Consuelo (Hetzel, illustré 1855)/Chapitre 48

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Consuelo, en proie à un délire épouvantable, se débattait dans les bras des deux plus vigoureuses servantes de la maison, qui avaient grand’peine à l’empêcher de se jeter hors de son lit. Tourmentée, ainsi qu’il arrive dans certains cas de fièvre cérébrale, par des terreurs inouïes, la malheureuse enfant voulait fuir les visions dont elle était assaillie ; elle croyait voir, dans les personnes qui s’efforçaient de la retenir et de la rassurer, des ennemis, des monstres acharnés à sa perte. Le chapelain consterné, qui la croyait prête à retomber foudroyée par son mal, répétait déjà auprès d’elle les prières des agonisants : elle le prenait pour Zdenko construisant le mur qui devait l’ensevelir, en psalmodiant ses chansons mystérieuses. La chanoinesse tremblante, qui joignait ses faibles efforts à ceux des autres femmes pour la retenir dans son lit, lui apparaissait comme le fantôme des deux Wanda, la sœur de Zyska et la mère d’Albert, se montrant tour à tour dans la grotte du solitaire, et lui reprochant d’usurper leurs droits et d’envahir leur domaine. Ses exclamations, ses gémissements, et ses prières délirantes et incompréhensibles pour les assistants, étaient en rapport direct avec les pensées et les objets qui l’avaient si vivement agitée et frappée la nuit précédente. Elle entendait gronder le torrent, et avec ses bras elle imitait le mouvement de nager. Elle secouait sa noire chevelure éparse sur ses épaules, et croyait en voir tomber des flots d’écume. Toujours elle sentait Zdenko derrière elle, occupé à ouvrir l’écluse, ou devant elle, acharné à lui fermer le chemin. Elle ne parlait que d’eau et de pierres, avec une continuité d’images qui faisait dire au chapelain en secouant la tête : « Voilà un rêve bien long et bien pénible. Je ne sais pourquoi elle s’est tant préoccupé l’esprit dernièrement de cette citerne ; c’était sans doute un commencement de fièvre, et vous voyez que son délire a toujours cet objet en vue. »

Au moment où Albert entra éperdu dans sa chambre, Consuelo, épuisée de fatigue, ne faisait plus entendre que des mots inarticulés qui se terminaient par des cris sauvages. La puissance de la volonté ne gouvernant plus ses terreurs, comme au moment où elle les avait affrontées, elle en subissait l’effet rétroactif avec une intensité horrible. Elle retrouvait cependant une sorte de réflexion tirée de son délire même, et se prenait à appeler Albert d’une voix si pleine et si vibrante que toute la maison semblait en devoir être ébranlée sur ses fondements ; puis ses cris se perdaient en de longs sanglots qui paraissaient la suffoquer, bien que ses yeux hagards fussent secs et d’un éclat effrayant.

« Me voici, me voici ! » s’écria Albert en se précipitant vers son lit.

Consuelo l’entendit, reprit toute son énergie, et, s’imaginant aussitôt qu’il fuyait devant elle, se dégagea des mains qui la tenaient, avec cette rapidité de mouvements et cette force musculaire que donne aux êtres les plus faibles le transport de la fièvre. Elle bondit au milieu de la chambre, échevelée, les pieds nus, le corps enveloppé d’une légère robe de nuit blanche et froissée, qui lui donnait l’air d’un spectre échappé de la tombe ; et au moment où on croyait la ressaisir, elle sauta par-dessus l’épinette qui se trouvait devant elle, avec l’agilité d’un chat sauvage, atteignit la fenêtre qu’elle prenait pour l’ouverture de la fatale citerne, y posa un pied, étendit les bras, et, criant de nouveau le nom d’Albert au milieu de la nuit orageuse et sinistre, elle allait se précipiter, lorsque Albert, encore plus agile et plus fort qu’elle, l’entoura de ses bras et la reporta sur son lit. Elle ne le reconnut pas ; mais elle ne fit aucune résistance, et cessa de crier. Albert lui prodigua en espagnol les plus doux noms et les plus ferventes prières : elle l’écoutait, les yeux fixes sans le voir ni lui répondre ; Mais tout à coup, se relevant et se plaçant à genoux sur son lit, elle se mit à chanter une strophe du Te Deum de Handel qu’elle avait récemment lue et admirée. Jamais sa voix n'avait eu plus d’expression et plus d’éclat. Jamais elle n’avait été aussi belle que dans cette attitude extatique, avec ses cheveux flottants, ses joues embrasées du feu de la fièvre, et ses yeux qui semblaient lire dans le ciel entr’ouvert pour eux seuls. La chanoinesse en fut émue au point de s’agenouiller elle-même au pied du lit en fondant en larmes ; et le chapelain, malgré son peu de sympathie, courba la tête et fut saisi d’un respect religieux. À peine Consuelo eut-elle fini la strophe, qu’elle fit un grand soupir ; une joie divine brilla sur son visage.

