Consuelo (Hetzel, illustré 1855)/Chapitre 103

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CIII.

Le Porpora et Consuelo arrivèrent à Prague par un froid assez piquant, à la première heure de la nuit. La lune éclairait cette vieille cité, qui avait conservé dans son aspect le caractère religieux et guerrier de son histoire. Nos voyageurs y entrèrent par la porte appelée Rosthor, et, traversant la partie qui est sur la rive droite de la Moldaw, ils arrivèrent sans encombre jusqu’à la moitié du pont. Mais là, une forte secousse fut imprimée à la voiture, qui s’arrêta court.

« Jésus Dieul cria le postillon, mon cheval qui s’abat devant la statue ! mauvais présage ! que saint Jean Népomuck nous assiste !

Consuelo, voyant que le cheval de brancard était embarrassé dans les traits, et que le postillon en aurait pour quelque temps à le relever et à rajuster son harnais, dont plusieurs courroies s’étaient rompues dans la chute, proposa à son maître de mettre pied à terre, afin de se réchauffer par un peu de mouvement. Le maestro y ayant consenti, Consuelo s’approcha du parapet pour examiner le lieu où elle se trouvait. De cet endroit, les deux villes distinctes qui composent Prague, l’une appelée la nouvelle, qui fut bâtie par l’empereur Charles iv, en 1348 ; l’autre, qui remonte à la plus haute antiquité, toutes deux construites en amphithéâtre, semblaient deux noires montagnes de pierres d’où s’élançaient çà et là, sur les points culminants, les flèches élancées des antiques édifices et les sombres dentelures des fortifications. La Moldaw s’engouffrait obscure et rapide sous ce pont d’un style si sévère, théâtre de tant d’événements tragiques dans l’histoire de la Bohême ; et le reflet de la lune, en y traçant de pâles éclairs, blanchissait la tête de la statue révérée. Consuelo regarda cette figure du saint docteur, qui semblait contempler mélancoliquement les flots. La légende de saint Népomuck est belle, et son nom vénérable à quiconque estime l’indépendance et la loyauté. Confesseur de l’impératrice Jeanne, il refusa de trahir le secret de sa confession, et l’ivrogne Wenceslas, qui voulait savoir les pensées de sa femme, n’ayant pu rien arracher à l’illustre docteur, le fit noyer sous le pont de Prague. La tradition rapporte qu’au moment où il disparut sous les ondes, cinq étoiles brillèrent sur le gouffre à peine refermé, comme si le martyr eût laissé un instant flotter sa couronne sur les eaux. En mémoire de ce miracle, cinq étoiles de métal ont été incrustées sur la pierre de la balustrade, à l’endroit même où Népomuck fut précipité.

La Rosmunda, qui était fort dévote, avait gardé un tendre souvenir à la légende de Jean Népomuck ; et, dans l’énumération des saints que chaque soir elle faisait invoquer par la bouche pure de son enfant, elle n’avait jamais oublié celui-là, le patron spécial des voyageurs, des gens en péril, et, par-dessus tout, le garant de la bonne renommée. Ainsi qu’on voit les pauvres rêver la richesse, la Zingara se faisait, sur ses vieux jours, un idéal de ce trésor qu’elle n’avait guère songé à amasser dans ses jeunes années. Par suite de cette réaction, Consuelo avait été élevée dans des idées d’une exquise pureté. Consuelo se rappela donc en cet instant la prière qu’elle adressait autrefois à l’apôtre de la sincérité ; et, saisie par le spectacle des lieux témoins de sa fin tragique, elle s’agenouilla instinctivement parmi les dévots qui, à cette époque, faisaient encore, à chaque heure du jour et de la nuit, une cour assidue à l’image du saint. C’étaient de pauvres femmes, des pèlerins, de vieux mendiants, peut-être aussi quelques zingaris, enfants de la mandoline et propriétaires du grand chemin. Leur piété ne les absorbait pas au point qu’ils ne songeassent à lui tendre la main. Elle leur fit largement l’aumône, heureuse de se rappeler le temps où elle n’était ni mieux chaussée, ni plus fière que ces gens-là. Sa générosité les toucha tellement qu’ils se consultèrent à voix basse et chargèrent un d’entre eux de lui dire qu’ils allaient chanter un des anciens hymnes de l’office du bienheureux Népomuck, afin que le saint détournât le mauvais présage par suite duquel elle se trouvait arrêtée sur le pont. La musique et les paroles étaient, selon eux, du temps même de Wenceslas l’ivrogne :

Suscipe quas dedimus, Johannes beate,
Tibi preces supplices, noster advocate :
Fieri, dum vivimus, ne sinas infames
Et nostros post obitum cœlis infer manes.

