Consuelo (Hetzel, illustré 1855)/Chapitre 54

La bibliothèque libre.
◄  LIII.
LV.  ►

LIV.

La porte de l’église était restée ouverte ; Consuelo s’arrêta sur le seuil pour examiner et le virtuose inspiré et l’étrange sanctuaire. Cette prétendue église n’était qu’une grotte immense, taillée, ou, pour mieux dire, brisée dans le roc, irrégulièrement, par les mains de la nature, et creusée en grande partie par le travail souterrain des eaux. Quelques torches éparses plantées sur des blocs gigantesques éclairaient de reflets fantastiques les flancs verdâtres du rocher, et tremblotaient devant de sombres profondeurs, où nageaient les formes vagues des longues stalactites, semblables à des spectres qui cherchent et fuient tour à tour la lumière. Les énormes sédiments que l’eau avait déposés autrefois sur les flancs de la caverne offraient mille capricieux aspects. Tantôt ils se roulaient comme de monstrueux serpents qui s’enlacent et se dévorent les uns les autres, tantôt ils partaient du sol et descendaient de la voûte en aiguilles formidables, dont la rencontre les faisait ressembler à des dents colossales hérissées à l’entrée des gueules béantes que formaient les noirs enfoncements du rocher. Ailleurs on eût dit d’informes statues, géantes représentations des dieux barbares de l’antiquité. Une végétation rocailleuse, de grands lichens rudes comme des écailles de dragon, des festons de scolopendre aux feuilles larges et pesantes, des massifs de jeunes cyprès plantés récemment dans le milieu de l’enceinte sur des éminences de terres rapportées qui ressemblaient à des tombeaux, tout donnait à ce lieu un caractère sombre, grandiose, et terrible, qui frappa vivement la jeune artiste. Au premier sentiment d’effroi succéda bientôt l’admiration. Elle approcha, et vit Albert debout, au bord de la source qui surgissait au centre de la caverne. Cette eau, quoique abondante en jaillissement, était encaissée dans un bassin si profond, qu’aucun bouillonnement n’était sensible à la surface. Elle était unie et immobile comme un bloc de sombre saphir, et les belles plantes aquatiques dont Albert et Zdenko avaient entouré ses marges n’étaient pas agitées du moindre tressaillement. La source était chaude à son point de départ, et les tièdes exhalaisons qu’elle répandait dans la caverne y entretenaient une atmosphère douce et moite qui favorisait la végétation. Elle sortait de son bassin par plusieurs ramifications, dont les unes se perdaient sous les rochers avec un bruit sourd, et dont les autres se promenaient silencieusement en ruisseaux limpides dans l’intérieur de la grotte, pour disparaître dans les enfoncements obscurs qui en reculaient indéfiniment les limites.

Lorsque le comte Albert, qui jusque-là n’avait fait qu’essayer les cordes de son violon, vit Consuelo s’avancer vers lui, il vint à sa rencontre, et l’aida à franchir les méandres que formait la source, et sur lesquels il avait jeté quelques troncs d’arbres aux endroits profonds. En d’autres endroits, des rochers épars à fleur d’eau offraient un passage facile à des pas exercés. Il lui tendit la main pour l’aider, et la souleva quelquefois dans ses bras. Mais cette fois Consuelo eut peur, non du torrent qui fuyait silencieux et sombre sous ses pieds, mais de ce guide mystérieux vers lequel une sympathie irrésistible la portait, tandis qu’une répulsion indéfinissable l’en éloignait en même temps. Arrivée au bord de la source, elle vit, sur une large pierre qui la surplombait de quelques pieds, un objet peu propre à la rassurer. C’était une sorte de monument quadrangulaire, formé d’ossements et de crânes humains, artistement agencés comme on en voit dans les catacombes.

« N’en soyez point émue, lui dit Albert, qui la sentit tressaillir. Ces nobles restes sont ceux des martyrs de ma religion, et ils forment l’autel devant lequel j’aime à méditer et à prier.