« Je suis sauvée ! » s’écria-t-elle ; et elle tomba à la renverse, pâle et froide comme le marbre, les yeux encore ouverts mais éteints, les lèvres bleues et les bras raides.

Un instant de silence et de stupeur succéda à cette scène. Amélie, qui, debout et immobile sur le seuil de sa chambre, avait assisté, sans oser faire un pas, à ce spectacle effrayant, tomba évanouie d’horreur. La chanoinesse et les deux femmes coururent à elle pour la secourir. Consuelo resta étendue et livide, appuyée sur le bras d’Albert, qui avait laissé tomber son front sur le sein de l’agonisante et ne paraissait pas plus vivant qu’elle. La chanoinesse n’eut pas plus tôt fait déposer Amélie sur son lit, qu’elle revint sur le seuil de la chambre de Consuelo.

« Eh bien, monsieur le chapelain ? dit-elle d’un air abattu.

— Madame, c’est la mort ! répondit le chapelain d’une voix profonde, et laissant retomber le bras de Consuelo dont il venait d’interroger le pouls avec attention.

— Non, ce n’est pas la mort ! non, mille fois non ! s’écria Albert en se soulevant impétueusement. J’ai consulté son cœur, mieux que vous n’avez consulté son bras. Il bat encore ; elle respire, elle vit. Oh ! elle vivra ! Ce n’est pas ainsi, ce n’est pas maintenant qu’elle doit finir. Qui donc a eu la témérité de croire que Dieu avait prononcé sa mort ? Voici le moment de la soigner efficacement. Monsieur le chapelain, donnez-moi votre boîte. Je sais ce qu’il lui faut, et vous ne le savez pas. Malheureux que vous êtes, obéissez-moi ! Vous ne l’avez pas secourue ; vous pouviez empêcher l’invasion de cette horrible crise ; vous ne l’avez pas fait, vous ne l’avez pas voulu ; vous m’avez caché son mal, vous m’avez tous trompé. Vous vouliez donc la perdre ? Votre lâche prudence, votre hideuse apathie, vous ont lié la langue et les mains ! Donnez-moi votre boîte, vous dis-je, et laissez-moi agir. » Et comme le chapelain hésitait à lui remettre ces médicaments qui, sous la main inexpérimentée d’un homme exalté et à demi fou, pouvaient devenir des poisons, il la lui arracha violemment. Sourd aux observations de sa tante, il choisit et dosa lui-même les calmants impérieux qui pouvaient agir avec promptitude. Albert était plus savant en beaucoup de choses qu’on ne le pensait. Il avait étudié sur lui-même, à une époque de sa vie où il se rendait encore compte des fréquents désordres de son cerveau, l’effet des révulsifs les plus énergiques. Inspiré par un jugement prompt, par un zèle courageux et absolu, il administra la potion que le chapelain n’eût jamais osé conseiller. Il réussit avec une patience et une douceur incroyable, à desserrer les dents de la malade, et à lui faire avaler quelques gouttes de ce remède efficace. Au bout d’une heure, pendant laquelle il réitéra plusieurs fois le traitement, Consuelo respirait librement ; ses mains avaient repris de la tiédeur, et ses traits de l’élasticité. Elle n’entendait et ne sentait rien encore ; mais son accablement était une sorte de sommeil, et une pâle coloration revenait à ses lèvres. Le médecin arriva, et, voyant le cas sérieux, déclara qu’on l’avait appelé bien tard et qu’il ne répondait de rien. Il eût fallu pratiquer une saignée la veille ; maintenant le moment n’était plus favorable. Sans aucun doute la saignée ramènerait la crise. Ceci devenait embarrassant.

