Consuelo/Chapitre LXXVIII

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Michel Lévy (tome 3p. 55-64).

LXXVIII.

Au jour naissant, Consuelo, voyant le soleil briller, et se sentant invitée à la promenade par les joyeux gazouillements de mille oiseaux qui faisaient déjà chère lie dans le jardin, essaya de sortir de sa chambre ; mais la consigne n’était pas encore levée, et dame Brigide tenait toujours ses prisonniers sous clef. Consuelo pensa que c’était peut-être une idée ingénieuse du chanoine, qui, voulant assurer les jouissances musicales de sa journée, avait jugé bon de s’assurer avant tout de la personne des musiciens. La jeune fille, rendue hardie et agile par ses habits d’homme, examina la fenêtre, vit l’escalade facilitée par une grande vigne soutenue d’un solide treillis qui garnissait tout le mur ; et, descendant avec lenteur et précaution, pour ne point endommager les beaux raisins du prieuré, elle atteignit le sol, et s’enfonça dans le jardin, riant en elle-même de la surprise et du désappointement de Brigide, lorsqu’elle verrait ses précautions déjouées.

Consuelo revit sous un autre aspect les superbes fleurs et les fruits somptueux qu’elle avait admirés au clair de la lune. L’haleine du matin et la coloration oblique du soleil rose et riant donnaient une poésie nouvelle à ces belles productions de la terre. Une robe de satin velouté enveloppait les fruits, la rosée se suspendait en perles de cristal à toutes les branches, et les gazons glacés d’argent exhalaient cette légère vapeur qui semble le souffle aspirateur de la terre s’efforçant de rejoindre le ciel et de s’unir à lui dans une subtile effusion d’amour. Mais rien n’égalait la fraîcheur et la beauté des fleurs encore toutes chargées de l’humidité de la nuit, à cette heure mystérieuse de l’aube où elles s’entr’ouvrent comme pour découvrir des trésors de pureté et répandre des recherches de parfums que le plus matinal et le plus pur des rayons du soleil est seul digne d’entrevoir et de posséder un instant. Le parterre du chanoine était un lieu de délices pour un amateur d’horticulture. Aux yeux de Consuelo il était trop symétrique et trop soigné. Mais les cinquante espèces de roses, les rares et charmants hibiscus, les sauges purpurines, les géraniums variés à l’infini, les daturas embaumés, profondes coupes d’opales imprégnées de l’ambroisie des dieux ; les élégantes asclépiades, poisons subtils où l’insecte trouve la mort dans la volupté ; les splendides cactées, étalant leurs éclatantes rosaces sur des tiges rugueuses bizarrement agencées ; mille plantes curieuses et superbes que Consuelo n’avait jamais vues, et dont elle ne savait ni les noms ni la patrie, occupèrent son attention pendant longtemps.

En examinant leurs diverses attitudes et l’expression du sentiment que chacune de leurs physionomies semblait traduire, elle cherchait dans son esprit le rapport de la musique avec les fleurs, et voulait se rendre compte de l’association de ces deux instincts dans l’organisation de son hôte. Il y avait longtemps que l’harmonie des sons lui avait semblé répondre d’une certaine manière à l’harmonie des couleurs ; mais l’harmonie de ces harmonies, il lui sembla que c’était le parfum. En cet instant, plongée dans une vague et douce rêverie, elle s’imaginait entendre une voix sortir de chacune de ces corolles charmantes, et lui raconter les mystères de la poésie dans une langue jusqu’alors inconnue pour elle. La rose lui disait ses ardentes amours, le lis sa chasteté céleste ; le magnolia superbe l’entretenait des pures jouissances d’une sainte fierté ; et la mignonne hépatique lui racontait tout bas les délices de la vie simple et cachée. Certaines fleurs avaient de fortes voix qui disaient d’un accent large et puissant : « Je suis belle et je règne. » D’autres qui murmuraient avec des sons à peine saisissables, mais d’une douceur infinie et d’un charme pénétrant : « Je suis petite et je suis aimée, » disaient-elles ; et toutes ensemble se balançaient en mesure au vent du matin, unissant leurs voix dans un chœur aérien qui se perdait peu à peu dans les herbes émues, et sous les feuillages avides d’en recueillir le sens mystérieux.

