Consuelo (Hetzel, illustré 1855)/Chapitre 53

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LIII.

La crainte de trahir par son émotion un secret qu’elle avait jusque là si bien caché au fond de son âme rendit à Consuelo la force de se contraindre, et de laisser croire à Albert que la situation où il l’avait surprise n’avait rien d’extraordinaire. Au moment où le jeune comte l’avait reçue dans ses bras, pâle et prête à défaillir, Anzoleto et son guide venaient de disparaître au loin dans les sapins, et Albert put s’attribuer à lui-même le danger qu’elle avait couru de tomber dans le précipice. L’idée de ce danger, qu’il avait causé sans doute en l’effrayant par son approche, venait de le troubler lui-même à tel point qu’il ne s’aperçut guère du désordre de ses réponses dans les premiers instants. Consuelo, à qui il inspirait encore parfois un certain effroi superstitieux, craignit d’abord qu’il ne devinât, par la force de ses pressentiments, une partie de ce mystère. Mais Albert, depuis que l’amour le faisait vivre de la vie des autres hommes, semblait avoir perdu les facultés en quelque sorte surnaturelles qu’il avait possédées auparavant. Elle put maîtriser bientôt son agitation, et la proposition qu’il lui fit de la conduire à son ermitage ne lui causa pas en ce moment le déplaisir qu’elle en eût ressenti quelques heures auparavant. Il lui sembla que l’âme austère et l’habitation lugubre de cet homme si sérieusement dévoué à son sort s’ouvraient devant elle comme un refuge où elle trouverait le calme et la force nécessaires pour lutter contre les souvenirs de sa passion. « C’est la Providence qui m’envoie cet ami au sein des épreuves, pensa-t-elle, et ce sombre sanctuaire où il veut m’entraîner est là comme un emblème de la tombe où je dois m’engloutir, plutôt que de suivre la trace du mauvais génie que je viens de voir passer. Oh ! oui, mon Dieu ! plutôt que de m’attacher à ses pas, faites que la terre s’entr’ouvre sous les miens, et ne me rende jamais au monde des vivants ! »

« Chère Consolation, lui dit Albert, je venais vous dire que ma tante, ayant ce matin à recevoir et à examiner les comptes de ses fermiers, ne songeait point à nous, et que nous avions enfin la liberté d’accomplir notre pèlerinage. Pourtant, si vous éprouvez encore quelque répugnance à revoir des lieux qui vous rappellent tant de souffrances et de terreurs…

— Non, mon ami, non, répondit Consuelo ; je sens, au contraire, que jamais je n’ai été mieux disposée à prier dans votre église, et à joindre mon âme à la vôtre sur les ailes de ce chant sacré que vous avez promis de me faire entendre. »

Ils prirent ensemble le chemin du Schreckenstein ; et, en s’enfonçant sous les bois dans la direction opposée à celle qu’Anzoleto avait prise, Consuelo se sentit soulagée, comme si chaque pas qu’elle faisait pour s’éloigner de lui eût détruit de plus en plus le charme funeste dont elle venait de ressentir les atteintes. Elle marchait si vite et si résolument, quoique grave et recueillie, que le comte Albert eût pu attribuer cet empressement naïf au seul désir de lui complaire, s’il n’eût conservé cette défiance de lui-même et de sa propre destinée qui faisait le fond de son caractère.

Il la conduisit au pied du Schreckenstein, à l’entrée d’une grotte remplie d’eau dormante et toute obstruée par une abondante végétation.

« Cette grotte, où vous pouvez remarquer quelques traces de construction voûtée, lui dit-il, s’appelle dans le pays la Cave du Moine. Les uns pensent que c’était le cellier d’une maison de religieux, lorsque, à la place de ces décombres, il y avait un bourg fortifié ; d’autres racontent que ce fut postérieurement la retraite d’un criminel repentant qui s’était fait ermite par esprit de pénitence. Quoi qu’il en soit, personne n’ose y pénétrer, et chacun prétend que l’eau dont elle s’est remplie est profonde et mortellement vénéneuse, à cause des veines de cuivre par lesquelles elle s’est frayé un passage. Mais cette eau n’est effectivement ni profonde ni dangereuse : elle dort sur un lit de rochers, et nous allons la traverser aisément si vous voulez encore une fois, Consuelo, vous confier à la force de mes bras et à la sainteté de mon amour pour vous. »

En parlant ainsi après s’être assuré que personne ne les avait suivis et ne pouvait les observer, il la prit dans ses bras pour qu’elle n’eût point à mouiller sa chaussure, et, entrant dans l’eau jusqu’à mi-jambes, il se fraya un passage à travers les arbrisseaux et les guirlandes de lierre qui cachaient le fond de la grotte. Au bout d’un très-court trajet, il la déposa sur un sable sec et fin, dans un endroit complètement sombre, où aussitôt il alluma la lanterne dont il s’était muni ; et après quelques détours dans des galeries souterraines assez semblables à celles que Consuelo avait déjà parcourues avec lui, ils se trouvèrent à une porte de la cellule opposée à celle qu’elle avait franchie la première fois.