— Quelle est donc votre religion, Albert ? dit Consuelo avec une naïveté mélancolique. Sont-ce là les ossements des Hussites ou des Catholiques ? Les uns et les autres ne furent-ils pas victimes d’une fureur impie, et martyrs d’une foi également vive ? Est-il vrai que vous ayez choisi la croyance hussite, préférablement à celle de vos parents, et que les réformes postérieures à celles de Jean Huss ne vous paraissent pas assez austères ni assez énergiques ? Parlez, Albert ; que dois-je croire de ce qu’on m’a dit de vous ?

— Si l’on vous a dit que je préférais la réforme des Hussites à celle des Luthériens, et le grand Procope au vindicatif Calvin, autant que je préfère les exploits des Taborites à ceux des soldats de Wallenstein, on vous a dit la vérité, Consuelo. Mais que vous importe ma croyance, à vous qui, par intuition, pressentez la vérité, et connaissez la Divinité mieux que moi ? À Dieu ne plaise que je vous aie attirée dans ce lieu pour surcharger votre âme pure et troubler votre paisible conscience des méditations et des tourments de ma rêverie ! Restez comme vous êtes, Consuelo ! Vous êtes née pieuse et sainte ; de plus, vous êtes née pauvre et obscure, et rien n’a tenté d’altérer en vous la droiture de la raison et la lumière de l’équité. Nous pouvons prier ensemble sans discuter, vous qui savez tout sans avoir rien appris, et moi qui sais fort peu après avoir beaucoup cherché. Dans quelque temple que vous ayez à élever la voix, la notion du vrai Dieu sera dans votre cœur, et le sentiment de la vraie foi embrasera votre âme. Ce n’est donc pas pour vous instruire, mais pour que la révélation passe de vous en moi, que j’ai désiré l’union de nos voix et de nos esprits devant cet autel, construit avec les ossements de mes pères.

— Je ne me trompais donc pas en pensant que ces nobles restes, comme vous les appelez, sont ceux des Hussites précipités par la fureur sanguinaire des guerres civiles dans la citerne du Schreckenstein, à l’époque de votre ancêtre Jean Ziska, qui en fit, dit-on, d’horribles représailles. On m’a raconté aussi qu’après avoir brûlé le village, il avait fait combler le puits. Il me semble que je vois, dans l’obscurité de cette voûte, au-dessus de ma tête, un cercle de pierres taillées qui annonce que nous sommes précisément au-dessous de l’endroit où plusieurs fois je suis venue m’asseoir, après m’être fatiguée à vous chercher en vain. Dites, comte Albert, est-ce en effet le lieu que vous avez, m’a-t-on dit, baptisé la Pierre d’Expiation ?

— Oui, c’est ici, répondit Albert, que des supplices et des violences atroces ont consacré l’asile de ma prière et le sanctuaire de ma douleur. Vous voyez d’énormes blocs suspendus au-dessus de nos têtes, et d’autres parsemés sur les bords de la source. La forte main des Taborites les y lança, par l’ordre de celui qu’on appelait le redoutable aveugle ; mais ils ne servirent qu’à repousser les eaux vers les lits souterrains qu’elles tendaient à se frayer. La construction du puits fut rompue ; et j’en ai fait disparaître les ruines sous les cyprès que j’y ai plantés ; il eût fallu pouvoir engloutir ici toute une montagne pour combler cette caverne. Les blocs qui s’entassèrent dans le col de la citerne y furent arrêtés par un escalier tournant, semblable à celui que vous avez eu le courage de descendre dans le puits de mon parterre, au château des Géants. Depuis, le travail d’affaissement de la montagne les a serrés et contenus chaque jour davantage. S’il s’en échappe parfois quelque parcelle, c’est seulement dans les fortes gelées des nuits d’hiver : vous n’avez donc rien à craindre maintenant de la chute de ces pierres.

— Ce n’est pas là ce qui me préoccupe, Albert, reprit Consuelo en reportant ses regards sur l’autel lugubre où il avait posé son stradivarius. Je me demande pourquoi vous rendez un culte exclusif à la mémoire et à la dépouille de ces victimes, comme s’il n’y avait pas eu des martyrs dans l’autre parti, et comme si les crimes des uns étaient plus pardonnables que ceux des autres. »

Consuelo parlait ainsi d’un ton sévère et en regardant Albert avec méfiance. Le souvenir de Zdenko lui revenait à l’esprit, et toutes ses questions avaient trait dans sa pensée à une sorte d’interrogatoire de haute justice criminelle qu’elle lui eût fait subir, si elle l’eût osé.

