Constantinople (Gautier)/Chapitre XXX

La bibliothèque libre.
Fasquelle (p. 355-364).

XXX

BUYUK-DÉRÉ


Buyuk-Déré, qu’on aperçoit de la terrasse de Thérapia, est un des plus charmants villages de plaisance qui existent au monde. Le rivage se creuse à cet endroit et décrit un arc où les flots viennent mourir par molles ondulations. Des habitations élégantes, parmi lesquelles on remarque le palais d’été de l’ambassade de Russie, s’élèvent sur le bord de la mer, au pied des dernières croupes de collines qui forment le lit du Bosphore, sur un fond de jardins verdoyants ; les riches négociants de Constantinople possèdent là des maisons de campagne où, chaque soir, le bateau à vapeur les amène, leurs affaires finies, et d’où ils repartent le matin.

Sur la plage de Buyuk-Déré, se promènent, après le coucher du soleil, de belles dames, arméniennes et grecques, en grande toilette. Les lumières des cafés et ses maisons se mêlent dans l’eau à la traînée d’argent de la lune et aux reflets des étoiles ; une brise saturée de parfums et de fraîcheur souffle doucement et fait de l’air comme un éventail manié par la main invisible de la nuit ; des orchestres de musiciens hongrois jettent aux échos les valses de Strauss, et le bulbul chante le poëme de ses amours avec la rose, caché sous des touffes de myrtes. Après une chaude journée d’été, le corps, ranimé par cette atmosphère balsamique, sent un bien être délicieux, et ce n’est qu’à regret qu’on gagne son lit.

L’hôtel nouvellement fondé à Buyuk-Déré, et rendu nécessaire par l’affluence des voyageurs qui ne savaient où passer la nuit ou ne voulaient pas abuser de l’hospitalité de leurs amis de Constantinople, est fort bien tenu ; il a un grand jardin où s’épanouit un superbe platane dans les branches duquel on a établi un cabinet où je déjeunais abrité par un parasol de feuilles dentelées et soyeuses. — Comme je m’extasiais sur la grosseur de cet arbre, on me dit que dans une prairie, au bout de la grande rue de Buyuk-Déré, il en existait un bien plus énorme, connu sous le nom de platane de Godefroy de Bouillon.

J’allai le visiter, et, au premier abord, je crus voir une forêt plutôt qu’un arbre : le tronc, composé d’une agglomération de sept ou huit fûts soudés ensemble, ressemblait à une tour effondrée par places ; d’énormes racines, pareilles à des serpents boas à moitié rentrés dans leurs repaires, l’accrochaient au sol ; les rameaux qui s’y implantaient avaient plutôt l’air d’arbres horizontaux que de simples branches ; dans ses flancs bayaient de noires cavernes, formées par la putréfaction du bois tombé en poudre sous l’écorce. Les pâtres s’y abritent comme dans une grotte et y font du feu sans que le géant végétal y prenne garde plus qu’aux fourmis qui circulent sur sa peau rugueuse et soulevée par lames. Rien n’est plus majestueusement pittoresque que cette monstrueuse masse de feuillages sur laquelle les siècles ont glissé comme des gouttes de pluie, et qui a vu se dresser à son ombre les tentes des héros chantés par le Tasse dans la Jérusalem délivrée. Mais ne nous abandonnons pas à la poésie ; voici l’histoire qui vient, comme d’habitude, contredire la tradition ; les savants prétendent que Godefroy de Bouillon n’a jamais campé sous ce platane, et ils apportent pour preuve un passage d’Anne Comnène, une contemporaine des faits, qui dément la légende. « Alors le comte Godefroy de Bouillon, ayant fait la traversée avec d’autres comtes et une armée composée de dix mille hommes de cavalerie et de soixante-dix mille d’infanterie, arriva à la grande ville et rangea ses troupes aux environs de la Propontide, depuis le pont Cosmidion jusqu’à Saint-Phocas. » Voilà qui est clair et décisif ; mais, comme la légende, malgré les textes des érudits, ne saurait avoir tort, le comte Raoul établit son champ à Buyuk-Déré avec les autres croisés latins, en attendant qu’il pût passer en Asie ; et, la mémoire précise de l’événement s’étant perdue, le platane séculaire a été baptisé du nom plus connu de Godefroy de Bouillon, qui, pour le peuple, résume plus particulièrement l’idée des croisades.