Le Porpora, qui prit plaisir à les écouter, jugea que leur hymne n’avait guère plus d’un siècle de date ; mais il en entendit un second qui lui sembla une malédiction adressée à Wenceslas par ses contemporains, et qui commençait ainsi :

Sœvus, piger imperator,
Malorum clarus patrator, etc.

Quoique les crimes de Wenceslas ne fussent pas un événement de circonstance, il semblait que les pauvres Bohémiens prissent un éternel plaisir à maudire, dans la personne de ce tyran, ce titre abhorré d’imperator, qui était devenu pour eux synonyme d’étranger. Une sentinelle autrichienne gardait chacune des portes placées à l’extrémité du pont. Leur consigne les forçait à marcher sans cesse de chaque porte à la moitié de l’édifice ; là elles se rencontraient devant la statue, se tournaient le dos et reprenaient leur impassible promenade. Elles entendaient les cantiques ; mais comme elles n’étaient pas aussi versées dans le latin d’église que les dévots pragois, elles s’imaginaient sans doute écouter un cantique à la louange de François de Lorraine, l’époux de Marie-Thérèse.

En recueillant ces chants naïfs au clair de la lune, dans un des sites les plus poétiques du monde, Consuelo se sentit pénétrée de mélancolie. Son voyage avait été heureux et enjoué jusque là ; et, par une réaction assez naturelle, elle tomba tout d’un coup dans la tristesse. Le postillon, qui rajustait son équipage avec une lenteur germanique, ne cessait de répéter à chaque exclamation de mécontentement : « Voilà un mauvais présage ! » si bien que l’imagination de Consuelo finit par s’en ressentir. Toute émotion pénible, toute rêverie prolongée ramenait en elle le souvenir d’Albert. Elle se rappela en cet instant qu’Albert, entendant un soir la chanoinesse invoquer tout haut, dans sa prière, saint Népomuck le gardien de la bonne réputation, lui avait dit : « C’est fort bien pour vous, ma tante, qui avez pris la précaution d’assurer la vôtre par une vie exemplaire ; mais j’ai vu souvent des âmes souillées de vices appeler à leur aide les miracles de ce saint, afin de pouvoir mieux cacher aux hommes leurs secrètes iniquités. C’est ainsi que vos pratiques dévotes servent aussi souvent de manteau à l’hypocrisie grossière que de secours à l’innocence. » En cet instant, Consuelo s’imagina entendre la voix d’Albert résonner à son oreille dans la brise du soir et dans l’onde sinistre de la Moldaw. Elle se demanda ce qu’il penserait d’elle, lui qui la croyait déjà pervertie peut-être, s’il la voyait prosternée devant cette image catholique ; et elle se relevait comme effrayée, lorsque le Porpora lui dit :

« Allons, remontons en voiture, tout est réparé.

Elle le suivit et s’apprêtait à entrer dans la voiture, lorsqu’un cavalier, lourdement monté sur un cheval plus lourd encore, s’arrêta court, mit pied à terre et s’approcha d’elle pour la regarder avec une curiosité tranquille qui lui parut fort impertinente.

« Que faites-vous là, Monsieur ? dit le Porpora en le repoussant ; on ne regarde pas les dames de si près. Ce peut être l’usage à Prague, mais je ne suis pas disposé à m’y soumettre. »

Le gros homme sortit le menton de ses fourrures ; et, tenant toujours son cheval par la bride, il répondit au Porpora en bohémien, sans s’apercevoir que celui-ci ne le comprenait pas du tout ; mais Consuelo, frappée de la voix de ce personnage, et se penchant pour regarder ses traits au clair de la lune, s’écria, en passant entre lui et le Porpora : « Est-ce donc vous, monsieur le baron de Rudolstadt ?