Tout à coup, au milieu de ces harmonies idéales et de cette contemplation délicieuse, Consuelo entendit des cris aigus, horribles et bien douloureusement humains, partir de derrière les massifs d’arbres qui lui cachaient le mur d’enceinte. À ces cris, qui se perdirent dans le silence de la campagne, succéda le roulement d’une voiture, puis la voiture parut s’arrêter, et l’on frappa à grands coups sur la grille de fer qui fermait le jardin de ce côté-là. Mais, soit que tout le monde fût encore endormi dans la maison, soit que personne ne voulût répondre, on frappa vainement à plusieurs reprises, et les cris perçants d’une voix de femme, entrecoupés par les jurements énergiques d’une voix d’homme qui appelait au secours, frappèrent les murs du prieuré et n’éveillèrent pas plus d’échos sur ces pierres insensibles que dans le cœur de ceux qui les habitaient. Toutes les fenêtres de cette façade étaient si bien calfeutrées pour protéger le sommeil du chanoine, qu’aucun bruit extérieur ne pouvait percer les volets de plein chêne garnis de cuir et rembourrés de crin. Les valets, occupés dans le préau situé derrière ce bâtiment, n’entendaient pas les cris ; il n’y avait pas de chiens dans le prieuré. Le chanoine n’aimait pas ces gardiens importuns qui, sous prétexte d’écarter les voleurs, troublent le repos de leurs maîtres. Consuelo essaya de pénétrer dans l’habitation pour signaler l’approche de voyageurs en détresse ; mais tout était si bien fermé qu’elle y renonça, et, suivant son impulsion, elle courut à la grille d’où partait le bruit.

Une voiture de voyage, tout encombrée de paquets, et toute blanchie par la poussière d’une longue route, était arrêtée devant l’allée principale du jardin. Les postillons étaient descendus de cheval et tâchaient d’ébranler cette porte inhospitalière tandis que des gémissements et des plaintes sortaient de la voiture.

« Ouvrez, cria-t-on à Consuelo, si vous êtes des chrétiens ! Il y a là une dame qui se meurt.

— Ouvrez ! s’écria en se penchant à la portière une femme dont les traits étaient inconnus à Consuelo, mais dont l’accent vénitien la frappa vivement. Madame va mourir, si on ne lui donne l’hospitalité au plus vite. Ouvrez donc, si vous êtes des hommes ! »

Consuelo, sans songer aux résultats de son premier mouvement, s’efforça d’ouvrir la grille ; mais elle était fermée d’un énorme cadenas dont la clef était vraisemblablement dans la poche de dame Brigide. La sonnette était également arrêtée par un ressort à secret. Dans ce pays tranquille et honnête, de telles précautions n’avaient pas été prises contre les malfaiteurs, mais bien contre le bruit et le dérangement des visites trop tardives ou trop matinales. Il fut impossible à Consuelo de satisfaire au vœu de son cœur, et elle supporta douloureusement les injures de la femme de chambre qui, en parlant vénitien à sa maîtresse, s’écriait avec impatience :

« L’imbécile ! le petit maladroit, qui ne sait pas ouvrir une porte ! »

Les postillons allemands, plus patients et plus calmes, s’efforçaient d’aider Consuelo, mais sans plus de succès, lorsque la dame malade, s’avançant à son tour à la portière, cria d’une voix forte en mauvais allemand :

Hé, par le sang du diable ! allez donc chercher quelqu’un pour ouvrir, misérable petit animal que vous êtes !

Cette apostrophe énergique rassura Consuelo sur le trépas imminent de la dame. « Si elle est près de mourir, pensa-t-elle, c’est au moins de mort violente, » et, adressant la parole en vénitien à cette voyageuse dont l’accent n’était pas plus problématique que celui de sa suivante :

« Je n’appartiens pas à cette maison, lui dit-elle, j’y ai reçu l’hospitalité cette nuit ; je vais tâcher d’éveiller les maîtres, ce qui ne sera ni prompt, ni facile. Êtes-vous dans un tel danger, madame, que vous ne puissiez attendre un peu ici sans vous désespérer ?

— J’accouche, imbécile ! cria la voyageuse ; je n’ai pas le temps d’attendre : cours, crie, casse tout, amène du monde, et fais-moi entrer ici, tu seras bien payé de ta peine… »

Elle se remit à jeter les hauts cris, et Consuelo sentit trembler ses genoux ; cette figure, cette voix ne lui étaient pas inconnues…

« Le nom de votre maîtresse ! cria-t-elle à la femme de chambre.

— Eh ! qu’est-ce que cela te fait ? Cours donc, malheureux ! dit la soubrette toute bouleversée. Ah ! si tu perds du temps, tu n’auras rien de nous !