« Elle la ramènera, dit Albert ; et cependant il faut saigner. »

Le médecin allemand, lourd personnage plein d’estime pour lui-même, et habitué, dans son pays, où il n’avait point de concurrent, à être écouté comme un oracle, souleva son épaisse paupière, et regarda en clignotant celui qui se permettait de trancher ainsi la question.

« Je vous dis qu’il faut saigner, reprit Albert avec force. Avec ou sans la saignée la crise doit revenir.

— Permettez, dit le docteur Wetzelius ; ceci n’est pas aussi certain que vous paraissez le croire. »

Et il sourit d’un air un peu dédaigneux et ironique.

« Si la crise ne revient pas, tout est perdu, repartit Albert ; vous devez le savoir. Cette somnolence conduit droit à l’engourdissement des facultés du cerveau, à la paralysie, et à la mort. Votre devoir est de vous emparer de la maladie, d’en ranimer l’intensité pour la combattre, de lutter enfin ! Sans cela, que venez-vous faire ici ? Les prières et les sépultures ne sont pas de votre ressort. Saignez, ou je saigne moi-même. »

Le docteur savait bien qu’Albert raisonnait juste, et il avait eu tout d’abord l’intention de saigner ; mais il ne convenait pas à un homme de son importance de prononcer et d’exécuter aussi vite. C’eût été donner à penser que le cas était simple et le traitement facile, et notre Allemand avait coutume de feindre de grandes perplexités, un pénible examen, afin de sortir de là triomphant, comme par une soudaine illumination de son génie, afin de faire répéter ce que mille fois il avait fait dire de lui : « La maladie était si avancée, si dangereuse, que le docteur Wetzelius lui-même ne savait à quoi se résoudre. Nul autre que lui n’eût saisi le moment et deviné le remède. C’est un homme bien prudent, bien savant, bien fort. Il n’a pas son pareil, même à Vienne ! »

Quand il se vit contrarié, et mis au pied du mur sans façon par l’impatience d’Albert :

« Si vous êtes médecin, lui répondit-il, et si vous avez autorité ici, je ne vois pas pourquoi l’on m’a fait appeler, et je m’en retourne chez moi.

— Si vous ne voulez point vous décider en temps opportun, vous pouvez vous retirer, dit Albert. »

Le docteur Wetzelius, profondément blessé d’avoir été associé à un confrère inconnu, qui le traitait avec si peu de déférence, se leva et passa dans la chambre d’Amélie, pour s’occuper des nerfs de cette jeune personne, qui le demandait instamment, et pour prendre congé de la chanoinesse ; mais celle-ci le retint.

« Hélas ! mon cher docteur, lui dit-elle, vous ne pouvez pas nous abandonner dans une pareille situation. Voyez quelle responsabilité pèse sur nous ! Mon neveu vous a offensé ; mais devez-vous prendre au sérieux la vivacité d’un homme si peu maître de lui-même ?…

— Est-ce donc là le comte Albert ? demanda le docteur stupéfait. Je ne l’aurais jamais reconnu. Il est tellement changé !…

— Sans doute ; depuis près de dix ans que vous ne l’avez vu, il s’est fait en lui bien du changement.

— Je le croyais complètement rétabli, dit le docteur avec malignité ; car on ne m’a pas fait appeler une seule fois depuis son retour.

— Ah ! mon cher docteur ! vous savez bien qu’Albert n’a jamais voulu se soumettre aux arrêts de la science.

— Et cependant le voilà médecin lui-même, à ce que je vois ?

— Il a quelques notions de tout ; mais il porte en tout sa précipitation bouillante. L’état affreux où il vient de voir cette jeune fille l’a beaucoup troublé ; autrement vous l’eussiez trouvé plus poli, plus sensé, et plus reconnaissant des soins que vous lui avez donnés dans son enfance.

— Je crains qu’il n’en ait plus besoin que jamais, » reprit le docteur, qui, malgré son respect pour la famille et le château, aimait mieux affliger la chanoinesse par cette dure réflexion, que de quitter son attitude dédaigneuse, et de renoncer à la petite vengeance de traiter Albert comme un insensé.