— Oui, c’est moi, Signora ! répondit le baron Frédéric ; c’est moi, le frère de Christian, l’oncle d’Albert ; oh ! c’est bien moi. Et c’est bien vous aussi ! » ajouta-t-il en poussant un profond soupir.

Consuelo fut frappée de son air triste et de la froideur de son accueil. Lui qui s’était toujours piqué avec elle d’une galanterie chevaleresque, il ne lui baisa pas la main, il ne songea même pas à toucher son bonnet fourré pour la saluer ; il se contenta de répéter en la regardant d’un air consterné, pour ne pas dire hébété : « C’est bien vous ! en vérité, c’est vous ! »

— Donnez-moi des nouvelles de Riesenburg, dit Consuelo avec agitation.

— Je vous en donnerai, Signora ! Il me tarde de vous en donner.

— Eh bien ! monsieur le baron, dites ; parlez-moi du comte Christian, de madame la chanoinesse et de…

— Oh oui ! je vous en parlerai, répondit Frédéric, qui était de plus en plus stupéfait et comme abruti.

— Et le comte Albert ? reprit Consuelo, effrayée de sa contenance et de sa physionomie.

— Oui, oui ! Albert, hélas ! oui ! répondit le baron, je veux vous en parler. »

Mais il n’en parla point ; et à travers toutes les questions de la jeune fille, il resta presque aussi muet et immobile que la statue de Népomuck.

Le Porpora commençait à s’impatienter : il avait froid ; il lui tardait d’arriver à un bon gîte. En outre, cette rencontre, qui pouvait faire une grande impression sur Consuelo, le contrariait passablement.

— Monsieur le baron, lui dit-il, nous aurons l’honneur d’aller demain vous présenter nos devoirs ; mais souffrez que maintenant nous allions souper et nous réchauffer… Nous avons plus besoin de cela que de compliments, ajouta-t-il entre ses dents, en sautant dans la voiture, où il venait de pousser Consuelo, bon gré mal gré.

— Mais, mon ami, dit celle-ci avec anxiété, laissez-moi m’informer…

— Laissez-moi tranquille, répondit-il brusquement. Cet homme est idiot, s’il n’est pas ivre-mort ; et nous passerions bien la nuit sur le pont sans qu’il pût accoucher d’une parole de bon sens. »

Consuelo était en proie à une affreuse inquiétude :

« Vous êtes impitoyable, lui dit-elle tandis que la voiture franchissait le pont et entrait dans l’ancienne ville. Un instant de plus, et j’allais apprendre ce qui m’intéresse plus que tout au monde…

— Ouais ! en sommes-nous encore là ? dit le maestro avec humeur. Cet Albert te trottera-t-il éternellement dans la cervelle ? Tu aurais eu là une jolie famille, bien enjouée, bien élevée, à en juger par ce gros butor, qui a son bonnet cacheté sur sa tête, apparemment ! car il ne t’a pas fait la grâce de le soulever en te voyant.

— C’est une famille dont vous pensiez naguère tant de bien, que vous m’y avez jetée comme dans un port de salut, en me recommandant d’être tout respect, tout amour pour ceux qui la composent.

— Quant au dernier point, tu m’as trop bien obéi, à ce que je vois. »

Consuelo allait répliquer ; mais elle se calma en voyant le baron à cheval, déterminé, en apparence, à suivre la voiture ; et lorsqu’elle en descendit, elle trouva le vieux seigneur à la portière, lui offrant la main, et lui faisant avec politesse les honneurs de sa maison ; car c’était chez lui et non à l’auberge qu’il avait donné ordre au postillon de la conduire. Le Porpora voulut en vain refuser son hospitalité : il insista, et Consuelo, qui brûlait d’éclaircir ses tristes appréhensions, se hâta d’accepter et d’entrer avec lui dans la salle, où un grand feu et un bon souper les attendaient.

« Vous voyez, Signora, dit le baron en lui faisant remarquer trois couverts, je comptais sur vous.

— Cela m’étonne beaucoup, répondit Consuelo ; nous n’avons annoncé ici notre arrivée à personne, et nous comptions même, il y a deux jours, n’y arriver qu’après-demain.

— Tout cela ne vous étonne pas plus que moi, dit le baron d’un air abattu.

