voies les plus courtes et les plus sûres.