L’émotion douloureuse qui s’empara tout à coup du comte lui sembla être l’aveu d’un remords. Il passa ses mains sur son front, puis les pressa contre sa poitrine, comme s’il l’eût sentie se déchirer. Son visage changea d’une manière effrayante, et Consuelo craignit qu’il ne l’eût trop bien comprise.

« Vous ne savez pas le mal que vous me faites ! s’écriat-il enfin en s’appuyant sur l’ossuaire, et en courbant sa tête vers ces crânes desséchés qui semblaient le regarder du fond de leurs creuses orbites. Non, vous ne pouvez pas le savoir, Consuelo ! et vos froides réflexions réveillent en moi la mémoire des jours funestes que j’ai traversés. Vous ne savez pas que vous parlez à un homme qui a vécu des siècles de douleur, et qui, après avoir été dans la main de Dieu l’instrument aveugle de l’inflexible justice, a reçu sa récompense et subi son châtiment. J’ai tant souffert, tant pleuré, tant expié ma destinée farouche, tant réparé les horreurs où la fatalité m’avait entraîné, que je me flattais enfin de les pouvoir oublier. Oublier ! c’était le besoin qui dévorait ma poitrine ardente ! c’était ma prière et mon vœu de tous les instants ! c’était le signe de mon alliance avec les hommes et de ma réconciliation avec Dieu, que j’implorais ici depuis des années, prosterné sur ces cadavres ! Et lorsque je vous vis pour la première fois, Consuelo, je commençai à espérer. Et lorsque vous avez eu pitié de moi, j’ai commencé à croire que j’étais sauvé. Tenez, voyez cette couronne de fleurs flétries et déjà prêtes à tomber en poussière, dont j’ai entouré le crâne qui surmonte l’autel. Vous ne les reconnaissez pas ; mais moi, je les ai arrosées de bien des larmes amères et délicieuses : c’est vous qui les aviez cueillies, c’est vous qui les aviez remises pour moi au compagnon de ma misère, à l’hôte fidèle de ma sépulture. Eh bien, en les couvrant de pleurs et de baisers, je me demandais avec anxiété si vous pourriez jamais avoir une affection véritable et profonde pour un criminel tel que moi, pour un fanatique sans pitié, pour un tyran sans entrailles…

— Mais quels sont donc ces crimes que vous avez commis ? dit Consuelo avec force, partagée entre mille sentiments divers, et enhardie par le profond abattement d’Albert. Si vous avez une confession à faire, faites-la ici, faites-la maintenant, devant moi, afin que je sache si je puis vous absoudre et vous aimer.

— M’absoudre, oui ! vous le pouvez ; car celui que vous connaissez, Albert de Rudolstadt, a eu une vie aussi pure que celle d’un petit enfant. Mais celui que vous ne connaissez pas, Jean Ziska du Calice, a été entraîné par la colère du ciel dans une carrière d’iniquités ! »

Consuelo vit quelle imprudence elle avait commise en réveillant le feu qui couvait sous la cendre, et en ramenant par ses questions le triste Albert aux préoccupations de sa monomanie. Ce n’était plus le moment de les combattre par le raisonnement : elle s’efforça de le calmer par les moyens mêmes que sa démence lui indiquait.

« Il suffit, Albert, lui dit-elle. Si toute votre existence actuelle a été consacrée à la prière et au repentir, vous n’avez plus rien à expier, et Dieu pardonne à Jean Ziska.