Quoi qu’il en soit, l’arbre millénaire est là toujours debout, plein de nids et de rayons de soleil, voyant les années tomber à ses pieds comme des feuilles, de siècle en siècle plus colossal et plus robuste. Le vent du désert a depuis longtemps dispersé dans les sables de la Palestine les ossements réduits en poudre des croisés.

Lorsque je visitai le platane de Godefroy ou de Raoul, un araba dételé était arrêté sous ses branches. Les bœufs, délivré du joug, s’étaient agenouillés dans l’herbe, et ruminaient gravement avec un air de béatitude sereine, secouant de temps à autre les filaments de bave argentée de leur mufle noir.

Leurs conducteurs cuisinaient leur frugale pitance dans une des fissures de l’arbre, espèce de cheminée naturelle au foyer fait de deux pierres ; c’était un tableau charmant, tout groupé et tout composé. J’avais envie d’aller chercher Théodore Frère à son atelier de Buyuk-Déré pour en faire une pochade peinte ; mais l’araba se serait remis en route, ou le rayon qui éclairait si pittoresquement la scène se serait éteint avant que l’artiste fût arrivé. D’ailleurs, Frère a dans ses cartons des milliers de scènes analogues qui se reproduisent fréquemment dans la vie orientale.

Le Charlemagne était mouillé à Thérapia, en face de l’ambassade de France, qui donnait une fête aux matelots. Des canots allaient sans cesse du navire à terre, débarquant l’équipage, composé d’environ douze cents hommes, dont on n’avait gardé à bord que les surveillants indispensables ; d’immenses tables étaient dressées sous les grands arbres, dans les jardins de l’ambassade ; et, sur la terrasse, les artistes du Charlemagne avaient élevé un théâtre avec des pavillons et des toiles à voiles, au fronton duquel un aigle très-bien peint en détrempe palpitait des ailes au-dessus d’attributs de guerre et de marine. Les marins savent tout faire : ils avaient construit le théâtre, et il jouait des vaudevilles comme des acteurs de profession ; Arnal n’est pas plus drôle dans Passé minuit que le gabier chargé de ce rôle à Thérapia. Dans l’autre vaudeville, dont le nom m’échappe, de jeunes mousses imberbes ou des matelots rasés de très-près remplissaient les rôles de femme, comme sur le théâtre antique : leurs faux tours en cheveux blonds, les appas complémentaires dont ils ne s’étaient pas fait faute, et qui auraient éveillé la galanterie de Sganarelle, les allures masculines qu’ils reprenaient sans y penser au milieu de leurs affectations de mignardise, leurs pas brusques embarrassés par les jupes, leurs alternatives de fausset et de basse-taille, et leurs figures brûlées par le soleil de tous les pays, encadrées dans de prétentieux bonnets à ruches de tulle, produisaient l’effet le plus extravagamment comique qu’on puisse imaginer. On riait à mourir. Le public se composait du personnel de l’ambassade, des attachés des autres légations, des banquiers, hauts négociants et personnages considérables de Péra ; les femmes étaient parées comme à une représentation du Théâtre-Italien, et ces belles toilettes produisaient un effet charmant à la vive lumière du soleil.

Après la comédie, le repas eut lieu, gigantesque agape, prodigieux festin de Gargantua, colossales noces de Gamache, produit combiné du chef de l’ambassade et du cock du Charlemagne, aidés par une armée de marmitons turcs, arméniens, grecs, juifs, italiens, marseillais. Le soir, les convives en gaieté se promenaient sur le quai de Thérapia par petites bandes de dix ou douze amis, dansant des cachuchas inédites plus cambrées que celles de la Petra-Camara, et chantant des chansons qui ne seront pas admises sans doute dans le recueil des chants populaires de la France, et n’en sont pas moins d’une poésie singulière et d’une originalité des plus imprévues.

Il faisait un temps admirable, et je résolus de retourner le soir même à Constantinople, dans un caïque à deux paires de rames, manœuvré par deux robustes Arnautes, aux tempes et aux joues rasées, n’ayant de poil qu’une longue moustache blonde ; quoiqu’il fût plus de dix heures quand je partis, on y voyait parfaitement et certes plus clair qu’à Londres en plein midi ; ce n’était pas une nuit, mais plutôt un jour bleuâtre d’une douceur et d’une transparence infinies ; je m’établis à la poupe bien en équilibre, mon paletot boutonné jusqu’au col, car la rosée tombait en fine bruine argentée, comme les pleurs nocturnes des astres, et le fond de la barque était tout mouillé. Mes Arnautes avaient jeté une veste sur leur chemise de gaze rayée, et nous commençâmes la descente.