— Eh ! je ne veux rien de vous non plus, répondit Consuelo avec feu ; mais je veux savoir qui vous êtes. Si votre maîtresse est musicienne, vous serez reçus ici d’emblée, et, si je ne me trompe pas, elle est une chanteuse célèbre.

— Va, mon petit, dit la dame en mal d’enfant, qui, dans l’intervalle entre chaque douleur aiguë, retrouvait beaucoup de sang-froid et d’énergie, tu ne te trompes pas ; va dire aux habitants de cette maison que la fameuse Corilla est près de mourir, si quelque âme de chrétien ou d’artiste ne prend pitié de sa position. Je paierai… dis que je paierai largement. Hélas ! Sofia, dit-elle à sa suivante, fais-moi mettre par terre, je souffrirai moins étendue sur le chemin que dans cette infernale voiture ! »

Consuelo courait déjà vers le prieuré, résolue de faire un bruit épouvantable et de parvenir à tout prix jusqu’au chanoine. Elle ne songeait déjà plus à s’étonner et à s’émouvoir de l’étrange hasard qui amenait en ce lieu sa rivale, la cause de tous ses malheurs ; elle n’était occupée que du désir de lui porter secours. Elle n’eut pas la peine de frapper, elle trouva Brigide qui, attirée enfin par les cris, sortait de la maison, escortée du jardinier et du valet de chambre.

« Belle histoire ! répondit-elle avec dureté, lorsque Consuelo lui eut exposé le fait. N’y allez pas, André, ne bougez d’ici, maître jardinier ! Ne voyez-vous pas que c’est un coup monté par ces bandits pour nous dévaliser et nous assassiner ? Je m’attendais à cela ! une alerte, une feinte ! une bande de scélérats rôdant autour de la maison, tandis que ceux à qui nous avons donné asile tâcheraient de les faire entrer sous un honnête prétexte. Aller chercher vos fusils, messieurs, et soyez prêts à assommer cette prétendue dame en mal d’enfant qui porte des moustaches et des pantalons. Ah bien, oui ! une femme en couche ! Quand cela serait, prend-elle notre maison pour un hôpital ? Nous n’avons pas de sage-femme ici, je n’entends rien à un pareil office, et monsieur le chanoine n’aime pas les vagissements. Comment une dame se serait-elle mise en route étant sur son terme ? Et si elle l’a fait, à qui la faute ? pouvons-nous l’empêcher de souffrir ? qu’elle accouche dans sa voiture, elle y sera tout aussi bien que chez nous, où nous n’avons rien de disposé pour une pareille aubaine. »

Ce discours, commencé pour Consuelo, et grommelé tout le long de l’allée, fut achevé à la grille pour la femme de chambre de Corilla. Tandis que les voyageuses, après avoir parlementé en vain, échangeaient des reproches, des invectives, et même des injures avec l’intraitable gouvernante, Consuelo, espérant dans la bonté et dans le dilettantisme du chanoine, avait pénétré dans la maison. Elle chercha en vain la chambre du maître ; elle ne fit que s’égarer dans cette vaste habitation dont elle ne connaissait pas les détours. Enfin elle rencontra Haydn qui la cherchait, et qui lui dit avoir vu le chanoine entrer dans son orangerie. Ils s’y rendirent ensemble, et virent le digne personnage venir à leur rencontre, sous un berceau de jasmin, avec un visage frais et riant comme la belle matinée d’automne qu’il faisait ce jour-là. En regardant cet homme affable marcher dans sa bonne douillette ouatée, sur des sentiers où son pied délicat ne risquait pas de trouver un caillou dans le sable fin et fraîchement passé au râteau, Consuelo ne douta pas qu’un être si heureux, si serein dans sa conscience et si satisfait dans tous ses vœux, ne fût charmé de faire une bonne action. Elle commençait à lui exposer la requête de la pauvre Corilla, lorsque Brigide, apparaissant tout à coup lui coupa la parole et parla en ces termes :

« Il y a là-bas à votre porte une vagabonde, une chanteuse de théâtre, qui se dit fameuse, et qui a l’air et le ton d’une dévergondée. Elle se dit en mal d’enfant, crie et jure comme trente démons ; elle prétend accoucher chez vous ; voyez si cela vous convient ! »

Le chanoine fit un geste de dégoût et de refus.