— Dieu ne se révèle pas directement aux humbles créatures qui le servent, répondit le comte en secouant la tête. Il les abaisse ou les encourage en se servant des unes pour le salut ou pour le châtiment des autres. Nous sommes tous les interprètes de sa volonté, quand nous cherchons à réprimander ou à consoler nos semblables dans un esprit de charité. Vous n’avez pas le droit, jeune fille, de prononcer sur moi les paroles de l’absolution. Le prêtre lui-même n’a pas cette haute mission que l’orgueil ecclésiastique lui attribue. Mais vous pouvez me communiquer la grâce divine en m’aimant. Votre amour peut me réconcilier avec le ciel, et me donner l’oubli des jours qu’on appelle l’histoire des siècles passés… Vous me feriez de la part du Tout-Puissant les plus sublimes promesses, que je ne pourrais vous croire ; je ne verrais en cela qu’un noble et généreux fanatisme. Mettez la main sur votre cœur, demandez-lui si ma pensée l’habite, si mon amour le remplit, et s’il vous répond oui, ce oui sera la formule sacramentelle de mon absolution, le pacte de ma réhabilitation, le charme qui fera descendre en moi le repos, le bonheur, l’oubli ! C’est ainsi seulement que vous pourrez être la prêtresse de mon culte, et que mon âme sera déliée dans le ciel, comme celle du catholique croit l’être par la bouche de son confesseur. Dites que vous m’aimez, s’écria-t-il en se tournant vers elle avec passion comme pour l’entourer de ses bras. » Mais elle recula, effrayée du serment qu’il lui demandait ; et il retomba sur les ossements en exhalant un gémissement profond, et en s’écriant : « Je savais bien qu’elle ne pourrait pas m’aimer, que je ne serais jamais pardonné, que je n’oublierais jamais les jours maudits où je ne l’ai pas connue !

— Albert, cher Albert, dit Consuelo profondément émue de la douleur qui le déchirait, écoutez-moi avec un peu de courage. Vous me reprochez de vouloir vous leurrer par l’idée d’un miracle, et cependant vous m’en demandez un plus grand encore. Dieu, qui voit tout, et qui apprécie nos mérites, peut tout pardonner. Mais une créature faible et bornée, comme moi surtout, peut-elle comprendre et accepter, par le seul effort de sa pensée et de son dévouement, un amour aussi étrange que le vôtre ? Il me semble que c’est à vous de m’inspirer cette affection exclusive que vous demandez, et qu’il ne dépend pas de moi de vous donner, surtout lorsque je vous connais encore si peu. Puisque nous parlons ici cette langue mystique de la dévotion qui m’a été un peu enseignée dans mon enfance, je vous dirai qu’il faut être en état de grâce pour être relevé de ses fautes. Eh bien, l’espèce d’absolution que vous demandez à mon amour, la méritez-vous ? Vous réclamez le sentiment le plus pur, le plus tendre, le plus doux ; et il me semble que votre âme n’est disposée ni à la douceur, ni à la tendresse. Vous y nourrissez les plus sombres pensées, et comme d’éternels ressentiments.

— Que voulez-vous dire, Consuelo ? Je ne vous entends pas.

— Je veux dire que vous êtes toujours en proie à des rêves funestes, à des idées de meurtre, à des visions sanguinaires. Vous pleurez sur des crimes que vous croyez avoir commis il y a plusieurs siècles, et dont vous chérissez en même temps le souvenir ; car vous les appelez glorieux et sublimes, vous les attribuez à la volonté du ciel, à la juste colère de Dieu. Enfin, vous êtes effrayé et orgueilleux à la fois de jouer dans votre imagination le rôle d’une espèce d’ange exterminateur. En supposant que vous ayez été vraiment, dans le passé, un homme de vengeance et de destruction, on dirait que vous avez gardé l’instinct, la tentation, et presque le goût de cette destinée affreuse, puisque vous regardez toujours au delà de votre vie présente, et que vous pleurez sur vous comme sur un criminel condamné à l’être encore.