Le caïque aidé par le courant, et poussé par quatre bras vigoureux, filait presque aussi rapidement qu’un bateau à vapeur au milieu du tremblement lumineux de l’eau piquée de millions de paillettes ; les collines et les caps de la rive projetaient de grandes ombres violettes qui tranchaient sur le vif argent des vagues, où les silhouettes des vaisseaux à l’ancre se dessinaient comme des découpures de papier noir, avec leurs vergues carguées et leurs cordages ténus. Quelques lumières brillaient de loin en loin, à bord des embarcations ou aux fenêtres des villages riverains. — On n’entendait d’autre bruit que la respiration cadencée des caïdjis, le rhythme régulier des avirons, le clapotis de l’eau et les aboiements lointains de quelques chiens en éveil.

De temps à autre une bolide traversait le ciel et s’éteignait comme une bombe de feu d’artifice. La voie lactée déroulait sa zone blanchâtre avec un éclat et une netteté inconnus dans nos brumeuses nuits du Nord ; les étoiles brillaient jusque dans l’auréole de la lune. C’était merveilleux de magnificence tranquille et de splendeur sereine. En contemplant cette voûte de lapis-lazuli veiné d’or, je me demandais : Pourquoi le ciel est-il si splendide lorsque la terre est endormie, et pourquoi les astres ne s’éveillent-ils qu’à l’heure où les yeux se ferment ? Cette féerique illumination, personne ne la voit ; elle ne s’allume que pour les prunelles nyctalopes des hibous, des chauve-souris et des chats. Le divin décorateur méprise-t-il à ce point le public, qu’il ne déploie ses plus belles toiles qu’après que les spectateurs sont couchés ? Cela serait peu flatteur pour l’orgueil humain ; mais la terre n’est qu’un point imperceptible, un grain de sénevé perdu dans l’immensité, et, comme le dit Victor Hugo, — l’état normal du ciel, c’est la nuit.

Une heure sonnait quand ma barque aborda à Top’Hané. — J’allumai ma lanterne ; et, gravissant par les rues désertes en ayant soin de ne pas marcher sur les tribus de chiens assoupis qui poussaient de faibles gémissements à mon passage, je regagnai mon logis dans le Champ-des-Morts de Péra, éreinté, mais ravi.

Le lendemain, continuant mes promenades, je me rendis aux eaux douces d’Europe, au fond de la Corne-d’Or. Franchissant les trois ponts de bateaux, dont le dernier, achevé tout récemment, a été construit aux frais d’un riche Arménien, je longeai les cales de l’arsenal maritime, où sous des hangars s’ébauchent les carcasses de navires, semblables à des squelettes de cachalots et de baleines ; je passai entre Eyoub et Pim-Pacha, et j’entrai bientôt dans l’archipel de petites îles basses et plates qui divisent l’embouchure du Cydaris et du Barbysès, réunis un peu avant de se jeter à la mer. Les noms turcs substitués à ces harmonieuses appellations sont Sou-Kiat-Hana et Ali-Bey-Keuï.

Des hérons et des cigognes, le bec posé sur leur jabot, une patte repliée sous le ventre, vous regardent passer d’un air amical ; les goélands vous effleurent de l’aile, et le milan décrit des cercles au-dessus de votre tête. À mesure qu’on avance, la rumeur de Constantinople s’éteint, la solitude se fait, la campagne succède à la ville par transitions insensibles. Personne ne passe sur les élégants ponts chinois qui enjambent le Barbysès, qu’on prendrait pour une de ces rivières factices des jardins anglais.