— Mais la baronne Amélie ? demanda Consuelo, honteuse de n’avoir pas encore songé à son ancienne élève. »

Un nuage couvrit le front du baron de Rudolstadt : son teint vermeil, violacé par le froid, devint tout à coup si blême, que Consuelo en fut épouvantée ; mais il répondit avec une sorte de calme :

« Ma fille est en Saxe, chez une de nos parentes. Elle aura bien du regret de ne pas vous avoir vue.

— Et les autres personnes de votre famille, monsieur le baron, reprit Consuelo, ne puis-je savoir…

— Oui, vous saurez tout, répondit Frédéric, vous saurez tout. Mangez, signora ; vous devez en avoir besoin.

— Je ne puis manger si vous ne me tirez d’inquiétude. Monsieur le baron, au nom du ciel, n’avez-vous pas à déplorer la perte d’aucun des vôtres ?

— Personne n’est mort, » répondit le baron d’un ton aussi lugubre que s’il eût annoncé l’extinction de sa famille entière.

Et il se mit à découper les viandes avec une lenteur aussi solennelle qu’il le faisait à Riesenburg. Consuelo n’eut plus le courage de le questionner. Le souper lui parut mortellement long. Le Porpora, qui était moins inquiet qu’affamé, s’efforça de causer avec son hôte. Celui-ci s’efforça, de son côté, de lui répondre obligeamment, et même de l’interroger sur ses affaires et ses projets ; mais cette liberté d’esprit était évidemment au-dessus de ses forces. Il ne répondait jamais à propos, ou il renouvelait ses questions un instant après en avoir reçu la réponse. Il se taillait toujours de larges portions, et faisait remplir copieusement son assiette et son verre ; mais c’était un effet de l’habitude : il ne mangeait ni ne buvait ; et, laissant tomber sa fourchette par terre et ses regards sur la nappe, il succombait à un affaissement déplorable. Consuelo l’examinait, et voyait bien qu’il n’était pas ivre. Elle se demandait si cette décadence subite était l’ouvrage du malheur, de la maladie ou de la vieillesse. Enfin, après deux heures de ce supplice, le baron, voyant le repas terminé, fit signe à ses gens de se retirer ; et, après avoir longtemps cherché dans ses poches d’un air égaré, il en sortit une lettre ouverte, qu’il présenta à Consuelo. Elle était de la chanoinesse, et contenait ce qui suit :

« Nous sommes perdus ; plus d’espoir, mon frère ! Le docteur Supperville est enfin arrivé de Bareith ; et, après nous avoir ménagés pendant quelques jours, il m’a déclaré qu’il fallait mettre ordre aux affaires de la famille, parce que, dans huit jours peut-être, Albert n’existerait plus. Christian, à qui je n’ai pas la force de prononcer cet arrêt, se flatte encore, mais faiblement ; car son abattement m’épouvante, et je ne sais pas si la perte de mon neveu est le seul coup qui me menace. Frédéric, nous sommes perdus ! survivrons-nous tous deux à de tels désastres ? Pour moi, je n’en sais rien. Que la volonté de Dieu soit faite ! Voilà tout ce que je puis dire ; mais je ne sens pas en moi la force de n’y pas succomber. Venez à nous, mon frère, et tâchez de nous apporter du courage, s’il a pu vous en rester après votre propre malheur, malheur qui est aussi le nôtre, et qui met le comble aux infortunes d’une famille qu’on dirait maudite ! Quels crimes avons-nous donc commis pour mériter de telles expiations ? Que Dieu me préserve de manquer de foi et de soumission ; mais, en vérité, il y a des instants où je me dis que c’en est trop.