— Non, grâce au Père tout-puissant des âmes, qui les reprend et les retrempe dans l’amour de son sein pour les rendre à l’activité de la vie ! s’écria Rudolstadt en levant ses bras vers le ciel ; non, je n’ai conservé aucun instinct de violence et de férocité. C’est bien assez de savoir que j’ai été comdamné à traverser, le glaive et la torche à la main, ces temps barbares que nous appelions, dans notre langage lunatique et hardi, le temps du zèle et de la fureur. Mais vous ne savez point l’histoire, sublime enfant ; vous ne comprenez pas le passé ; et les destinées des nations, où vous avez toujours eu sans doute une mission de paix, un rôle d’ange consolateur, sont devant vos yeux comme des énigmes. Il faut que vous sachiez pourtant quelque chose de ces effrayantes vérités, et que vous ayez une idée de ce que la justice de Dieu commande parfois aux hommes infortunés.

— Parlez donc, Albert ; expliquez-moi ce que de vaines disputes sur les cérémonies de la communion ont pu avoir de si important et de si sacré de part ou d’autre, pour que les nations se soient égorgées au nom de la divine Eucharistie.

— Vous avez raison de l’appeler divine, répondit Albert en s’asseyant auprès de Consuelo sur le bord de la source. Ce simulacre de l’égalité, cette cérémonie instituée par un être divin entre tous les hommes, pour éterniser le principe de la fraternité, ne mérite pas moins de votre bouche, ô vous qui êtes l’égale des plus grandes puissances et des plus nobles créatures dont puisse s’enorgueillir la race humaine ! Et cependant il est encore des êtres vaniteux et insensés qui vous regarderont comme d’une race inférieure à la leur, et qui croiront votre sang moins précieux que celui des rois et des princes de la terre. Que penseriez-vous de moi, Consuelo, si, parce que je suis issu de ces rois et de ces princes, je m’élevais dans ma pensée au-dessus de vous ?

— Je vous pardonnerais un préjugé que toute votre caste regarde comme sacré, et contre lequel je n’ai jamais songé à me révolter, heureuse que je suis d’étre née libre et pareille aux petits, que j’aime plus que les grands.