Elle regardait le sable du sentier… (Page 126.)

« Cette construction souterraine, lui dit Albert, a été destinée dans le principe à servir de refuge, en temps de guerre, soit aux principaux habitants du bourg qui couvrait la colline, soit aux seigneurs du château des Géants dont ce bourg était un fief, et qui pouvaient s’y rendre secrètement par les passages que vous connaissez. Si un ermite a occupé depuis, comme on l’assure, la Cave du Moine, il est probable qu’il a eu connaissance de cette retraite ; car la galerie que nous venons de parcourir m’a semblé déblayée assez nouvellement, tandis que j’ai trouvé celles qui conduisent au château encombrées, en beaucoup d’endroits, de terres et de gravois dont j’ai eu bien de la peine à les dégager. En outre, les vestiges que j’ai retrouvés ici, les débris de natte, la cruche, le crucifix, la lampe, et enfin les ossements d’un homme couché sur le dos, les mains encore croisées sur la poitrine, dans l’attitude d’une dernière prière à l’heure du dernier sommeil, m’ont prouvé qu’un solitaire y avait achevé pieusement et paisiblement son existence mystérieuse. Nos paysans croient que l’âme de l’ermite habite encore les entrailles de la montagne. Ils disent qu’ils l’ont vue souvent errer alentour, ou voltiger sur la cime au clair de la lune ; qu’ils l’ont entendue prier, soupirer, gémir, et même qu’une musique étrange et incompréhensible est venue parfois, comme un souffle à peine saisissable, expirer autour d’eux sur les ailes de la nuit. Moi-même, Consuelo, lorsque l’exaltation du désespoir peuplait la nature autour de moi de fantômes et de prodiges, j’ai cru voir le sombre pénitent prosterné sous le Hussite ; je me suis figuré entendre sa voix plaintive et ses soupirs déchirants monter des profondeurs de l’abîme. Mais depuis que j’ai découvert et habité cette cellule, je ne me souviens pas d’y avoir trouvé d’autre solitaire que moi, rencontré d’autre spectre que ma propre figure, ni entendu d’autres gémissements que ceux qui s’échappaient de ma poitrine. »

Consuelo, depuis sa première entrevue avec Albert dans ce souterrain, ne lui avait plus jamais entendu tenir de discours insensés. Elle n’avait donc jamais osé lui rappeler les étranges paroles qu’il lui avait dites cette nuit-là, ni les hallucinations au milieu desquelles elle l’avait surpris. Elle s’étonna de voir en cet instant qu’il en avait absolument perdu le souvenir ; et, n’osant les lui rappeler, elle se contenta de lui demander si la tranquillité d’une telle solitude l’avait effectivement délivré des agitations dont il parlait.



C’est Riesenburg, comme qui dirait il castello dei giganti… (Page 126.)

« Je ne saurais vous le dire bien précisément, lui répondit-il ; et, à moins que vous ne l’exigiez, je ne veux point forcer ma mémoire à ce travail. Je crois bien avoir été en proie auparavant à une véritable démence. Les efforts que je faisais pour la cacher la trahissaient davantage en l’exaspérant. Lorsque, grâce à Zdenko, qui possédait par tradition le secret de ces constructions souterraines, j’eus enfin trouvé un moyen de me soustraire à la sollicitude de mes parents et de cacher mes accès de désespoir, mon existence changea. Je repris une sorte d’empire sur moi-même ; et, certain de pouvoir me dérober aux témoins importuns, lorsque je serais trop fortement envahi par mon mal, je vins à bout de jouer dans ma famille le rôle d’un homme tranquille et résigné à tout.

Consuelo vit bien que le pauvre Albert se faisait illusion sur quelques points ; mais elle sentit que ce n’était pas le moment de le dissuader ; et, s’applaudissant de le voir parler de son passé avec tant de sang-froid et de détachement, elle se mit à examiner la cellule avec plus d’attention qu’elle n’avait pu le faire la première fois. Elle vit alors que l’espèce de soin et de propreté qu’elle y avait remarquée n’y régnait plus du tout, et que l’humidité des murs, le froid de l’atmosphère, et la moisissure des livres, constataient au contraire un abandon complet.

« Vous voyez que je vous ai tenu parole, lui dit Albert, qui, à grand peine, venait de rallumer le poêle ; je n’ai pas mis les pieds ici depuis que vous m’en avez arraché par l’effet de la toute-puissance que vous avez sur moi. »

Consuelo eut sur les lèvres une question qu’elle s’empressa de retenir. Elle était sur le point de demander si l’ami Zdenko, le serviteur fidèle, le gardien jaloux, avait négligé et abandonné aussi l’ermitage. Mais elle se souvint de la tristesse profonde qu’elle avait réveillée chez Albert toutes les fois qu’elle s’était hasardée à lui demander ce qu’il était devenu, et pourquoi elle ne l’avait jamais revu depuis sa terrible rencontre avec lui dans le souterrain. Albert avait toujours éludé ces questions, soit en feignant de ne pas les entendre, soit en la priant d’être tranquille, et de ne plus rien craindre de la part de l’innocent. Elle s’était donc persuadé d’abord que Zdenko avait reçu et exécuté fidèlement l’ordre de ne jamais se présenter devant ses yeux. Mais lorsqu’elle avait repris ses promenades solitaires, Albert, pour la rassurer complètement, lui avait juré, avec une mortelle pâleur sur le front, qu’elle ne rencontrerait pas Zdenko, parce qu’il était parti pour un long voyage. En effet, personne ne l’avait revu depuis cette époque, et on pensait qu’il était mort dans quelque coin, ou qu’il avait quitté le pays.