« Venez, mon frère, nous vous attendons, nous avons besoin de vous ; et cependant ne quittez pas Prague avant le 11. J’ai à vous charger d’une étrange commission ; je crois devenir folle en m’y prêtant ; mais je ne comprends plus rien à notre existence, et je me conforme aveuglément aux volontés d’Albert. Le 11 courant, à sept heures du soir, trouvez-vous sur le pont de Prague, au pied de la statue. La première voiture qui passera, vous l’arrêterez ; la première personne que vous y verrez, vous l’emmènerez chez vous ; et si elle peut partir pour Riesenburg le soir même, Albert sera peut-être sauvé. Du moins il dit qu’il se rattachera à la vie éternelle, et j’ignore ce qu’il entend par là. Mais les révélations qu’il a eues, depuis huit jours, des événements les plus imprévus pour nous tous, ont été réalisées d’une façon si incompréhensible, qu’il ne m’est plus permis d’en douter : il a le don de prophétie et le sens de la vue des choses cachées. Il m’a appelée ce soir auprès de son lit, et de cette voix éteinte qu’il a maintenant, et qu’il faut deviner plus qu’on ne peut l’entendre, il m’a dit de vous transmettre les paroles que je vous ai fidèlement rapportées. Soyez donc à sept heures, le 11, au pied de la statue, et, quelle que soit la personne qui s’y trouvera en voiture, amenez-la ici en toute hâte. »

En achevant cette lettre, Consuelo, devenue aussi pâle que le baron, se leva brusquement ; puis elle retomba sur sa chaise, et resta quelques instants les bras raidis et les dents serrées. Mais elle reprit aussitôt ses forces, se leva de nouveau, et dit au baron qui était retombé dans sa stupeur :

« Eh bien ! monsieur le baron, votre voiture est-elle prête ? Je le suis, moi ; partons. »

Le baron se leva machinalement et sortit. Il avait eu la force de songer à tout d’avance ; la voiture était préparée, les chevaux attendaient dans la cour ; mais il n’obéissait plus que comme un automate à la pression d’un ressort, et, sans Consuelo, il n’aurait plus pensé au départ.

À peine fut-il hors de la chambre, que le Porpora saisit la lettre et la parcourut rapidement. À son tour il devint pâle, ne put articuler un mot, et se promena devant le poêle en proie à un affreux malaise. Le maestro avait à se reprocher ce qui arrivait. Il ne l’avait pas prévu, mais il se disait maintenant qu’il eût dû le prévoir : et en proie au remords, à l’épouvante, sentant sa raison confondue d’ailleurs par la singulière puissance de divination qui avait révélé au malade le moyen de revoir Consuelo, il croyait faire un rêve affreux et bizarre. Cependant, comme aucune organisation n’était plus positive que la sienne à certains égards, et aucune volonté plus tenace, il pensa bientôt à la possibilité et aux suites de cette brusque résolution que Consuelo venait de prendre. Il s’agita beaucoup, frappa son front avec ses mains et le plancher avec ses talons, fit craquer toutes ses phalanges, compta sur ses doigts, supputa, rêva, s’arma de courage, et, bravant l’explosion, dit à Consuelo en la secouant pour la ranimer :

« Tu veux aller là-bas, j’y consens ; mais je te suis. Tu veux voir Albert, tu vas peut-être lui donner le coup de grâce ; mais il n’y a pas moyen de reculer, nous partons. Nous pouvons disposer de deux jours. Nous devions les passer à Dresde ; nous ne nous y reposerons point. Si nous ne sommes pas à la frontière de Prusse le 18, nous manquons à nos engagements. Le théâtre ouvre le 25 ; si tu n’es pas prête, je suis condamné à payer un dédit considérable. Je ne possède pas la moitié de la somme nécessaire, et, en Prusse, qui ne paie pas va en prison. Une fois en prison, on vous oublie ; on vous laisse dix ans, vingt ans ; vous y mourrez de chagrin ou de vieillesse, à volonté. Voilà le sort qui m’attend si tu oublies qu’il faut quitter Riesenburg le 14 à cinq heures du matin au plus tard.

— Soyez tranquille, mon maître, répondit Consuelo avec l’énergie de la résolution ; j’avais déjà songé à tout cela. Ne me faites pas souffrir à Riesenburg, voilà tout ce que je vous demande. Nous en partirons le 14 à cinq heures du matin.

— Il faut le jurer.

— Je le jure ! répondit-elle en haussant les épaules d’impatience. Quand il s’agit de votre liberté et de votre vie, je ne conçois pas que vous ayez besoin d’un serment de ma part. »

Le baron rentra en cet instant, suivi d’un vieux domestique dévoué et intelligent, qui l’enveloppa comme un enfant de sa pelisse fourrée, et le traîna dans sa voiture. On gagna rapidement Beraum et on atteignit Pilsen au lever du jour.