— Vous me le pardonneriez, Consuelo ; mais vous ne m’estimeriez guère ; et vous ne seriez point ici, seule avec moi, tranquille auprès d’un homme qui vous adore, et certaine qu’il vous respectera autant que si vous étiez proclamée, par droit de naissance, impératrice de la Germanie. Oh ! laissez-moi croire que, sans cette connaissance de mon caractère et de mes principes, vous n’auriez pas eu pour moi cette céleste pitié qui vous a amenée ici la première fois. Eh bien, ma sœur chérie, reconnaissez donc dans votre cœur, auquel je m’adresse (sans vouloir fatiguer votre esprit de raisonnements philosophiques), que l’égalité est sainte, que c’est la volonté du père des hommes, et que le devoir des hommes est de chercher à l’établir entre eux. Lorsque les peuples étaient fortement attachés aux cérémonies de leur culte, la communion représentait pour eux toute l’égalité dont les lois sociales leur permettaient de jouir. Les pauvres et les faibles y trouvaient une consolation et une promesse religieuse, qui leur faisait supporter leurs mauvais jours, et espérer, dans l’avenir du monde, des jours meilleurs pour leurs descendants. La nation bohème avait toujours voulu observer les mêmes rites eucharistiques que les apôtres avaient enseignés et pratiqués. C’était bien la communion antique et fraternelle, le banquet de l’égalité, la représentation du règne de Dieu, c’est-à-dire de la vie de communauté, qui devait se réaliser sur la face de la terre. Un jour, l’église romaine qui avait rangé les peuples et les rois sous sa loi despotique et ambitieuse, voulut séparer le chrétien du prêtre, la nation du sacerdoce, le peuple du clergé. Elle mit le calice dans les mains de ses ministres, afin qu’ils pussent cacher la Divinité dans des tabernacles mystérieux ; et, par des interprétations absurdes, ces prêtres érigèrent l’Eucharistie en un culte idolâtrique, auquel les citoyens n’eurent droit de participer que selon leur bon plaisir. Ils prirent les clefs des consciences dans le secret de la confession ; et la coupe sainte, la coupe glorieuse où l’indigent allait désaltérer et retremper son âme, fut enfermée dans des coffres de cèdre et d’or, d’où elle ne sortait plus que pour approcher des lèvres du prêtre. Lui seul était digne de boire le sang et les larmes du Christ. L’humble croyant devait s’agenouiller devant lui, et lécher sa main pour manger le pain des anges ! Comprenez-vous maintenant pourquoi le peuple s’écria tout d’une voix : La coupe ! rendez-nous la coupe ! La coupe aux petits, la coupe aux enfants, aux femmes, aux pécheurs et aux aliénés ! la coupe à tous les pauvres, à tous les infirmes de corps et d’esprit ; tel fut le cri de révolte et de ralliement de toute la Bohême. Vous savez le reste, Consuelo ; vous savez qu’à cette idée première, qui résumait dans un symbole religieux toute la joie, tous les nobles besoins d’un peuple fier et généreux, vinrent se rattacher, par suite de la persécution, et au sein d’une lutte terrible contre les nations environnantes, toutes les idées de liberté patriotique et d’honneur national. La conquête de la coupe entraîna les plus nobles conquêtes, et créa une société nouvelle. Et maintenant si l’histoire, interprétée par des juges ignorants ou sceptiques, vous dit que la fureur du sang et la soif de l’or allumèrent seules ces guerres funestes, soyez sûre que c’est un mensonge fait à Dieu et aux hommes. Il est bien vrai que les haines et les ambitions particulières vinrent souiller les exploits de nos pères ; mais c’était le vieil esprit de domination et d’avidité qui rongeait toujours les riches et les nobles. Eux seuls compromirent et trahirent dix fois la cause sainte. Le peuple, barbare mais sincère, fanatique mais inspiré, s’incarna dans des sectes dont les noms poétiques vous sont connus. Les Taborites, les Orébites, les Orphelins, les Frères de l’union, c’était là le peuple martyr de sa croyance, réfugié sur les montagnes, observant dans sa rigueur la loi de partage et d’égalité absolue, ayant foi à la vie éternelle de l’âme dans les habitants du monde terrestre, attendant la venue et le festin de Jésus-Christ, la résurrection de Jean Huss, de Jean Ziska, de Procope Rase, et de tous ces chefs invincibles qui avaient prêché et servi la liberté. Cette croyance n’est point une fiction, selon moi, Consuelo. Notre rôle sur la terre n’est pas si court qu’on le suppose communément, et nos devoirs s’étendent au delà de la tombe. Quant à l’attachement étroit et puéril qu’il plaît au chapelain, et peut-être à mes bons et faibles parents, de m’attribuer pour les pratiques et les formules du culte hussitique, s’il est vrai que, dans mes jours d’agitation et de fièvre, j’aie paru confondre le symbole avec le principe, la figure avec l’idée, ne me méprisez pas trop, Consuelo. Au fond de ma pensée je n’ai jamais voulu faire revivre en moi ces rites oubliés, qui n’auraient plus de sens aujourd’hui. Ce sont d’autres figures et d’autres symboles qui conviendraient aujourd’hui à des hommes plus éclairés, s’ils consentaient à ouvrir les yeux, et si le joug de l’esclavage permettait aux peuples de chercher la religion de la liberté. On a durement et faussement interprété mes sympathies, mes goûts et mes habitudes. Las de voir la stérilité et la vanité de l’intelligence des hommes de ce siècle, j’ai eu besoin de retremper mon cœur compatissant dans le commerce des esprits simples ou malheureux. Ces fous, ces vagabonds, tous ces enfants déshérités des biens de la terre et de l’affection de leurs semblables, j’ai pris plaisir à converser avec eux ; à retrouver, dans les innocentes divagations de ceux qu’on appelle insensés, les lueurs fugitives, mais souvent éclatantes, de la logique divine ; dans les aveux de ceux qu’on appelle coupables et réprouvés, les traces profondes, quoique souillées, de la justice et de l’innocence, sous la forme de remords et de regrets. En me voyant agir ainsi, m’asseoir à la table de l’ignorant et au chevet du bandit, on en a conclu charitablement que je me livrais à des pratiques d’hérésie, et même de sorcellerie. Que puis-je répondre à de telles accusations ? Et quand mon esprit, frappé de lectures et de méditations sur l’histoire de mon pays, s’est trahi par des paroles qui ressemblaient au délire, et qui en étaient peut-être, on a eu peur de moi, comme d’un frénétique inspiré par le diable… Le diable ! savez-vous ce que c’est, Consuelo, et dois-je vous expliquer cette mystérieuse allégorie, créée par les prêtres de toutes les religions ?