Consuelo n’avait cru ni à cette mort, ni à ce départ. Elle connaissait trop l’attachement passionné de Zdenko pour regarder comme possible une séparation absolue entre lui et Albert. Quant à sa mort, elle n’y songeait point sans une profonde terreur qu’elle n’osait s’avouer à elle-même, lorsqu’elle se souvenait du serment terrible que, dans son exaltation, Albert avait fait de sacrifier la vie de ce malheureux au repos de celle qu’il aimait, si cela devenait nécessaire. Mais elle chassait cet affreux soupçon, en se rappelant la douceur et l’humanité dont toute la vie d’Albert rendait témoignage. En outre, il avait joui d’une tranquillité parfaite depuis plusieurs mois, et aucune démonstration apparente de la part de Zdenko n’avait rallumé la fureur que le jeune comte avait manifestée un instant. D’ailleurs il l’avait oublié, cet instant douloureux que Consuelo s’efforçait d’oublier aussi. Il n’avait conservé des événements du souterrain que le souvenir de ceux où il avait été en possession de sa raison. Consuelo s’était donc arrêtée à l’idée qu’il avait interdit à Zdenko l’entrée et l’approche du château, et que par dépit ou par douleur le pauvre homme s’était condamné à une captivité volontaire dans l’ermitage. Elle présumait qu’il en sortait peut-être seulement la nuit pour prendre l’air ou pour converser sur le Schreckenstein avec Albert, qui sans doute veillait au moins à sa subsistance, comme Zdenko avait si longtemps veillé à la sienne. En voyant l’état de la cellule, Consuelo fut réduite à croire qu’il boudait son maître en ne soignant plus sa retraite délaissée ; et comme Albert lui avait encore affirmé, en entrant dans la grotte, qu’elle n’y trouverait aucun sujet de crainte, elle prit le moment où elle le vit occupé à ouvrir péniblement la porte rouillée de ce qu’il appelait son église, pour aller de son côté essayer d’ouvrir celle qui conduisait à la cellule de Zdenko, où sans doute elle trouverait des traces récentes de sa présence. La porte céda dès qu’elle eut tourné la clef ; mais l’obscurité qui régnait dans cette cave l’empêcha de rien distinguer. Elle attendit qu’Albert fût passé dans l’oratoire mystérieux qu’il voulait lui montrer et qu’il allait préparer pour la recevoir ; alors elle prit un flambeau, et revint avec précaution vers la chambre de Zdenko, non sans trembler un peu à l’idée de l’y trouver en personne. Mais elle n’y trouva pas même un souvenir de son existence. Le lit de feuilles et de peaux de mouton avait été enlevé. Le siège grossier, les outils de travail, les sandales de feutre, tout avait disparu ; et on eût dit, à voir l’humidité qui faisait briller les parois éclairées par la torche, que cette voûte n’avait jamais abrité le sommeil d’un vivant.

Un sentiment de tristesse et d’épouvante s’empara d’elle à cette découverte. Un sombre mystère enveloppait la destinée de ce malheureux, et Consuelo se disait avec terreur qu’elle était peut-être la cause d’un événement déplorable. Il y avait deux hommes dans Albert : l’un sage, et l’autre fou ; l’un débonnaire, charitable et tendre ; l’autre bizarre, farouche, peut-être violent et impitoyable dans ses décisions. Cette sorte d’identification étrange qu’il avait autrefois rêvée entre lui et le fanatique sanguinaire Jean Ziska, cet amour pour les souvenirs de la Bohême hussite, cette passion muette et patiente, mais absolue et profonde, qu’il nourrissait pour Consuelo, tout ce qui vint en cet instant à l’esprit de la jeune fille lui sembla devoir confirmer les plus pénibles soupçons. Immobile et glacée d’horreur, elle osait à peine regarder le sol nu et froid de la grotte, comme si elle eut craint d’y trouver des traces de sang.

Elle était encore plongée dans ces réflexions sinistres, lorsqu’elle entendit Albert accorder son violon ; et bientôt le son admirable de l’instrument lui chanta le psaume ancien qu’elle avait tant désiré d’écouter une seconde fois. La musique en était originale, et Albert l’exprimait avec un sentiment si pur et si large, qu’elle oublia toutes ses angoisses pour approcher doucement du lieu où il se trouvait, attirée et comme charmée par une puissance magnétique.