« Monsieur le chanoine, dit Consuelo, quelle que soit cette femme, elle souffre, sa vie est peut-être en danger ainsi que celle d’une innocente créature que Dieu appelle en ce monde, et que la religion vous commande peut-être d’y recevoir chrétiennement et paternellement. Vous n’abandonnerez pas cette malheureuse, vous ne la laisserez pas gémir et agoniser à votre porte.

— Est-elle mariée ? demanda froidement le chanoine après un instant de réflexion.

— Je l’ignore ; il est possible qu’elle le soit. Mais qu’importe ? Dieu lui accorde le bonheur d’être mère : lui seul a le droit de la juger…

— Elle a dit son nom, monsieur le chanoine, reprit la Brigide avec force ; et vous la connaissez, vous qui fréquentez tous les histrions de Vienne. Elle s’appelle Corilla.

— Corilla ! s’écria le chanoine. Elle est déjà venue à Vienne, j’en ai beaucoup entendu parler. C’était une belle voix, dit-on.

— En faveur de sa belle voix, faites-lui ouvrir la porte ; elle est par terre sur le sable du chemin, dit Consuelo.

— Mais c’est une femme de mauvaise vie, reprit le chanoine. Elle a fait du scandale à Vienne, il y a deux ans.

— Et il y a beaucoup de gens jaloux de votre bénéfice, monsieur le chanoine ! vous m’entendez ? Une femme perdue qui accoucherait dans votre maison… cela ne serait point présenté comme un hasard, encore moins comme une œuvre de miséricorde. Vous savez que le chanoine Herbert a des prétentions au jubilariat, et qu’il a déjà fait déposséder un jeune confrère, sous prétexte qu’il négligeait les offices pour une dame qui se confessait toujours à lui à ces heures-là. Monsieur le chanoine, un bénéfice comme le vôtre est plus facile à perdre qu’à gagner ! »

Ces paroles firent sur le chanoine une impression soudaine et décisive. Il les recueillit dans le sanctuaire de sa prudence, quoiqu’il feignît de les avoir à peine écoutées.

« Il y a, dit-il, une auberge à deux cents pas d’ici : que cette dame s’y fasse conduire. Elle y trouvera tout ce qu’il lui faut, et y sera plus commodément et plus convenablement que chez un garçon. Allez lui dire cela, Brigide, avec politesse, avec beaucoup de politesse, je vous en prie. Indiquez l’auberge aux postillons. Vous, mes enfants, dit-il à Consuelo et à Joseph, venez essayer avec moi une fugue de Bach pendant qu’on nous servira le déjeuner.

— Monsieur le chanoine, dit Consuelo émue, abandonnerez-vous…

— Ah ! dit le chanoine en s’arrêtant d’un air consterné, voilà mon plus beau volkameria desséché. J’avais bien dit au jardinier qu’il ne l’arrosait pas assez souvent ! La plus rare et la plus admirable plante de mon jardin ! c’est une fatalité, Brigide ! voyez donc ! Appelez-moi le jardinier, que je le gronde.

— Je vais d’abord chasser la fameuse Corilla de votre porte, répondit Brigide en s’éloignant.

— Et vous y consentez, vous l’ordonnez monsieur le chanoine ? s’écria Consuelo indignée.

— Il m’est impossible de faire autrement, répondit-il d’une voix douce, mais avec un ton dont le calme annonçait une résolution inébranlable. Je désire qu’on ne m’en parle pas davantage. Venez donc, je vous attends pour faire de la musique.

— Il n’est plus de musique pour nous ici, reprit Consuelo avec énergie. Vous ne seriez pas capable de comprendre Bach, vous qui n’avez pas d’entrailles humaines. Ah ! périssent vos fleurs et vos fruits ! puisse la gelée dessécher vos jasmins et fendre vos plus beaux arbres ! Cette terre féconde, qui vous donne tout à profusion, devrait ne produire pour vous que des ronces ; car vous n’avez pas de cœur, et vous volez les dons du ciel, que vous ne savez pas faire servir à l’hospitalité ! »

En parlant ainsi, Consuelo laissa le chanoine ébahi regarder autour de lui, comme s’il eût craint de voir la malédiction céleste invoquée par cette âme brûlante tomber sur ses volkamerias précieux et sur ses anémones chéries. Elle courut à la grille qui était restée fermée, et elle l’escalada pour sortir, afin de suivre la voiture de Corilla qui se dirigeait au pas vers le misérable cabaret, gratuitement décoré du titre d’auberge par le chanoine.