— Oui, mon ami, dit Consuelo, qui, rassurée et presque persuadée, avait oublié sa main dans celles d’Albert. Expliquez-moi ce que c’est que Satan. À vous dire vrai, quoique j’aie toujours cru en Dieu, et que je ne me sois jamais révoltée ouvertement contre ce qu’on m’en a appris, je n’ai jamais pu croire au diable. S’il existait, Dieu l’enchaînerait si loin de lui et de nous, que nous ne pourrions pas le savoir.

— S’il existait, il ne pourrait être qu’une création monstrueuse de ce Dieu, que les sophistes les plus impies ont mieux aimé nier que de ne pas le reconnaître pour le type et l’idéal de toute perfection, de toute science, et de tout amour. Comment la perfection aurait-elle pu enfanter le mal ; la science, le mensonge ; l’amour, la haine et la perversité ? C’est une fable qu’il faut renvoyer à l’enfance du genre humain, alors que les fléaux et les tourmentes du monde physique faisaient penser aux craintifs enfants de la terre qu’il y avait deux dieux, deux esprits créateurs et souverains, l’un source de tous les biens, l’autre de tous les maux ; deux principes presque égaux, puisque le règne d’Éblis devait durer des siècles innombrables, et ne céder qu’après de formidables combats dans les sphères de l’empyrée. Mais pourquoi, après la prédication de Jésus et la lumière pure de l’Évangile, les prêtres osèrent-ils ressusciter et sanctionner dans l’esprit des peuples cette croyance grossière de leurs antiques aïeux ? C’est que, soit insuffisance, soit mauvaise interprétation de la doctrine apostolique, la notion du bien et du mal était restée obscure et inachevée dans l’esprit des hommes. On avait admis et consacré le principe de division absolue dans les droits et dans les destinées de l’esprit et de la chair, dans les attributions du spirituel et du temporel. L’ascétisme chrétien exaltait l’âme, et flétrissait le corps. Peu à peu, le fanatisme ayant poussé à l’excès cette réprobation de la vie matérielle, et la société ayant gardé, malgré la doctrine de Jésus, le régime antique des castes, une petite portion des hommes continua de vivre et de régner par l’intelligence, tandis que le grand nombre végéta dans les ténèbres de la superstition. Il arriva alors en réalité que les castes éclairées et puissantes, le clergé surtout, furent l’âme de la société, et que le peuple n’en fut que le corps. Quel était donc, dans ce sens, le vrai patron des êtres intelligents ? Dieu ; et celui des ignorants ? le diable ; car Dieu donnait la vie de l’âme, et proscrivait la vie des sens, vers laquelle Satan attirait toujours les hommes faibles et grossiers. Une secte mystérieuse et singulière rêva, entre beaucoup d’autres, de réhabiliter la vie de la chair, et de réunir dans un seul principe divin ces deux principes arbitrairement divisés. Elle voulut sanctionner l’amour, l’égalité, la communauté de tous, les éléments de bonheur. C’était une idée juste et sainte. Quels en furent les abus et les excès, il n’importe. Elle chercha donc à relever de son abjection le prétendu principe du mal, et à le rendre, au contraire, serviteur et agent du bien. Satan fut absous et réintégré par ces philosophes dans le chœur des esprits célestes ; et par de poétiques interprétations, ils affectèrent de regarder Michel et les archanges de sa milice comme des oppresseurs et des usurpateurs de gloire et de puissance. C’était bien vraiment la figure des pontifes et des princes de l’Église, de ceux qui avaient refoulé dans les fictions de l’enfer la religion de l’égalité et le principe du bonheur pour la famille humaine. Le sombre et triste Lucifer sortit donc des abîmes où il rugissait enchaîné, comme le divin Prométhée, depuis tant de siècles. Ses libérateurs n’osèrent l’invoquer hautement ; mais dans des formules mystérieuses et profondes, ils exprimèrent l’idée de son apothéose et de son règne futur sur l’humanité, trop longtemps détrônée, avilie et calomniée comme lui. Mais sans doute je vous fatigue avec ces explications. Pardonnez-les-moi, chère Consuelo. On m’a représenté à vous comme l’antechrist et l’adorateur du démon ; je voulais me justifier, et me montrer à vous un peu moins superstitieux que ceux qui m’accusent.