La chanoinesse souffrit de cette cruauté, d’autant plus que le dépit du docteur pouvait lui faire divulguer l’'état de son neveu, qu’elle prenait tant de peine pour dissimuler. Elle se soumit pour le désarmer, et lui demanda humblement ce qu’il pensait de cette saignée conseillée par Albert.

« Je pense que c’est une absurdité pour le moment, dit le docteur, qui voulait garder l’initiative et laisser tomber l’arrêt en toute liberté de sa bouche révérée. J’attendrai une heure ou deux ; je ne perdrai pas de vue la malade, et si le moment se présente, fût-ce plus tôt que je ne pense, j’agirai ; mais dans la crise présente, l’état du pouls ne me permet pas de rien préciser.

— Vous nous restez donc ? Béni soyez-vous, excellent docteur !

— Du moment que mon adversaire est le jeune comte, dit le docteur en souriant d’un air de pitié protectrice, je ne m’étonne plus de rien, et je laisse dire. »

Il allait rentrer dans la chambre de Consuelo, dont le chapelain avait poussé la porte pour qu’Albert n’entendît pas ce colloque, lorsque le chapelain lui-même, pâle et tout effaré, quitta la malade et vint trouver le docteur.

« Au nom du ciel ! docteur, s’écria-t-il, venez employer votre autorité ; la mienne est méconnue, et la voix de Dieu même le serait, je crois, par le comte Albert. Le voilà qui s’obstine à saigner la moribonde, malgré votre défense ; et il va le faire si, par je ne sais quelle force ou quelle adresse, nous ne réussissons à l’arrêter. Dieu sait s’il a jamais touché une lancette. Il va l’estropier, s’il ne la tue sur le coup par une émission de sang pratiquée hors de propos.

— Oui-da ! dit le docteur d’un ton goguenard, et en se traînant pesamment vers la porte avec l’enjouement égoïste et blessant d’un homme que le cœur n’inspire point. Nous allons donc en voir de belles, si je ne lui fais pas quelque conte pour le mettre à la raison. »

Mais lorsqu’il arriva auprès du lit, Albert avait sa lancette rougie entre ses dents : d’une main il soutenait le bras de Consuelo, et de l’autre l’assiette. La veine était ouverte, un sang noir coulait en abondance.

Le chapelain voulut murmurer, s’exclamer, prendre le ciel à témoin. Le docteur essaya de plaisanter et de distraire Albert, pensant prendre son temps pour fermer la veine, sauf à la rouvrir un instant après quand son caprice et sa vanité pourraient s’emparer du succès. Mais Albert le tint à distance par la seule expression de son regard ; et dès qu’il eut tiré la quantilé de sang voulue, il plaça l’appareil avec toute la dextérité d’un opérateur exercé ; puis il replia doucement le bras de Consuelo dans les couvertures, et, passant un flacon à la chanoinesse pour qu’elle le tînt près des narines de la malade, il appela le chapelain et le docteur dans la chambre d’Amélie :

« Messieurs, leur dit-il, vous ne pouvez être d’aucune utilité à la personne que je soigne. L’irrésolution ou les préjugés paralysent votre zèle et votre savoir. Je vous déclare que je prends tout sur moi, et que je ne veux être ni distrait ni contrarié dans l’accomplissement d’une tâche aussi sérieuse. Je prie donc monsieur le chapelain de réciter ses prières, et monsieur le docteur d’administrer ses potions à ma cousine. Je ne souffrirai plus qu’on fasse des pronostics et des apprêts de mort autour du lit d’une personne qui va reprendre connaissance tout à l’heure. Qu’on se le tienne pour dit. Si j’offense ici un savant, si je suis coupable envers un ami, j’en demanderai pardon quand je pourrai songer à moi-même. »

Après avoir parlé ainsi, d’un ton dont le calme et la douceur contrastaient avec la sécheresse de ses paroles, Albert rentra dans l’appartement de Consuelo, ferma la porte, mit la clef dans sa poche, et dit à la chanoinesse : « Personne n’entrera ici, et personne n’en sortira sans ma volonté. »