Les eaux douces d’Europe sont plus spécialement fréquentées l’hiver. — Le sultan y possède un kiosque avec des eaux et des cascades artificielles côtoyées de pavillons d’un charmant goût turc. — Cette résidence a été bâtie par Mahmoud ; mais, comme elle n’est presque jamais habitée et qu’on ne la répare pas, l’abandon la dégrade, et elle tombe déjà presqu’en ruines. — Le canal s’envase, les pierres disjointes laissent échapper l’eau, et les plantes parasites se mêlent aux arabesques sculptées. On dit que Mahmoud, qui avait arrangé ce nid charmant pour une odalisque adorée, n’y voulut plus revenir quand une mort prématurée eut enlevé la jeune femme. — Depuis ce temps, un voile de mélancolie semble flotter sur ce palais désert enfoui dans des masses d’ormes, de frênes, de noyers, de sycomores et de platanes, qui paraissaient vouloir le dérober aux yeux du voyageur, comme la forêt épaissie autour du château de la Belle au bois dormant, et les grands saules pleureurs secouent tristement dans l’eau leurs larmes de feuillage.

Ce jour-là, il n’y avait personne, et la promenade n’en était pas moins agréable pour cela ; et, après avoir erré quelque temps sous les ombrages solitaires, je m’arrêtai à un petit café pour prendre du yaourth (lait caillé) avec un morceau de pain, frugal repas dont avait grand besoin mon appétit, aiguisé par l’air vif de la mer.

Au lieu de m’en retourner en caïque, je pris un de ces chevaux de louage qui stationnent à tous les coins de place, et je remontai par Pim-Pacha, Haas-Keuï et Cassim-Pacha, jusqu’à San-Dimitri, le village grec, près du grand Champ-des-Morts de Péra, et, suivant de vastes terrains nus, j’arrivai à l’Ock-Meidani, qu’on prendrait de loin pour un cimetière, à voir la multitude de petites colonnes de marbre dont il est hérissé.

C’est l’endroit où jadis les sultans s’exerçaient au jeu du djerid, et ces petits monuments sont destinés à perpétuer la mémoire des coups extraordinaires et à en mesurer la portée. Ils sont d’ailleurs fort simples et n’ont pour ornement qu’une inscription en lettres turques, et quelquefois au sommet une étoile en cuivre doré. — Le djerid est tombé en désuétude et les plus modernes de ces colonnes remontent déjà à une certaine date. Les vieilles coutumes disparaissent et ne seront bientôt plus que des souvenirs.

Il y avait déjà soixante-douze jours que je me promenais dans Constantinople, et j’en connaissais tous les coins et recoins. Sans doute c’est peu pour étudier le caractère et les mœurs d’un peuple, mais c’est assez pour saisir la physionomie pittoresque d’une ville, et tel était le but unique de mon voyage. — La vie est murée en Orient, les préjugés religieux et les habitudes s’opposent à ce qu’on y pénètre. Le langage reste impraticable, à moins d’une étude de sept ou huit années ; on est donc forcé de se contenter du panorama extérieur. — Un séjour allongé de quelques semaines ne m’en eût pas appris davantage, et d’ailleurs je commençais à avoir soif de tableaux, de statues et d’œuvres d’art L’éternel bal masqué des rues finissait par m’impatienter. J’avais assez de voiles, je voulais voir des visages.

Ce mystère, qui d’abord occupe l’imagination, devient fatigant à la longue, lorsqu’on a reconnu qu’il n’y a pas d’espoir de le deviner. — L’on y renonce bientôt, l’on ne jette plus qu’un regard distrait sur les fantômes qui défilent près de vous, et, l’ennui vous gagne d’autant plus vite, que la société franque de Péra, composée de négociants très-respectables sans doute, n’est pas amusante pour un poëte. Aussi allai-je retenir ma cabine à bord du vaisseau autrichien l’Imperatore, pour aller à Athènes, par la correspondance de Syra, visiter Corinthe, le golfe de Lépante, Patras, Corfou, les monts de la Chimère et gagner Trieste, en longeant les côtes de l’Adriatique.

Je voyais déjà briller en rêve sur le roc de l’Acropole la blanche colonnade du Parthénon avec ses interstices d’azur, et les minarets de Sainte-Sophie ne me faisaient plus aucun plaisir. Mon esprit, tourné vers un autre but, n’était pas impressionné par les objets environnants. Je partis, et, quoique heureux de ce départ, je regardai une dernière fois Constantinople s’effaçant à l’horizon, avec cette indéfinissable mélancolie qui vous serre le cœur lorsqu’on quitte une ville qu’on ne doit probablement plus revoir.


FIN