— Vous ne fatiguez nullement mon attention, dit Consuelo avec un doux sourire, et je suis fort satisfaite d’apprendre que je n’ai point fait un pacte avec l’ennemi du genre humain en me servant, une certaine nuit, de la formule des Lollards.

— Je vous trouve bien savante sur ce point, reprit Albert. »

Et il continua de lui expliquer le sens élevé de ces grandes vérités dites hérétiques, que les sophistes du catholicisme ont ensevelies sous les accusations et les arrêts de leur mauvaise foi. Il s’anima peu à peu en révélant les études, les contemplations et les rêveries austères qui l’avaient lui-même conduit à l’ascétisme et à la superstition, dans des temps qu’il croyait plus éloignés qu’ils ne l’étaient en effet. En s’efforçant de rendre cette confession claire et naïve, il arriva à une lucidité d’esprit extraordinaire, parla de lui-même avec autant de sincérité et de jugement que s’il se fût agi d’un autre, et condamna les misères et les défaillances de sa propre raison comme s’il eût été depuis longtemps guéri de ces dangereuses atteintes. Il parlait avec tant de sagesse, qu’à part la notion du temps, qui semblait inappréciable pour lui dans le détail de sa vie présente (puisqu’il en vint à se blâmer de s’être cru autrefois Jean Ziska, Wratislaw, Podiebrad, et plusieurs autres personnages du passé, sans se rappeler qu’une demi-heure auparavant il était retombé dans cette aberration), il était impossible à Consuelo de ne pas reconnaître en lui un homme supérieur, éclairé de connaissances plus étendues et d’idées plus généreuses, et plus justes par conséquent, qu’aucun de ceux qu’elle avait rencontrés.

Peu à peu l’attention et l’intérêt avec lesquels elle l’écoutait, la vive intelligence qui brillait dans les grands yeux de cette jeune fille, prompte à comprendre, patiente à suivre toute étude, et puissante pour s’assimiler tout élément de connaissance élevée, animèrent Rudolstadt d’une conviction toujours plus profonde, et son éloquence devint saisissante. Consuelo, après quelques questions et quelques objections auxquelles il sut répondre heureusement, ne songea plus tant à satisfaire sa curiosité naturelle pour les idées, qu’à jouir de l’espèce d’enivrement d’admiration que lui causait Albert. Elle oublia tout ce qui l’avait émue dans la journée, et Anzoleto, et Zdenko, et les ossements qu’elle avait devant les yeux. Une sorte de fascination s’empara d’elle ; et le lieu pittoresque où elle se trouvait, avec ses cyprès, ses rochers terribles, et son autel lugubre, lui parut, à la lueur mouvante des torches, une sorte d’Élysée magique où se promenaient d’augustes et solennelles apparitions. Elle tomba, quoique bien éveillée, dans une espèce de somnolence de ces facultés d’examen qu’elle avait tenues un peu trop tendues pour son organisation poétique. N’entendant plus ce que lui disait Albert, mais plongée dans une extase délicieuse, elle s’attendrit à l’idée de ce Satan qu’il lui avait montré comme une grande idée méconnue, et que son imagination d’artiste reconstruisait comme une belle figure pâle et douloureuse, sœur de celle du Christ, et doucement penchée vers elle la fille du peuple et l’enfant proscrit de la famille universelle. Tout à coup elle s’aperçut qu’Albert ne lui parlait plus, qu’il ne tenait plus sa main, qu’il n’était plus assis à ses côtés, mais qu’il était debout à deux pas d’elle, auprès de l’ossuaire, et qu’il jouait sur son violon l’étrange musique dont elle avait été déjà surprise et charmée.